Dans La Déconstruction de l’école, journal d’un professeur de philosophie dans un lycée des quartiers nord-est de Marseille, Renaud Garcia livre une chronique stupéfiante de l’état de délabrement du système scolaire, avec en toile de fond un combat acharné contre la numérisation.
Matthieu Delaunay : Sur quoi et pourquoi es-tu en train d’agir en ce moment ?
Renaud Garcia : Au risque d’être grandiloquent, j’essaie d’agir « contre mon temps », contre ce courant qui entraîne vers l’évolution permanente, considérée sans plus de précision comme une sorte de fatalité : « La vie avance, les choses évoluent, donc il faut s’adapter à cette évolution. » Ce que j’essaie de porter, c’est au contraire une culture de résistance. Résister, c’est rester. Rester humain, défendre une simple et commune humanité dans un temps qui n’en veut plus, appelant plutôt à la modernisation, la transformation de l’humain, sa réadaptation perpétuelle dans des cadres sociaux et culturels en mutation forcée.
J’agis au quotidien depuis un point spécifique qui est la situation d’un enseignant ayant face à lui ce qu’on appelle « la génération Z », si j’ai bien suivi. À cette génération, qui n’aura connu que les dernières trouvailles de la modernisation technologique, j’essaie de transmettre un peu du patrimoine de cette commune humanité. Ensuite j’ai des liens avec des gens occupés aux mêmes choses. Ils viennent d’autres secteurs, d’autres domaines, mais tiennent en considération ces questions et fournissent des efforts dans ce sens. À Marseille, par exemple, nous nous attaquons à la gestion de nos chères Calanques —- ou d’autres sites saccagés de la région — avec l’idée de continuer à maintenir une voix réfractaire. Tout simplement parce que, quand une pensée cesse d’être émise, elle n’existe plus.
Depuis quand exerces-tu le métier d’enseignant ? En quoi a‑t-il évolué ?
Cela va faire dix-sept ans. Deux exemples me viennent à l’esprit. Quand j’ai commencé, on faisait l’appel avec des petits bouts de papier que le délégué de classe allait remettre au service de vie scolaire. À l’époque, la généralisation du téléphone intelligent n’en était qu’à ses balbutiements. Aujourd’hui, tous les élèves ont un smartphone. C’est une dégradation très nette que j’ai vue au fil des années. Les effets produits appellent des solutions prises à la hâte. Il y a une sorte de flux, de courant qui emporte tout sur son passage, entrainant des difficultés de plus en plus grandes de concentration des élèves, une perte d’appétence pour le livre, et une représentation du monde très largement façonnée par ces médiations technologiques. C’est par petites touches que le métier s’est dégradé. D’abord par la remise en question de mesures de bon sens.
Lesquelles ?
Il y a encore quelques années, un professeur pouvait avoir 3h ou 4h de cours avec une classe dans la semaine. Sur ces quatre heures, deux se déroulaient avec la classe au complet — entre 30 et 35 élèves — les deux heures supplémentaires avaient lieu face à la moitié de la classe. Pour les élèves, la charge était la même. Pour le professeur, son service était augmenté d’autant, mais cela permettait de mener un travail nuancé, différencié, en s’attachant aux difficultés des uns et des autres. Et puis, surtout, il permettait de voir des personnalités fleurir dans un groupe restreint, alors qu’elles auraient été inexistantes dans un groupe plein.
Maintenant il n’existe plus que le face-à-face avec une classe de 30 éléments en moyenne. Il s’agit d’une incitation à faire du mauvais travail. Ensuite, évidemment, il y a le contenu des réformes en tant que telles dont on pourrait parler longtemps.
Nous l’avons…
Pour résumer à grands traits : il s’agit d’une attaque dirigée nettement contre les « Humanités », puisque de moins en moins d’heures sont allouées à ces matières. Ce qui a commencé avec les langues anciennes ou le provençal a continué avec la philosophie. Le COVID, dans l’enseignement comme ailleurs, a été un accélérateur de tendances déjà à l’œuvre. Le dernier point, c’est que la structuration de la psychologie de l’élève, dictant son rapport à l’école ou à l’institution est devenue essentiellement clientéliste, managériale. L’élève s’est vu contraint de devenir un boursicoteur de ses notes qui ne représentent plus rien. Elles sont un sésame pour faire valoir son dossier sur le sacro-saint Parcoursup, un dispositif algorithmique de tri des demandes vers le supérieur. Donc une évolution lente marquée par différents emballements. Le dernier dure depuis ces 5 dernières années avec une dégradation flagrante des conditions de travail, de l’attention et de l’attachement de l’élève à l’école. Cette constatation effectuée de là où je suis, je la partage avec d’autres collègues exerçant ailleurs, y compris dans des établissements a priori plus favorisés.
Comment se traduit cette dégradation de l’attachement de l’élève à l’école, et au cours en particulier ?
L’intérêt de la philosophie pour les élèves, je le ressentais comme une capacité à se prendre de passion pour une idée, avoir quelque chose comme une révélation à l’écoute d’un propos qui était tenu, selon les références ou exemples abordés. Ces moments où l’on voyait la pupille de l’élève briller, l’étincelle dans son regard prouvant que quelque chose s’était passé, étaient particulièrement gratifiants et compensaient tout le reste. C’est une des possibilités de la philosophie : opérer ce pas de côté par rapport à la place prise par les autres disciplines pour mettre des adolescents, qui sont des subjectivités en construction, face à leurs questionnements et provoquer une sorte de saut dans l’inconnu : « je n’avais pas vu le monde sous cet angle-là ! » Cette capacité, de la part des élèves, à se prendre de passion gratuitement, représente depuis quelques années la portion congrue. Pour le dire de manière brutale, ils viennent trop souvent pointer pour éviter d’être tenus absents. Il y a une désaffection pour le plaisir de la réflexion. Bien sûr, l’école, historiquement, n’a pas toujours été le lieu propice pour cela. Mais si on laisse cette critique de côté pour l’instant, cette capacité à entrer dans une réflexion par goût, portée par l’enseignement de la philosophie, est de plus en plus en décalage par rapport à l’école telle qu’elle est devenue.
Et les professeurs dans tout ça ? Comment vont-ils ?
Ils survivent et appréhendent les difficultés de deux façons. D’abord faire ce qu’on a à faire, suivre les directives et se « blinder » contre la souffrance. C’est une forme de désengagement affectif nécessaire pour supporter la réalité du métier. Ensuite, trouver des aménagements, des expédients (temps partiels, arrêts maladie avant le décrochage total, etc.). Il reste enfin quelques collègues qui sont zélés. Non contents de faire fonctionner le système, ils essaient de l’améliorer et avec lui les dispositifs. Mais il faut dire que, assez souvent, ces collègues viennent d’entrer dans le métier et leur conscience politique est minimale. Cela peut s’expliquer par le fait que les syndicats pèsent et rassemblent de moins en moins. Quand je suis entré dans le métier, les structures syndicales s’intéressaient aux personnes, les réunions étaient garnies et cela donnait une entrée politique certaine dans l’approche du métier. Aujourd’hui, très peu viennent, lassés du sempiternel laïus du représentant syndical. Les salles des profs se désertent et offrent le triste spectacle d’individus happés par leur bigophone et se parlant moins qu’auparavant. Dans la société en général, c’est un métier que plus personne ne veut faire. Il y a une crise du recrutement avec des effets en chaîne : recrutements moins exigeants, perte de qualité de l’enseignement, etc. Marasme et morosité générale. Qu’en faire ? Nous avons la réponse depuis tant d’années : rien. Nous ne sommes jamais parvenus au moment où la morosité se change en ras-le-bol et le ras-le-bol en résolution. Nous restons dans une cage de fer avec une sempiternelle revendication : la hausse des moyens et des salaires. Cette répétition est assez infernale, formant un cercle duquel on n’arrive pas à sortir.
Au-delà des moyens, que faudrait-il à l’école ?
Les moyens nous rivent à une conception de l’efficacité. Si on a des moyens pour faire la même chose, en plus grand et en mieux, ça ne m’intéresse pas. Il y a déjà des possibilités de bon sens qui sont à notre portée. Par exemple : casser les classes, remettre des demi-groupes, cela s’appelle avoir des moyens pour arriver à des fins. Mais de manière globale, ne soyons pas dupes : c’est une refonte globale du rôle de l’école et de ses priorités qui doit être entreprise. Avec cela, une restauration du meilleur de la pensée critique. Il faut donc d’autres personnes que celles dressées par le spectacle pour soutenir une telle école. Sinon, on continuera à faire de cette institution une sorte d’incubateur, de rouage dans la machine sociale.
D’autres personnes, cela veut dire d’autres professeurs ?
Évidemment. La déconstruction de l’école tient sur deux niveaux : le primaire et le secondaire. Mais les problèmes se répercutent au niveau de l’université, elle-même dépendante à l’extrême de Parcoursup. Je pense aux collègues maîtres de conférences ou ATER qui officient dans les premières et deuxièmes années. Ils retrouvent les problèmes que nous avons rencontrés en terminale. C’est toute la chaîne qu’il faudrait donc reprendre : le travail fait dans les IUFM était déjà un travail de formatage, de destruction de la pensée critique. Finalement, iI y a quelque chose de très cohérent dans le projet politique depuis des années. Depuis le premier degré jusqu’en faculté, une même soumission en marche à des procédures automatisées et à un enseignement machinal (se tenir à un programme démesuré en un temps record). Une partie du malaise vient de là. Dans son travail ordinaire, on se sent soi-même comme une goutte d’eau, en sachant que c’est toute la chaîne qui doit changer. Un constat d’impuissance et de faiblesse que l’on ne tarde pas à établir.
Revenons à la pensée critique à l’école. A‑t-elle vraiment existé ? Je n’ai pas eu le souvenir d’avoir été souvent confronté à des professeurs qui nous invitaient à penser différemment de ce qu’on doit penser dans une société qui se tient tranquille. Marcel Pagnol, dans La Gloire de mon père, dresse une image de l’instituteur magnifique, mais est-ce que l’école de cette époque n’a pas aussi formé des millions de jeunes à d’abord respecter la patrie, le drapeau, la devise, faire la guerre pour défendre son pays ? On y apprenait l’histoire d’une certaine façon, l’étranger, l’ailleurs et d’autres façon de penser étaient assez peu considérés.
Dans les premières pages de La Gloire de mon père, Pagnol montre comment son père avait le souci des élèves et se disait « si j’en ai envoyé quelques-uns de moins en prison, c’est déjà bien ». Il y a aussi des pages sur la question coloniale où il dit « bien sûr, on nous a enseigné l’histoire avec un biais colonial, un récit justificateur », etc. Il savait que ça existait et en était conscient. Cette critique est d’ailleurs toujours valable. Dans le même temps, on apprenait à l’école de cette époque des bases essentielles : lire, écrire, compter, calculer. Tout cela était largement partagé, les élèves apprenaient en plus à se référer à quelques textes de la tradition. Le rapport au texte, c’est déjà s’exposer à l’altérité, se confronter à quelque chose qui n’est pas soi-même. En lisant, on s’arrache à une forme d’égocentrisme. La capacité de critiquer, autrement dit de discerner et discriminer tient dans cet écart. En prenant conscience de l’écart entre moi et l’état du monde, la critique peut germer. Il y avait donc une pratique de l’altérité, malgré tous les défauts qu’on peut reprocher à cette école.
Ivan Illich était d’ailleurs un critique fervent de la scolarisation.
Et avant lui l’Américain Paul Goodman qui a écrit La Contre-éducation obligatoire, avec des pages assassines sur la manière dont les Américains mettaient en place, dès les années 60, des idées de machines à enseigner. Il était vent debout contre cela et disait aux professeurs : « parlez aux jeunes, de leurs problèmes, en prenant de grands textes ! » Il y a toujours eu un curriculum caché et une manière de conformer les esprits. Mais il demeurait des possibilités dans les interstices. Dans les cours de philosophie, il est laissé davantage de liberté aux enseignants. Il y a, idéalement, une possibilité de voir autre chose, voire d’aller contre l’enseignant. Se forger contre, c’est essentiel. Si je n’ai pas quelqu’un contre qui affûter ma pensée, je reste nu. Évidemment, je ne suis pas venu aux idées anarchistes parce qu’on me les enseignait à l’école, mais parce que je me suis dit : il y a ce qu’on m’enseigne — parfois de la pensée critique —, et il y a ce que je fais à côté. Je pouvais alors me référer à l’un contre l’autre. Il ne suffit d’ailleurs pas de faire des cours sur l’anarchisme pour approcher la pensée critique. Mais on peut toujours esquiver le programme en insérant certaines nouvelles idées. Cet équilibre a pu se créer autour de l’école pendant une certaine période.
Je pense aussi à la Soupe aux herbes sauvages (ne pas se fier au titre !) d’Emilie Carles, institutrice née dans la vallée de la Névache. Ce livre raconte son parcours de paysanne du début du XXe siècle. Là, on comprend vraiment ce que veut dire le patriarcat, la place de la femme et de la petite fille notamment dans une scène d’anthologie au début du texte. Et puis, sans jamais renier son origine ni négliger les travaux à la ferme, la jeune femme va se prendre de passion pour l’étude et devenir institutrice, baladée à droite et à gauche dans les coins de montagne où se niche une école. Mais les classes sont vides, les enfants aux champs et elle doit battre le rappel. Avec sa foi de hussarde, elle va se familiariser avec les idées anarchistes et féministes et c’est elle qui, dans les années 1970, va mener de grandes luttes contre la touristification de la vallée du briançonnais, autour de Vallouise notamment. Parmi les manifestants qui vont se grouper autour d’elle, ses anciens élèves vont occuper le terrain. C’est un témoignage majeur sur ce que peut l’école, ses limites aussi et les possibilités civiques qu’elle a offertes à nombre d’individus. Et ce fut d’ailleurs un best-seller en France.
Ce que peut l’école, ou ce que peuvent certains enseignants ou certaines enseignantes ?
Dans notre institution, certains sont légalistes, d’autres plus inventifs face aux règles. Pour en revenir au temps de Pagnol, il y avait une hiérarchie tacite. Au-dessus du prof, son inspecteur, censé vérifier de temps à autre la qualité de l’implication du professeur. Jusqu’à une certaine époque, c’étaient des gens « du cru » qui avaient enseigné et gardé un pied d’expérience dans l’enseignement. La structure rendait possible la singularité. On n’était pas nécessairement rabroué si l’on faisait preuve d’originalité ou si l’on mettait du jeu dans les règles. Certes, encore une fois, l’école n’a pas toujours été formidable et seule, elle ne peut rien. « Déscolariser la société », selon Illich, n’est pas arrêter d’aller à l’école et d’étudier. Sinon, Illich ne serait pas devenu Illich. C’est faire en sorte que l’école ne préempte pas d’autres domaines que le sien propre, assez circonscrit. Il faut qu’à côté, d’autres institutions permettent un bouillonnement de culture et poussent les individus à faire les choses par eux-mêmes.
Aujourd’hui, la structure de l’institution empêche d’être créatif. La créativité, c’est ce qui fait arriver hors délai, hors bouclage du programme. Or, comme dans tout système façonné par l’idéologie managériale, la pression doit être constante. Donc, soit c’est le pas de côté, on assume de faire autre chose, on passe pour quelqu’un d’étrange et les élèves perdent leurs (nouveaux) repères, soit on applique ce qu’on a à faire en s’en remettant à ce principe retors : la conscience professionnelle. C’est ce que je montre dans La Déconstruction de l’école. Cette conscience professionnelle, cette volonté d’accomplir ce qui a été programmé, peuvent être retournées et déboucher sur des « effets contre-productifs », pour reprendre Ivan Illich.
Pourquoi vous-êtes-vous retrouvé malgré tout au service de l’État ?
Je suis contre l’État autant qu’un prof peut l’être (rires)… Parce que j’aimais mes études sans souci d’obtenir une gratification particulière et simplement parce que ça me plaisait. L’esprit de compétition est tout à fait acceptable, tant qu’il ne s’applique qu’à soi-même. Après l’agrégation, je suis devenu professeur de philosophie pour lutter contre l’expansion de ce que Michéa appelle « L’enseignement de l’ignorance », qui n’a fait que s’amplifier depuis la parution de son livre en 1999. De ce point de vue, sur mes dix premières années d’exercice, il y eut des moments gratifiants. Donc tout poussait à continuer, même si tout ce qu’on a pu semer, on ne le maîtrise pas. Un collègue de mes contrées dit joliment : « on ne travaille que la préhistoire des individus ». C’est un aspect frustrant et très beau à la fois de ce métier. Mais vous dire que je suis totalement au clair avec ça et transparent dans le service que j’effectue tous les jours serait mentir.
Changeons de sujet : la France vit une période chahutée. Des casseroles tintent, des millions de personnes ont défilé dans la rue au sujet de la réforme des retraites. Tu as été gréviste, pourquoi ? Sortir dans la rue pour préserver un pouvoir d’achat et un système moribond, tandis que d’autre sujets comme l’écologie ou la santé sont laissés à l’abandon ne témoigne-t-il pas d’une perte de la culture politique des manifestants ?
Dans Le Sens des limites, j’aborde cette question lancinante de la place qu’on accorde à l’État social, la logique de la préservation de l’emploi et le moment où on passe de cette critique à une critique plus large des nuisances du système industriel. Un chapitre du livre parle de l’opposition entre François Ruffin et Pièces et main d’œuvre au sujet d’une usine de fabrication de barquettes en aluminium, Arkema. Toute proportion gardée, on retrouve la même chose dans ces dernières manifestations. Sur l’hôpital en 2020, il fallait des lits et un système de santé avec de meilleurs moyens, c’est incontestable, mais il faut aussi une interrogation fondamentale sur la logique industrielle, la fuite en avant de la recherche, la « médecine basée sur des preuves », etc. C’est une mauvaise approche que de renvoyer dos à dos ces orientations comme étant inconciliables. Ce qu’il faut prendre en compte, c’est qu’il y a une conjoncture dans laquelle il y a un projet de démolition général. L’idée de travailler pour travailler, en repoussant toujours la fin de ce cercle mortifère, la notion de pénibilité qui devient quelque chose de très relatif, comme s’il n’y avait pas de facteurs objectifs ; tout cela fait partie d’une logique globale par laquelle la machine s’approprie les forces individuelles en les essorant. Voilà de bonnes raisons d’être dans la rue.
Mon motif premier pour faire grève n’était pas la fin du gel du point d’indice. Non pas parce que je suis un privilégié ou que je détiendrais plus de moyens que d’autres, au contraire, puisque j’ai fait le choix de gagner moins. Mais le problème ne se pose pas de manière comptable. Cette grève devait pouvoir faire signe vers autre chose. Encore faut-il y diffuser les idées qu’on porte et essayer d’orienter le questionnement. On se heurte alors à une sorte de clôture de l’horizon. Des manifestations sont encadrées par les centrales syndicales, rien ne bouge, ni ne fuit. Les gens sont dans la rue et font quelque chose, ce qui est très bien, mais on reste dans le même cercle. Il manque une interrogation fondamentale. En a‑t-on le temps ? La grève c’est aussi parer au plus pressé ! À propos d’Arkema, Ruffin disait « il faut assurer l’emploi, et le reste on verra plus tard, quand on sera arrivé à une situation stable ». Or, dans ce cas-là, le plus tard (par exemple l’interrogation sur les finalités du travail) ne vient jamais.
Le mépris pour votre profession semble commun, partagé. « Vous ne foutez rien, avez beaucoup de vacances et votre salaire n’est pas si mauvais que ça. Vous êtes plutôt bien traités. »
Bien sûr, mais je ne rentrerai pas dans cette question du salaire. Ce n’est pas quelque chose de central dans ce cas. En plus, pour ce que je fais, la notion de travail est très aléatoire : si vous voulez, soit je ne travaille jamais, soit je travaille tout le temps. Corriger un lot de copies est certes une tâche fastidieuse qui prend du temps. On peine sur ces copies. Mais quand je prépare ou agence un cours de philosophie, que j’ai des idées, ça peut me prendre des jours entiers toute l’année tout le temps, même en « vacances », sans pour autant donner l’impression de travailler. Le vrai problème, c’est que c’est un métier de relation, impossible par conséquent à quantifier. Or l’ensemble des réformes qui ont frappé le monde enseignant sont des réformes de quantification qui nous transforment en évaluateurs pour servir d’aliments à des algorithmes. Cette réduction du travail au chiffre pousse les gens dans leurs retranchements et aboutit à des pathologies.
Quant au mépris social pour les profs, évidemment il existe des enseignants qui font le minimum et réservent des mois à l’avance leur avion pour leurs vacances à Malte ou en Thaïlande. Mais il y a aussi beaucoup d’enseignants qui ont besoin de ce temps-là, et ça existe encore, pour lire et travailler. Et s’il y a par ailleurs quelque chose d’impossible à quantifier chez un prof, c’est ce qui se passe chez lui en termes physiques. Il faudrait faire une caractérologie du travail d’enseignement, qui est un artisanat parce que le corps parle, s’implique. Imaginez tous les jours face à vous trente individus différents — avec leurs requêtes et le volume sonore inhérent à cela — multipliés par le nombre de classes (entre quatre et cinq en moyenne). Imaginez qu’en plus on décide de ne pas débiter un cours pendant deux heures de façon magistrale : l’implication physique est forte, totale. Cela passe inaperçu, puisqu’une heure de cours est une heure de cours d’un point de vue extérieur. Mais il y a une fatigue qui est le facteur qui joue le plus dans l’abandon précoce des professeurs au bout de 3 ans. Les profs sortent souvent vidés d’énergie pour faire autre chose. Or, un prof qui ne se perfectionne plus dans sa discipline entre dans un fonctionnement routinier et son niveau baisse. Si on veut conserver un niveau décent pour être meilleur, il faut laisser du temps pour travailler à côté. Cela dit, j’ai fait le deuil de la considération pour les enseignants.
Et tu ne cherches pas à convaincre du contraire ?
Non. C’est peine perdue. On pourrait demander aux critiques de définir ce qu’ils font, eux. Renverser la situation : « Et toi, que fais-tu de beau dans la vie ? ». Si la personne n’arrive pas à définir ce qu’elle est en train de faire, musarde ou esquive, c’est qu’il y a de fortes chances qu’elle soit dans un bullshit job comme disait David Graeber. Un job courroie de transmission dans la méga-machine où l’on pourra avoir l’impression d’une grande quantité de travail, alors que le contenu est plat et vide.
Autre élément très intéressant de La Déconstruction de l’école, c’est le logiciel Pronote et l’Appel de Beauchastel. Peux-tu dire comment cela fonctionne ?
C’est l’alignement de l’école sur le reste de la société, le royaume des appli’. Pronote a été créé par une société privée, « Index éducation » qui a fourni un service, un logiciel qui collecte l’appel dans la classe, le cahier de texte et de devoirs, établit des statistiques afin de savoir si les élèves ont pris leurs devoirs ou pas, rend possible une communication tous azimuts avec parents, personnel, etc., via des envois de messages groupés et alimentés par des fils de discussion. Bref, tout un environnement numérique classique. Ce qui est intéressant, c’est qu’« Index éducation » a répandu son dispositif par en bas. Les chefs d’établissements cherchaient des manières d’optimiser leur gestion des personnels, et l’entreprise leur a proposé cette solution qui s’est ensuite propagée.
La mainmise de ce logiciel est totale. Toutes les communications doivent en passer par là. Les menues difficultés du quotidien, les changements de salle impromptus, les réunions, tout doit être transmis via Pronote. J’ai été confronté à une autre difficulté pour les notations. J’essaie d’utiliser au minimum ce logiciel. Quand les élèves ont une moyenne trimestrielle, avant de la rentrer sur ce logiciel, j’ai un calepin dans laquelle je collecte toutes les notes de mes élèves et établis la moyenne en régulant avec d’autres facteurs non quantifiables. Or, ce qu’il faudrait faire, c’est rentrer la note dans le logiciel qui lui-même établira la moyenne. On m’a donc laissé entendre que ma manière de faire était préjudiciable aux élèves, puisqu’en fonction du calcul établi par Pronote, le fait d’avoir mis plusieurs notes coefficientées fait gagner des points de moyenne générale qui se répercuteront dans le dossier Parcoursup. Ne mettre qu’une note plutôt que quatre ou cinq pénaliserait les élèves. Que faire ? Où l’on voit qu’il y a deux grand leviers pour que les profs continuent de fonctionner comme des machines : « conscience professionnelle » et « intérêt supérieur de l’élève ».
Enfin, Pronote a toutes les fonctions classiques du mouchard et votre proviseur peut voir — s’il le veut nous rassure-t-on — si vous faites toujours remonter l’appel, si vous êtes un prof actif et consciencieux qui met du contenu de cours sur le logiciel. Si vous ne le faites pas, un doute s’installe. Cela fait partie des dispositifs contre lesquels nous nous opposons avec quelques réfractaires venus de toute la France. L’Appel de Beauchastel représente 10–15 personnes qui portent régulièrement textes et actions, une centaine de signataires et autant de soutiens depuis huit ans. Nous avons essayé de travailler notamment sur la question du déferlement numérique à l’école par des textes, des tribunes dans les médias, des réunions publiques et des obstructions de manifestations de propagande pour le numérique scolaire. Sauf que des choses que nous refusions de faire il y a huit ans sont devenues caduques. À mon avis, il faudrait centrer les efforts aujourd’hui sur Pronote et cette procédure algorithmique du tri à l’école nommée Parcoursup.
Comment t’en sors-tu avec ton petit carnet et ton stylo, à ne pas publier de cours sur la plateforme ? Tu sembles être un bien mauvais professeur qui pénalise ses élèves… Comment peux-tu encore enseigner ?
On peut avoir une direction plus ou moins zélée. J’ai eu quelques retours sur le fait qu’on avait vu que je ne faisais pas assez régulièrement l’appel. Un proviseur il y a trois ans considérait que les professeurs de philosophie de l’établissement avaient disparu pendant le Covid, puisque nous n’avions pas choisi de faire de cours en visioconférence. Mais je pourrais avoir quelqu’un qui vient jouer le contremaître et s’immiscer dans mon travail. Tout dépend du degré de laxisme ou de rigidité de la direction.
Refuser de faire des cours en visio, était-ce pénaliser les élèves, d’après leurs parents ?
J’ai eu de tout. Certains parents aux abois nous ont dit de laisser leurs enfants tranquilles, qu’on les mette le moins possible sous perfusion numérique. J’ai reçu un message extrêmement revendicatif d’un élève — par ailleurs pas d’un niveau exceptionnel, dans une série où la philosophie n’est pas déterminante —, qui a jugé bon de me faire remarquer que j’avais été un tire-au-flanc et que je n’avais rien fait pendant quatre mois. En fait j’avais utilisé d’autres expédients, quelques mails pour envoyer un peu de travail. Point. La « continuité pédagogique » numérique n’existe pas. Au maximum, on peut faire un peu d’instruction mais pas de pédagogie par écran interposé. La pédagogie implique de s’inscrire dans le vif du travail, la relation, le changement des attitudes en fonction du corps qui vous fait face. Le livre de Marion Honnoré, Les cours en visio me donnent envie de mourir, illustre très bien ce fait : on peut instruire dans des exercices corrigés et pallier peut-être quelques difficultés, mais pas faire de pédagogie.
J’ai été très touché par la fin du livre, la page des remerciements où tu dis que l’histoire jugera les personnes qui nous ont mis dans cette situation. Penses-tu que ce souhait se réalisera ?
Peut-être… C’est surtout une manière de me réfugier dans l’ironie qui est une des seules armes qui reste, et de châtier leur optimisme surfait qui est seulement un rabâchage de leur fameuse menace : choisir entre le Progrès ou le retour à la bougie.
On fait croire qu’en se tenant loin des écrans, on prive les étudiants de formidables moyens d’étudier, de découvrir et connaître. Et puis, au hasard d’une lecture, on apprend que nombre de créateurs de ces plateformes ne mettent pas leurs enfants dans des écoles avec tablettes et Internet. On a appris que le ministre de l’Éducation Pap Ndiaye, scolarise ses enfants dans un lycée privé, l’école alsacienne, d’où sortent tant de « grands noms ». Ce qu’ils ne font pas pour leurs enfants, pourquoi accepter de le faire pour les nôtres. Comment gères-tu cela avec les tiens ?
Tant que nous restons dans une structure publique, il est évident que les enfants vont avoir affaire à Pronote et aux tablettes. L’enseignement privé, lui, joue sur le prétendu « cadre » qu’il apporte aux élèves, laissant penser que les gadgets ne sont pas une solution véritable — même si la plupart sont très bien équipés. Dans le public, même si ça ne marche pas, on a cette idée qui s’est consolidée qu’un équipement permet de réduire les inégalités. Nous sommes égaux devant les tablettes et les équipements. La scolarité de mes enfants va donc se faire avec ces outils dispensés par l’institution. C’est la pire chose qui puisse exister. On mesure combien l’école et la structure scolaire ont changé, puisque les familles doivent prémunir leur progéniture contre les dégâts de l’institution ! Et puis, je ne me leurre pas : d’autres élèves ou camarades vont être équipés, s’ils ne le sont déjà. De toute façon il y aura une acclimatation à ce monde. La meilleure des choses à faire me semble de tenir mon cap et de laisser le moins possible ce genre de choses se passer dans l’environnement familial et amical proche, de sorte qu’il y ait toujours ce balancement entre les deux. Jacques Ellul dans « Ellul par lui-même » parle de l’éducation dans les années 80 et dit que la génération à venir sera très difficile à éduquer parce qu’il faudra « qu’elle ait un pied dans la technique et un pied au dehors ». C’est ce qui me semble le plus ardu, mais je ne vois pas d’autre choix que celui-là.
Et pour aller plus loin sur le thème de l’école :
Sur la nature sauvage des enfants & « Scolariser le monde » (par Carol Black)
Source: Lire l'article complet de Le Partage