L’Amérique est-elle sur le point de connaître son moment « Perestroïka » ?

L’Amérique est-elle sur le point de connaître son moment « Perestroïka » ?

L’administration Biden reconnaît que le système sociopolitique et économique américain ne fonctionne plus. Mais est-il possible de le réformer ?


Par Carlos Roa – Le 29 avril 2023 – Source National Interest

Dans un discours prononcé peu après sa nomination en tant que secrétaire général du parti communiste de l’Union soviétique, Mikhaïl Gorbatchev déclarait : “Il est évident, camarades, que nous devons tous changer. Nous tous.” Cette phrase préfigurait la perestroïka, l’effort de Gorbatchev pour réformer le système politique et économique de l’URSS, qui se détériorait. Comme il l’a décrit plus tard aux Nations unies, il s’agissait d’une entreprise par laquelle l’URSS “se restructurait en fonction de nouvelles tâches et de changements fondamentaux dans l’ensemble de la société“. Pourtant, malgré l’optimisme de Gorbatchev, la perestroïka a échoué : le système soviétique n’avait tout simplement pas la capacité de mener à bien un changement aussi massif sans s’effondrer.

Dans ce contexte, il convient de souligner l’importance du récent discours de Jake Sullivan, conseiller à la sécurité nationale des États-Unis, sur le thème “Renouveler le leadership économique américain“, prononcé à la Brookings Institution. Ses remarques marquent un profond changement dans la pensée stratégique et économique américaine, un aveu qu’une grande partie de ce que les États-Unis font et disent depuis des décennies est erronée, et une reconnaissance de la nécessité d’une réforme douloureuse et urgente.

Comme l’a appris Gorbatchev, reconnaître la nécessité d’un changement et réussir à le mettre en œuvre sont deux choses extrêmement différentes. L’administration Biden est-elle en passe d’apprendre la même leçon douloureuse ?

Le discours de Sullivan ne reflète pas seulement ses opinions personnelles – l’ensemble de l’événement a été présenté dans les jours qui ont précédé comme une “esquisse” de la “doctrine économique internationale de l’administration Biden“. Il s’appuie également sur des points de vue que Sullivan et d’autres membres de l’administration développent depuis un certain temps.

En bref, le discours est une répudiation vigoureuse des politiques économiques de libre marché menées par les États-Unis depuis une quarantaine d’années. Sullivan a remis en question l’idée selon laquelle les marchés allouent toujours les capitaux de manière efficace et socialement optimale, qu’”au nom d’une efficacité de marché simplifiée à l’extrême, des chaînes d’approvisionnement entières de biens stratégiques – ainsi que les industries et les emplois qui les fabriquent – ont été délocalisées à l’étranger. Et le postulat selon lequel une libéralisation profonde du commerce aiderait l’Amérique à exporter des biens, et non des emplois et des capacités, a été une promesse faite mais non tenue“. Il a également reconnu l’erreur consistant à privilégier le secteur financier au détriment de l’”économie réelle” (impliquant des biens matériels) : “Notre capacité industrielle, qui est cruciale pour la capacité d’un pays à continuer d’innover, en a vraiment souffert.”

Sullivan note qu’une grande partie de la politique économique internationale, fondée sur l’idée que l’intégration économique pourrait amener les pays à adopter des valeurs politiques essentiellement occidentales, s’est révélée tout à fait erronée. “L’intégration économique n’a pas empêché la Chine d’étendre ses ambitions militaires dans la région, ni la Russie d’envahir ses voisins démocratiques“, a-t-il admis. Le choc chinois, en particulier, n’a pas été suffisamment anticipé ou pris en compte.

À ces problèmes, a poursuivi Sullivan, s’ajoutent deux nouveaux défis : la crise climatique et les inégalités économiques, ces dernières étant en partie une conséquence de la pensée économique antérieure. Ces deux problèmes ont fondamentalement changé le paysage économique et nécessitent une nouvelle approche de l’économie. L’économie du ruissellement, l’écrasement des syndicats, les réductions d’impôts, la déréglementation et la concentration des entreprises – tous produits d’une forte pensée libre-échangiste – ont aggravé la situation. Le résultat combiné de tous ces facteurs a mis en péril la stabilité démocratique tant en Amérique que dans d’autres pays. C’est pourquoi, selon Sullivan, il est nécessaire d’adopter une nouvelle approche de l’économie qui tienne compte de ces nouvelles réalités, et notamment de revenir à une politique industrielle.

Tout cela ressemble étrangement aux dénonciations de Donald Trump sur le “viol” de l’Amérique et aux appels à “refaire les choses“, mais avec un langage beaucoup plus modéré. En fait, la cohorte la plus intellectuelle de ce que l’on appelle la nouvelle droite a plaidé en faveur de tels changements au cours des dernières années, qu’il s’agisse du groupe de réflexion économique American Compass, jusqu’ici hétérodoxe, ou de la revue American Affairs, axée sur la politique industrielle. J’ai moi-même plaidé en ce sens, en soulignant la longue histoire de l’Amérique en matière d’utilisation de la politique industrielle pour poursuivre le développement national.

Le fait que l’administration Biden – et donc, implicitement, les responsables politiques de Washington – lise désormais la même partition est une évolution bienvenue. Le programme du président Joe Biden, selon Sullivan, est centré sur la capacité de construire, de produire et d’innover. La première étape pour y parvenir est d’investir à l’intérieur du pays par le biais d’une stratégie industrielle américaine moderne. Sullivan affirme, bien que certains le contestent, que si le terme de politique industrielle a disparu, la pratique, elle, n’a pas changé. Il cite en exemple la Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA).

Dans l’ensemble, le discours de Sullivan montre qu’il est de plus en plus admis qu’une nouvelle approche de l’économie est nécessaire, en particulier à la lumière de l’évolution des conditions et des réalités économiques nationales et internationales.

Les remarques de Sullivan sont certainement les bienvenues, mais admettre qu’il y a un problème n’est que la première étape pour le résoudre. L’administration Biden est confrontée à trois obstacles majeurs qui vont contrarier, voire anéantir, ses efforts de réforme.

Tout d’abord, le nom populaire de cette nouvelle politique économique – le “nouveau consensus de Washington“, qui fait clairement référence à l’ancien consensus de Washington, axé sur le marché libre – suggère une incapacité à se défaire complètement du paradigme actuel. C’est un symptôme d’un problème plus large dans les cercles politiques occidentaux, à savoir l’incapacité d’articuler et de justifier une vision prospective de la société sans s’appuyer sur les gloires du passé – il suffit de voir les tentatives récurrentes de présenter les programmes de développement économique comme “un plan Marshall pour [insérer le pays/la région ici]“, le “New Deal écologiste“, le “long Télégramme” pour relever le défi posé par la Chine, et ainsi de suite. On a l’impression que les décideurs politiques occidentaux sont intellectuellement épuisés et à court d’idées. Il s’agit à tout le moins d’un manque d’imagination, ce qui est préoccupant lorsque des réformes importantes et sérieuses sont en jeu.

Deuxièmement, le discours est malhonnête quant à ce que l’administration Biden – et plus généralement les décideurs politiques américains – disent de leurs intentions en ce qui concerne leurs relations avec la Chine. Sullivan a souligné que les États-Unis sont “en concurrence avec la Chine sur de multiples plans, mais nous ne recherchons pas la confrontation ou le conflit. Nous cherchons à gérer la concurrence de manière responsable et à collaborer avec la Chine dans la mesure du possible“. La position de Sullivan – et, implicitement, celle de l’administration – est, comme le résume Todd N. Tucker, la suivante : “Nous n’essayons pas de limiter la croissance de la Chine. Leur développement et celui des autres est bon pour le monde et la stabilité“.

Cette affirmation sonne faux. Depuis son entrée en fonction, l’administration actuelle a mis en place d’importants contrôles à l’exportation sur les semi-conducteurs et mis sur liste noire de nombreuses entreprises chinoises par l’intermédiaire du ministère du Commerce, dont la secrétaire, Gina Raimondo, a déclaré que les États-Unis devaient collaborer avec les États européens pour “ralentir le rythme d’innovation de la Chine“.

Un observateur pourrait souligner que l’intention ici est de poursuivre “une saine compétition économique“, selon la description de Sullivan, en contraste avec l’approche actuelle de la Chine qui pille généreusement la propriété intellectuelle américaine et qui viole et abuse systématiquement du système commercial actuel. C’est vrai. Mais si l’on met de côté le fait que l’espionnage industriel et le vol intellectuel sont, de manière réaliste, les règles du jeu de la concurrence géoéconomique – que les États-Unis connaissent bien -, le chroniqueur de Foreign Policy, Adam Tooze, a fait une observation clé il y a quelques jours en analysant le discours de la secrétaire au Trésor Janet Yellen sur la concurrence avec la Chine. Tooze, résumant la position nominale déclarée de Yellen (et, implicitement, la position de l’administration Biden), a noté qu’”une Amérique forte et sûre d’elle n’a aucune raison de s’opposer à la modernisation économique et technologique de la Chine, sauf dans tous les domaines que l’establishment de la sécurité nationale américaine, le plus gigantesque au monde, définit comme étant d’un intérêt national essentiel“. Pour que cela soit autre chose que de l’hypocrisie, il faut imaginer que nous vivons dans un monde idéal dans lequel la technologie, la capacité industrielle et le commerce qui sont pertinents pour la sécurité nationale sont accessoires à la modernisation économique et technologique au sens large.

Washington, semble-t-il, veut le beurre et l’argent du beurre : il reconnaît qu’il doit s’engager dans une réforme douloureuse (mais nécessaire !), qui nécessiterait de manière réaliste une réduction limitée de l’ordre mondial unipolaire dirigé par les États-Unis, tout en maintenant d’une manière ou d’une autre cet ordre, en refusant de céder un pouce à la perspective de la multipolarité. La question de la faisabilité de cette démarche reste ouverte.

Troisièmement, et surtout, si le discours de Sullivan reconnaît la nécessité urgente de s’attaquer aux multiples problèmes et défis économiques de l’Amérique, il n’est pas encore certain qu’un tel changement puisse être réalisé de manière réaliste à ce stade, dans le contexte politique et socio-économique actuel du pays. Après avoir écrit avec ardeur en faveur de ce type de changement, je suis maintenant sceptique compte tenu de l’impact économique structurel plus large de la pandémie de coronavirus, de la guerre en Ukraine et des réactions de Washington à ces événements. Notre position est tout simplement beaucoup plus faible qu’elle ne l’était auparavant, et l’unité politique intérieure s’est érodée au cours des trois dernières années.

Comme l’a noté l’écrivain suédois Malcom Kyeyune, “la période la plus dangereuse pour un système politique est celle où il a ignoré une crise imminente pendant des années et des décennies, et où, finalement, bien calé contre un mur infranchissable, il tente d’appliquer des réformes de grande ampleur“. C’est à ce moment-là que les révolutions politiques sont les plus susceptibles de se produire ; pensons à la Révolution française, à la chute de la dynastie Qing ou à l’effondrement de l’Union soviétique. Même la cause célèbre actuelle des défenseurs de l’ordre dirigé par les États-Unis, la guerre en Ukraine, trouve son origine dans une situation similaire ; la révolution de Maïdan s’est produite en grande partie parce que le régime de Ianoukovitch, politiquement en faillite, a tenté et échoué à sauver l’économie du pays, décrite en 2014 par le Washington Post comme “l’héritage de 23 années de gestion économique incompétente.”

Il est bon que les décideurs politiques admettent enfin que nos problèmes sont réels. Mais, comme Gorbatchev pourrait en témoigner, la résolution de ces problèmes nécessite l’adhésion de plusieurs niveaux de la société, qui ne sont pas forcément très enclins au changement.

Prenons l’exemple de Wall Street. Les banques américaines, à l’origine du crédit et acteurs essentiels de l’économie, peuvent-elles vraiment accepter que les Trente Glorieuses de la finance américaine aient pris fin ? La faiblesse actuelle des taux d’intérêt a déjà conduit ces institutions à augmenter de 20 % leurs dépenses de lobbying à Washington. Les sociétés de capital-risque, les sociétés de capital-investissement et les investisseurs, qui se sont fantastiquement enrichis dans l’environnement propice à la spéculation de ces dernières décennies, accueilleront-ils favorablement un monde où les options sont limitées ? Un monde où il n’est plus possible d’investir dans des sociétés d’applications technologiques qui génèrent des rendements de 5 à 10 fois en deux ans, et où l’argent doit être dirigé vers des projets à long terme (dix à vingt ans), à faible rendement (par rapport à la technologie) et à risque élevé, tels que des usines, des raffineries, etc. Le bon sens veut qu’un tel changement soit combattu à chaque étape.

Qu’en est-il du secteur militaro-industriel ? Les principaux maîtres d’œuvre, qui se sont enrichis grâce au paradigme financier actuel tout en ne parvenant pas à assurer la productivité, seront-ils ouverts à des ajustements douloureux ? L’armée américaine sera-t-elle réceptive aux arguments selon lesquels son budget doit être réduit pour donner plus de pouvoir à la marine ? Plusieurs membres du Congrès voteront-ils réellement en faveur de la fermeture de bases, d’usines et d’autres installations génératrices d’emplois inutiles dans leur propre circonscription ? Des centaines d’anciens hauts responsables militaires, y compris des personnalités influentes et médiatiques, accepteront-ils de mettre un terme à leurs lucratives activités de conseil si cela s’avère nécessaire d’un point de vue budgétaire ?

Le plus inquiétant est peut-être de savoir ce qu’il en est des organisations à but non lucratif et de l’espace médiatique au sens large. Une grande partie de la croissance récente du secteur était due à un excédent de capital et à un environnement de faibles taux d’intérêt – les milliardaires ont pu financer des ONG et des empires médiatiques parce qu’il y avait de l’argent en abondance. Il suffit de penser à la célèbre acquisition du Washington Post par Jeff Bezos, à l’achat de journaux par des sociétés de capital-investissement ou même à l’”investissement stratégique” de 200 millions de dollars dans Forbes par la société d’échange de crypto-monnaies Binance. Maintenant que la fête (des taux d’intérêt bas) est terminée, que la préférence pour le secteur des services prend fin et qu’il faut procéder à des ajustements économiques, une grande partie de l’argent qui a permis à ces entreprises socialement importantes mais économiquement “improductives” de grossir s’est volatilisé. Rien que la semaine dernière, Buzzfeed News a fermé ses portes, Vice Media a mis fin à son programme phare et cherche à se vendre, Insider a supprimé 10 % de son personnel et Disney va licencier 7 000 employés dans sa division actualités, dont Nate Silver, le fondateur du site web d’analyse des sondages FiveThirtyEight (un des favoris de la classe de Washington DC). Cette foule d’employés, et d’autres comme eux, qui ont généralement fait des études supérieures et sont politiquement avisés, ne vont-ils pas se battre comme des forcenés pour empêcher le “changement” qui les prive de leur emploi, même si cet emploi n’est pas viable sur le plan fiscal dans un nouvel environnement économique ? Cette seule notion devrait inciter les Démocrates et de nombreux Républicains à réfléchir et à s’inquiéter.

À l’heure actuelle, la mise en œuvre d’une stratégie industrielle américaine ne sera pas facile, voire pas du tout réalisable. Bien qu’encore riches et puissants, les États-Unis sont confrontés à des divisions politiques internes, à de multiples adversaires extérieurs et, ce qui est peut-être le plus inquiétant, à des intérêts internes fortement ancrés qui s’opposeraient fermement à tout changement radical, mais nécessaire, de la doctrine économique nationale et internationale du pays. Sans un plan d’attaque clair, l’agenda de l’administration Biden – sans parler des efforts d’un éventuel successeur après l’élection de 2024 – pourrait bien sombrer.

Les décideurs politiques et les experts doivent prendre en compte cette réalité et s’attaquer à ses implications. Sinon, le pays risque de se réveiller un jour, comme la monarchie française, avec des tuiles jetées des toits par des citoyens enragés – un sinistre prélude à ce qui pourrait suivre.

Carlos Roa est le responsable éditorial de The National Interest.

Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.
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