Le texte qui suit est une traduction de l’introduction du livre Penile Imperialism : The Male Sex Right and Women’s Subordination (Impéralisme pénien : le droit sexuel masculin et la subordination des femmes) de Sheila Jeffreys, paru en 2022 aux éditions Spinifex.
Dans mon livre Gender Hurts (non traduit [seulement un morceau, ici], « Le genre et ses ravages », 2014a), je critiquais le mouvement des droits des « transgenres » et son effet nuisible sur les droits des femmes. Dans les années qui ont suivi sa publication, ce mouvement, que j’analyse comme un mouvement de promotion des droits sexuels des hommes, a considérablement gagné en impact au niveau international, faisant reculer les droits des femmes. En réaction, un nouveau mouvement féministe s’est développé afin de contester les prérogatives que les hommes cherchent à s’arroger. Les gains obtenus par les militants des droits des hommes reposent sur le mythe selon lequel les hommes qui adoptent ce qu’ils considèrent comme des comportements féminins sont motivés par une sorte d’essence de genre ou d’« identité de genre » dont ils ont hérité et qui fait d’eux une catégorie de personnes opprimées.
Il n’est pas encore suffisamment compris que ce mouvement en faveur des droits des hommes a été initié et créé pour servir les intérêts de travestis, d’hommes qui éprouvent une excitation sexuelle masochiste en imitant l’oppression des femmes. Dans ce livre, je resituerai le travestisme dans l’histoire de la libération de la sexualité masculine qui a débuté avec la révolution sexuelle, afin de clarifier la motivation sexuelle du comportement ayant conduit à une situation dans laquelle le mot femme lui-même se trouve effacé du langage. Le travestisme, à l’instar d’autres formes de ce que les sexologues appelaient autrefois des perversions sexuelles et nomment désormais, par politesse, des « paraphilies », est une expression de ce que j’appelle ici le droit sexuel masculin.
Dans ce livre, je soutiens que les femmes vivent sous un impérialisme pénien, un régime dans lequel les hommes sont supposés avoir un « droit sexuel » d’accès au corps des femmes et des filles ; un régime dont les contours sont élaborés par les sexologues (les scientifiques du sexe), qui est protégé par les gouvernements et la loi, et qui se perpétue culturellement. L’impérialisme pénien est un règne de terreur dans lequel les hommes exercent leur droit sexuel d’une manière qui porte profondément atteinte aux droits humains des femmes et des filles à la vie privée et à la dignité, à la liberté de mouvement et d’expression, à la représentation politique, à de justes opportunités et même à leur vie. Ce règne de la terreur est imposé par la violence masculine (Romito, 2008). Il s’illustre dans le fait que les femmes qui se rendent à pied au travail ou à la maison le soir doivent être attentives à la possibilité qu’un homme les enlève et les assassine. Dans le cas de Sarah Everard, au Royaume-Uni, en 2021, cet homme était un officier de police en service (Hawley, 2021).
Que le comportement des femmes soit façonné par la terreur était autrefois bien établi parmi les théoriciennes féministes radicales. Dee Graham, par exemple, dans son livre portant sur la similitude entre la psychologie des femmes et la condition psychologique des otages, le « syndrome de Stockholm sociétal », explique que la terreur est à la base de nombreux comportements féminins, y compris du besoin de ne pas consciemment percevoir cette terreur, qui constitue une stratégie de survie (Graham, 1994). Aujourd’hui, le règne de la terreur se manifeste dans le comportement des « incels », des célibataires involontaires, qui se vengent sur les femmes parce qu’elles n’ont pas su apprécier leurs charmes sexuels, et qui ont assassiné plus d’une centaine de femmes et quelques hommes ces dernières années (Bates, 2020). Le mouvement incel est de plus en plus considéré, par les agences gouvernementales, comme une forme de terrorisme (Gouvernement du Texas, 2020).
La sexualité de la domination masculine crée un régime de violence et d’abus qui contraint la vie des femmes, à la maison comme dans l’espace public. Elle façonne l’allure de nos rues (Rosewarne, 2014), la manière dont les femmes peuvent s’habiller et avoir des relations, et constitue le moteur d’une « culture du sadisme » (Barry, 1984) au sein de laquelle les femmes doivent vivre, travailler et voyager. Dans ce livre, je soutiens que la « révolution sexuelle » des années 1960 et 1970 a initié une libération sexuelle spécifiquement masculine, en faisant naitre chez un certain nombre d’hommes une pulsion selon laquelle ils devaient et pouvaient légitimement réaliser leur « liberté sexuelle », une liberté qui implique généralement la possibilité d’utiliser sexuellement les femmes et les enfants. De l’industrie mondiale du sexe aux relations sexuelles forcées au sein des relations, en passant par le harcèlement sexuel et les meurtres sexuels, jusqu’aux mouvements de libération créés par les paraphiles sexuels, ce livre détaille la manière dont l’expression du droit sexuel masculin crée un monde effrayant et exploiteur dans lequel les femmes doivent lutter pour se frayer un chemin.
Ce livre se fonde sur l’idée selon laquelle la forme que revêt la sexualité masculine est socialement construite à partir des relations de pouvoir issues de la domination masculine. La sexualité masculine est une sexualité de classe dominante. L’exercice ordinaire de la sexualité masculine est considéré comme naturel et inévitable, et soutenu par la science, la médecine, la loi et la culture. J’examinerai les manières les plus communes dont les sexologues, les scientifiques du sexe, ont expliqué le comportement sexuel masculin, lui prêtant une origine biologique ou le présentant comme le résultat des relations problématiques qu’ont les hommes avec leurs mères.
La condition des femmes dans les sociétés occidentales s’est améliorée à bien des égards au cours des cinq décennies examinées dans cet ouvrage. Une révolution sociale et économique a permis aux femmes d’accéder au marché du travail, aux parlements et aux gouvernements dans une mesure inimaginable à l’époque de la révolution sexuelle des années 1960. Je ne traiterai pas de cette révolution. Je me pencherai plutôt sur le domaine dans lequel il y a eu le moins d’évolutions positives : la sécurité des femmes face aux agressions sexuelles et aux meurtres à la fois au sein de leur foyer et dans les espaces publics. En la matière, on constate une régression considérable plutôt qu’un progrès. Ce que je me propose de montrer.
Le droit sexuel masculin
Les théoriciennes féministes radicales du Mouvement de libération des femmes considéraient la sexualité comme un élément fondamental de l’oppression des femmes. Des théoriciennes telles que Kate Millett, Andrea Dworkin, Kathleen Barry, Catharine MacKinnon et Adrienne Rich considéraient le désir et l’exigence des hommes d’avoir sexuellement accès aux femmes comme la manière dont le statut de classe dominante des hommes était créé et incarnée. Elles considéraient cette incarnation comme une forme de contrôle social des femmes par le biais de la menace ou de l’expérience du harcèlement sexuel et de l’agression sexuelle sur le lieu de travail et dans les lieux publics. Elles ont écrit de virulentes dénonciations de la manière dont l’expression de la sexualité masculine façonne et limite la vie des femmes. Kathleen Barry, par exemple, a qualifié la situation des femmes d’« esclavage sexuel féminin », qu’elle définissait ainsi :
« L’esclavage sexuel féminin est présent dans TOUTES les situations où les femmes ou les filles ne peuvent pas changer les conditions immédiates de leur existence ; où, quelle que soit la façon dont elles se sont retrouvées dans ces conditions, elles ne peuvent pas en sortir ; et où elles sont soumises à la violence et à l’exploitation sexuelles. » (Barry, 1984, publié initialement en 1979 : 40)
Barry explique avoir écrit son livre L’Esclavage sexuel de la femme après avoir réalisé combien les femmes étaient contraintes de subir une sexualité masculine violente, principalement au travers de la prostitution et du mariage forcé. Il était vital, selon elle, que les femmes perçoivent la réalité de la situation de tant de femmes :
« La seule façon de sortir du brouillard, de briser nos défenses paralysantes, c’est de tout savoir — l’étendue totale de la violence sexuelle et de la domination des femmes… En sachant, en faisant face, nous pouvons apprendre à tracer notre chemin pour sortir de cette oppression, en imaginant et en créant un monde affranchi de l’esclavage sexuel des femmes. » (Ibid. : 5)
Ce livre prolonge cette analyse en examinant l’histoire des dernières décennies, où « l’esclavage sexuel des femmes » se trouve médiatisé par une industrie de la pornographie et de la prostitution en pleine expansion et par les réseaux que les hommes établissent sur Internet autour de leurs intérêts sexuels et de ce qu’ils aimeraient faire aux femmes. Comme Barry, je pense aussi qu’il est vital que les femmes « sachent tout ».
Les théoriciennes féministes ont appelé l’exigence d’accès des hommes aux femmes le « droit sexuel masculin ». L’expression « droit sexuel masculin » a été utilisée pour la première fois par la théoricienne féministe lesbienne Adrienne Rich dans son célèbre essai sur l’hétéronormativité paru en 1980, dans lequel elle parle des diverses formes qu’elle revêt, notamment la prostitution et l’esclavage sexuel au sein du mariage :
« Dans la mystique de la pulsion sexuelle masculine indomptable et conquérante, du “pénis-avec-sa-propre-vie”, s’enracine la loi du droit sexuel masculin sur les femmes, qui justifie la prostitution comme un donné culturel universel d’une part, tout en défendant l’esclavage sexuel au sein de la famille sur la base de “l’intimité familiale et du respect des spécificités culturelles” d’autre part. » (Rich, 1980 : 145)
La théoricienne politique féministe Carole Pateman fait du concept du droit sexuel masculin le cœur de son ouvrage intitulé Le Contrat sexuel, dans lequel elle affirme qu’un contrat sexuel historique impose aux femmes des situations qui les obligent à servir le droit sexuel masculin, comme le mariage et la prostitution (Pateman, 1988). Le contrat sexuel, souligne-t-elle, récompense les hommes pour leur acceptation du « contrat social » au travers duquel ils renoncent à leur pouvoir sur eux-mêmes en consentant à la domination des rois et des gouvernements. En fournissant aux hommes une catégorie de personnes qu’ils peuvent légitimement contrôler et utiliser à des fins domestiques, reproductives et sexuelles, avec l’imprimatur de l’État, le contrat sexuel garantie leur loyauté et leur obéissance. Le travail de Pateman explique pourquoi les gouvernements, y compris ceux de la plupart des États libéraux d’aujourd’hui, adoptent soit une approche délibérément libérale de l’utilisation et de l’abus sexuel des femmes par les hommes, soit l’inscrivent directement dans la loi.
L’approche de type laisser-faire tolère l’appropriation sexuelle violente des femmes par les hommes dans le cadre du mariage. Au Royaume-Uni, le viol conjugal n’a été reconnu comme un délit qu’en 1992, ce qui a permis aux hommes d’utiliser leur femme comme bon leur semble. Cette approche se caractérise également par un taux de condamnation si faible, en ce qui concerne les affaires de viols, que des féministes soutiennent qu’à l’heure actuelle, au Royaume-Uni, le viol est en fait décriminalisé (Siddique, 2020). Derrière tous les arguments avancés par les décideurs politiques et le système judiciaire, qui justifient cet état de fait en prétextant que ces affaires sont difficiles à traiter, se cache une adhésion systémique à l’idée selon laquelle ces types de comportement masculin seraient essentiellement naturelles. Tout ce que l’État peut faire, c’est bricoler à la marge en traitant sérieusement une fraction des cas les plus flagrants, afin de donner l’impression de prendre au sérieux la violence sexuelle des hommes. Ce qui est perçu comme une forme de tolérance à l’égard d’un comportement supposément inévitable constitue en réalité un exercice délibéré du pouvoir de l’État visant à autoriser une pratique considérée comme nécessaire. On n’observe pas la même tolérance à l’égard d’autres formes de violence, comme la violence politique ou le meurtre de membres de la caste dominante que forment les hommes.
En parallèle, les auteurs et autrices antiféministes prétendent que le comportement sexuel des hommes est naturel. L’idée selon laquelle les hommes ont un droit au sexe est fortement défendue par la spécialiste britannique des sciences sociales Catherine Hakim, qui soutient que les femmes détiennent le pouvoir du « capital érotique », dont elles peuvent tirer parti sur le lieu de travail et ailleurs (Hakim, 2015). Hakim pense que les hommes méritent un accès sexuel aux femmes parce qu’il existe un « déficit sexuel » inévitable entre les hommes et les femmes. Selon elle, la demande de « sexe commercial est donc inévitable » et l’industrie du sexe sera florissante au XXIe siècle. La demande masculine, explique-t-elle, « dépassera largement l’offre féminine non marchande » et « la croissance économique, la mondialisation et l’internet » faciliteront l’accès aux femmes prostituées. Le « déficit sexuel masculin », soutient-elle, n’était pas aussi important lorsque les femmes dépendaient financièrement des hommes, mais il est devenu un problème désormais que davantage de femmes sont en mesure d’exercer leur droit de dire non. Avec l’érosion des conditions de l’esclavage sexuel des femmes, les hommes ne peuvent plus extorquer aussi facilement des services sexuels :
« L’indépendance économique croissante des femmes leur permet de se retirer des marchés et des relations sexuelles qu’elles perçoivent comme des offres inéquitables, surtout lorsqu’elles ont déjà assez d’enfants ou qu’elles n’en veulent pas. » (Ibid)
Selon Hakim, les hommes devraient pouvoir compenser le droit au sexe que les femmes disposant de ressources économiques sont en mesure de leur refuser en recourant aux femmes prostituées, contraintes par la nécessité de la survie économique d’autoriser les hommes à les utiliser sexuellement. Hakim ne semble pas très intéressée par toutes les études qui montrent comment la prostitution des femmes (imposée et organisée par les hommes) leur nuit. La pornographie, le lap-dancing et la prostitution ne favorisent pas la violence à l’égard des femmes, affirme-t-elle avec assurance, ajoutant même que
« toutes les preuves disponibles indiquent que la prostitution et les divertissements érotiques n’ont pas d’effets psychologiques ou sociaux néfastes, et qu’ils peuvent même contribuer à réduire les taux de criminalité sexuelle. » (Ibid)
En d’autres termes, elle se charge de seriner le vieux mythe que les autorités masculines promeuvent depuis des millénaires : si les hommes sont autorisés à être violents envers une catégorie particulière de femmes, traditionnellement les femmes esclaves, ils seront moins susceptibles de violer les femmes respectables. Saint Augustin et Thomas d’Aquin ont tous deux soutenu que la prostitution devait être assurée afin de prévenir les viols (Lister, 2018).
Pour saisir à quel point le droit sexuel masculin est inscrit dans la loi et la politique, il est possible de se référer à un jugement rendu par un tribunal britannique en 2019. La Cour de protection a examiné le cas du droit d’un homme à utiliser sa femme sexuellement malgré ses « troubles de la compréhension ». L’affaire a été portée devant le tribunal parce que des travailleurs sociaux ont estimé que l’état de la femme se détériorait, et qu’il était donc improbable qu’elle soit encore en état de consentir à ce que son mari l’utilise sexuellement. Comme l’a écrit Owen Bowcott pour le quotidien britannique The Guardian :
« Ses avocats ont suggéré qu’un juge pourrait devoir interdire au mari de continuer à avoir des relations sexuelles avec sa femme afin de s’assurer qu’elle ne soit pas violée. » (Bowcott, 2019)
Le mari a proposé de s’engager à ne pas l’utiliser sexuellement, mais le juge a décidé que cela pourrait porter préjudice au mari qui pourrait être amené à rompre un tel accord par inadvertance, peut-être en étant pris d’une envie soudaine. Le juge Hayden a déclaré : « Je ne saurais penser à un droit humain plus fondamental que le droit d’un homme d’avoir des relations sexuelles avec sa femme — et le droit de l’État de superviser cela. » Ainsi a‑t-il été décidé que l’affaire devait être « correctement plaidée » à une date ultérieure.
Il n’existe aucune reconnaissance officielle d’un « droit sexuel masculin » dans les conventions des Nations unies. Aucun document des Nations unies ne parle de droits sexuels. Lorsque les droits sexuels sont mentionnés dans un discours sur les droits, ils sont généralement considérés comme faisant partie des droits des femmes et plus particulièrement des droits reproductifs des femmes. Lorsque les droits sexuels apparaissent dans des documents relatifs aux droits, généralement en lien avec les droits reproductifs des femmes, ils comprennent les droits des femmes à contrôler leur fertilité et à éviter les rapports sexuels non désirés (Miller, Kismodi, Cottingham et Gruski, 2015). Il s’agit de droits pour les femmes de ne pas être utilisées sexuellement et reproductivement par les hommes comme si elles étaient des objets ou des biens meubles. Ces droits sont considérés comme un aspect de la santé. Ils relèvent du droit des femmes à l’intégrité de leur corps et à être protégées de l’exercice coercitif du droit sexuel masculin et de séquelles telles que les grossesses non désirées et le mariage des enfants. En revanche, il n’existe pas de reconnaissance d’une catégorie distincte de droits sexuels des hommes, parce que les hommes ne constituent pas un groupe de citoyens ayant besoin de protection en tant que groupe. Néanmoins, le droit sexuel masculin est considéré comme une réalité, et protégé.
Satisfaire le droit sexuel masculin
Dans la première moitié de ce livre, j’examine la manière dont la sexualité masculine est construite et les manifestations les plus courantes du droit sexuel masculin dans la sexualité hétérosexuelle quotidienne, dans l’industrie du sexe et dans le harcèlement sexuel. S’il n’existe pas de reconnaissance officielle du droit sexuel masculin, il est néanmoins reconnu, et de manière systémique, que les hommes ont le droit d’utiliser les femmes et les enfants pour leur plaisir sexuel et de les traiter comme des objets pour leur satisfaction. Cela ressort clairement de la manière dont le sexe dans les relations hétérosexuelles est construit et mis en œuvre. L’aspect des relations sexuelles hétérosexuelles que j’examine ici, c’est la mesure dans laquelle les femmes sont poussées, par tout un ensemble de forces, à permettre que leur corps soit utilisé lors de rapports sexuels dont elles ne veulent pas, et la manière dont l’étendue du désespoir des femmes est dissimulée par le langage du consentement.
Je me penche également sur la manière dont le droit sexuel masculin est entretenu par toutes les formes de prostitution. La croissance de l’industrie en ligne par le biais de la pornographie et de la prostitution par webcam l’a démocratisée au point qu’il est raisonnable de la décrire comme une autre forme du sexe « quotidien » (Dines, 2011 ; Stark et Whisnant, 2004 ; Ekman, 2013). Les gouvernements et les systèmes juridiques du monde entier ont traditionnellement protégé et promu les droits des hommes à utiliser les femmes et les filles dans l’industrie du sexe. Cela commence à changer. Quelques pays considèrent désormais la prostitution comme une violation des droits humains des femmes et promulguent des lois qui pénalisent les acheteurs masculins afin de saper cette industrie. Mais dans la grande majorité des pays, les clubs de strip-tease, les maisons closes, les agences d’escorte, la prostitution de rue, la prostitution en ligne, la prostitution par webcam et la pornographie prospèrent toujours et sont protégés par l’État. Pour satisfaire les hommes sexuellement, les États masculins, ou États proxénètes, tolèrent ou légalisent la prostitution, au travers de laquelle les femmes sont sexuellement exploitées dans la rue ou dans des chambres d’hôtel, transportées au domicile de leurs agresseurs et entreposées dans des clubs de strip-tease et des bordels dans lesquels elles dorment souvent, et où elles passent tout leur temps (Jeffreys, 2008a).
L’autre aspect du sexe quotidien que j’examine ici, c’est le harcèlement sexuel. En effet, le harcèlement sexuel n’est pas un phénomène exceptionnel, mais un aspect ordinaire et prévisible de la vie des femmes et des filles (Romito, 2008). Il se situe sur un continuum entre le banal, comme les remarques et le comportement des hommes qui suivent les femmes et les filles dans la rue, et des pratiques sexuelles masculines plus extrêmes comme le viol et le meurtre sexuel. Ce livre ne rend pas compte de toute l’étendue de la violence sexuelle des hommes dans l’espace public — pour ce faire, il aurait fallu plusieurs volumes. Il se concentre sur les formes les plus courantes de harcèlement. Je montre comment la liberté de mouvement des femmes et leur utilisation de l’espace public —lorsqu’elles marchent dans la rue, empruntent les transports publics, font de l’exercice, assistent à des événements culturels ou à des divertissements, utilisent des installations publiques — sont restreintes par cet aspect de l’expression sexuelle des hommes.
L’exercice du droit sexuel masculin régie le monde des femmes de nombreuses autres façons que je n’ai pas la place d’aborder dans ce livre. J’ai déjà écrit ailleurs sur la manière dont les femmes doivent apparaître dans l’espace public, sur la façon dont des pratiques culturelles néfastes comme les vêtements serrés ou révélateurs des femmes, le maquillage, les chaussures à talons hauts, l’épilation, servent l’excitation sexuelle des hommes. Je ne reviendrai pas là-dessus ici (Jeffreys, 2005 ; 2014). Je n’aborderai pas la manière dont l’exercice du droit sexuel masculin affecte la vie des femmes au travers de grossesses non désirées ou de la nécessité de technologiser leur corps afin de prévenir la conception, bien que ces choses peuvent avoir de sérieux impacts sur la santé et les opportunités des femmes. Ces atteintes à la vie des femmes ne sont pas nouvelles.
Le mouvement pour la liberté sexuelle
La seconde moitié de l’ouvrage actualise la discussion des nuisances induites par l’exercice du droit sexuel masculin en examinant la construction et les implications du mouvement de libération sexuelle des hommes. J’examine la manière dont les paraphilies sexuelles des hommes, autrefois appelées déviations ou perversions, ont été promues par des mouvements de défense des droits sexuels au cours des dernières décennies. Je passe ainsi une nouvelle époque au crible de l’analyse féministe, élaborée à la fin du XXe siècle, portant sur la construction et l’importance politique de la sexualité masculine.
Les théoriciennes féministes du Mouvement de libération des femmes forgèrent leurs idées à une époque antérieure à l’internet, où les industries de la prostitution et de la pornographie étaient bien moins développées, une époque où l’on n’aurait pas pu imaginer que des intérêts sexuels masculins extrêmement détraqués en viendraient à contrôler les relations et la vie des femmes, la politique et la règlementation. Dans ce livre, je cherche à définir comment l’exercice de la sexualité masculine s’emploie aujourd’hui à structurer l’existence des femmes.
Le présent sexuel se caractérise par les revendications d’un mouvement pour les droits sexuels des hommes aux ramifications multiples. Aux États-Unis et au Royaume-Uni, des groupes de pression en faveur de la liberté sexuelle, à savoir la National Coalition for Sexual Freedom (Coalition nationale pour la liberté sexuelle), fondée en 1997, et la Sexual Freedom Coalition (Coalition pour la liberté sexuelle), fondée en 1996, militent pour que les droits sexuels des hommes s’étendant davantage, pour qu’ils aient plus facilement accès aux femmes sur le plan sexuel. Ces groupes de pression cherchent à libéraliser la législation sur la prostitution et la pornographie et à élargir l’acceptation publique et juridique des paraphilies masculines telles que le sadomasochisme et le travestisme. Ils servent de groupes de pression de l’industrie du sexe et opèrent dans un océan d’organisations similaires qui représentent divers domaines davantage spécialisés dans lesquels les hommes recherchent une plus grande « liberté sexuelle ». Si la prostitution a une longue histoire, ce que je discute ailleurs, il se crée aujourd’hui quelque chose de nouveau : l’industrialisation et la mondialisation d’une « industrie du sexe » dans laquelle le vagin lui-même est industrialisé (Jeffreys, 2008a). Une partie du travail de ces groupes de pression sera examinée dans cet ouvrage.
Les paraphilies sont des formes atypiques du comportement sexuel masculin. Jusqu’au mouvement de libération gay des années 1970, l’homosexualité figurait dans la liste des perversions sexuelles, mais le mouvement des droits des homosexuels parvint à obtenir sa déstigmatisation et, en 1973, l’homosexualité cessa d’être considérée comme un trouble psychiatrique et fut retirée Manuel diagnostique et statistique (DSM), la bible de la psychiatrie américaine. L’homosexualité n’a rien à voir avec les paraphilies étant donné qu’elle se définit par des relations sexuelles désirées entre adultes de même sexe, n’impliquant aucune victime. Les paraphilies examinées dans ce livre sont des formes du comportement sexuel masculin qui font des victimes et ont des effets néfastes sur la vie des femmes.
La libération des perversions s’inscrit dans la continuité de la révolution sexuelle des années 1960 et 1970. La libéralisation qu’elle a favorisée est consignée dans un livre controversé mais bien connu de Lars Ullerstam, publié en anglais en 1966 et intitulé Les Minorités érotiques : une charte des droits sexuels. Un ouvrage initialement publié en Suède, à un moment où la Suède, ainsi que d’autres pays scandinaves comme le Danemark, était considérée, dans la contre-culture des années 1960, comme étant à l’avant-garde de la révolution sexuelle. Dans son manifeste, Ullerstam défend des intérêts sexuels masculins en les associant à des revendications légales. Il s’insurge contre ce qu’il appelle la « cruauté des vieux moralistes » ayant créé « des lois pour empêcher les exhibitionnistes, les pédophiles et certains types de scopophiles [hommes qui prennent plaisir à observer des actes sexuels] de satisfaire leurs pulsions sexuelles » (Ullerstam, 1966 : 11). Il argue que ce que l’on appelait autrefois des « perversions » devrait être déstigmatisé, parce que la désapprobation sociale de ces comportements sexuels masculins rend les hommes malheureux :
« À travers les âges, le terme de “perversion” a été appliqué aux phénomènes les plus divers. Mais généralement, cette étiquette empoisonnée a été appliquée à des besoins humains. Lorsqu’un individu est qualifié de “pervers”, cela signifie, en règle générale, qu’il a la capacité de prendre du plaisir dans un contexte spécifique. Celui qui se préoccupe du bonheur de ses semblables doit donc apprécier et encourager les “perversions”. » (Ullerstam, 1966 : 17)
Les « perversions » auxquelles il fait référence sont spécifiquement masculines et les femmes et les enfants en sont généralement les principales victimes. Ullerstam propose d’étendre le champ d’application du droit sexuel masculin au nom du progrès social et du combat contre le moralisme (un argument désormais classique). Au cours des décennies suivantes, l’évolution qu’il appelait de ses vœux, à savoir la normalisation de ces pratiques, a pris place avec l’essor de la révolution sexuelle.
La libération des perversions
À la fin du vingtième siècle, nombre des « perversions » que les sexologues avaient placées dans le Manuel diagnostique et statistique (DSM) ont commencé à sortir des guides médicaux et à envahir l’espace public, à réclamer l’acceptation sociale et même, en ce qui concerne le travestissement et la pédophilie/les abus sexuels sur les enfants, à être promues par des mouvements réclamant le droit d’assouvir leurs penchants.
Cette évolution avait été annoncée et célébrée par Gayle Rubin, anthropologue, partisane du sadomasochisme et théoricienne queer. En 1984, elle avait affirmé, dans un essai très influent intitulé « Thinking Sex » (traduit en français sous le titre « Penser le sexe »), qu’un moment historique était arrivé dans lequel les perversions sexuelles s’affranchissaient des contraintes de la loi et des préjugés de la religion et de la médecine (Rubin, 1984/2006). Ces pratiques comprenaient, selon elle, « le fétichisme, le sadisme, le masochisme, la transsexualité, le travestisme, l’exhibitionnisme, le voyeurisme et la pédophilie » (Ibid. : 151). Il est intéressant de noter que dans le livre de Rubin, comme dans celui d’Ullerstam ci-dessus, le travestissement est considéré comme un comportement sexuel masculin. Il n’est pas fait mention de l’« identité de genre », une expression qui, comme je l’expliquerai dans un chapitre ultérieur, a été popularisée par le mouvement des droits des « transgenres » au cours des décennies suivantes afin de désexualiser leur comportement fétichiste. Ce livre examine ce qui s’est passé ensuite, en particulier les effets sur les femmes et les enfants de l’émergence des perversions, jusque-là confinées aux mondes fantasmatiques privés des hommes, dans les espaces publics.
L’article de Rubin fut initialement publié sept ans après le retrait de l’homosexualité du DSM (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) aux États-Unis, qui signifiait qu’elle n’était plus considérée comme une maladie mentale. Cette avancée en direction de la sortie de l’homosexualité du domaine des perversions était le résultat d’années d’activisme de la part des lesbiennes et des gays. Pour certains de ceux qui se considéraient comme des éléments révolutionnaires du mouvement gay, il semblait raisonnable que le reste des pratiques sexuelles classées comme troubles mentaux suivent la même trajectoire. Rubin explique que dans les années 1970, la combinaison du mouvement gay et de la culture d’entreprise capitaliste avait établi une culture et une communauté d’homosexuels en Amérique et suggère que cela pourrait être le développement attendu pour ceux qui s’intéressent à la pédophilie (qu’elle appelle « relations transgénérationnelles »), au fétichisme, au travestissement et au sadomasochisme. Le sadomasochisme était déjà une pratique courante et très appréciée dans la culture masculine gay et faisait de plus en plus de percées dans la culture lesbienne, avec des clubs spécialisés, des magasins de pornographie et d’équipement (voir Jeffreys, 2003a).
Rubin appelle ce processus la « modernisation du sexe ». Elle écrit :
« Cette “modernisation du sexe” a non seulement organisé les homosexuels et les prostitué(e)s en populations localisées, mais elle a également généré un système d’ethnogenèse sexuelle continue. D’autres populations de dissidents érotiques — communément nommés “perversions” ou “paraphilia” — ont également commencé à se rassembler. Les sexualités ne cessent de sortir du Diagnostic and Statistical Manual (DSM) pour mieux investir les pages de l’histoire sociale. À présent, plusieurs autres groupes cherchent à suivre les pas des homosexuels. » (Rubin, 1984/2006 : 156)
Les « dissidents érotiques » qu’elle avait à l’esprit comprenaient « les bisexuels, les sadomasochistes, les individus qui préfèrent les relations transgénérationnelles, les transsexuels et les travestis » qui étaient « tous à différents stades dans la formation de communautés et dans l’acquisition d’une identité propre » et tentaient « d’acquérir de l’espace social, des petits commerces, des ressources politiques et un allégement des pénalités pour hérésie sexuelle ». (Ibid)
Tout ceci pris place en relation avec le sadomasochisme et le travestissement, comme nous le verrons dans ce livre.
Pour comprendre la « dissidence érotique », Rubin s’est inspirée des travaux du philosophe gay français Michel Foucault et de sa romantisation de la libération des perversions. Foucault décrit les « dissidents érotiques » comme s’il s’agissait de héros romantiques :
« Tout un petit peuple naît, différent, malgré quelques cousinages, des anciens libertins. De la fin du XVIIIe siècle jusqu’au nôtre, ils courent dans les interstices de la société, poursuivis mais pas toujours par les lois, enfermés souvent mais pas toujours dans les prisons, malades peut-être, mais scandaleuses, dangereuses victimes, proies d’un mal étrange qui porte aussi le nom de vice et parfois de délit. […] C’est l’innombrable famille des pervers […]. » (cité dans Rubin, 1984/2006 : 157)
Rubin cherchait à formuler une théorie du sexe qui justifierait la libération des perversions et neutraliserait les objections féministes qui s’élèveraient contre un tel projet. Elle voulait créer une « théorie radicale du sexe » visant à
« identifier, décrire, expliquer et dénoncer l’injustice érotique et l’oppression sexuelle. Une telle théorie a besoin d’outils conceptuels sophistiqués qui puissent saisir et manipuler le sujet. Elle doit proposer des descriptions fouillées de la société telle quelle est et de son évolution historique. Elle nécessite un langage critique convaincant qui puisse rendre compte de la barbarie de la persécution sexuelle. » (Ibid : 149)
La « barbarie de la persécution sexuelle », soulignons-le, désigne la pénalisation des hommes qui abusent sexuellement des enfants. Rubin considère qu’aucune forme d’expression sexuelle n’est moins raisonnable qu’une autre. Son relativisme sexuel était total :
« Il est difficile de créer une éthique sexuelle pluraliste si l’on ne conçoit pas la variété sexuelle comme anodine. La variété est une propriété fondamentale de toute vie, des organismes biologiques les plus simples jusqu’aux formations humaines les plus complexes. » (Ibid : 153)
Dans son article de 1984, Rubin me mentionne et exprime clairement son désaccord avec mes positions. Elle m’inclut dans ce qu’elle décrit comme la « démonologie féministe actuelle » qui « élève les croisés de la vertu à des positions fort révérées, tout en condamnant la tradition plus libérale comme antiféministe ». (Rubin, 1984/2006 : 166) En particulier, elle déclare que j’avais tort de critiquer, comme je l’avais fait dans mes premiers travaux, les sexologues, les scientifiques du sexe, au motif qu’ils promouvaient un modèle de sexualité fondé sur le sadomasochisme, érotisant la domination et la soumission. Il est donc approprié que je me charge d’examiner ce qu’il est advenu de ses prédictions.
Sheila Jeffreys
Traduction : Nicolas Casaux
Source: Lire l'article complet de Le Partage