Le texte qui suit est une traduction légèrement éditée d’un morceau du livre de la féministe marxiste suédoise Kajsa Ekis Ekman intitulé On the Meaning of Sex : Thoughts about the New Definition of Woman (« Sur la signification du sexe : réflexions sur la nouvelle définition du mot “femme” »), paru en 2023.
Imaginons qu’ignorant ce que signifie le mot « femme », nous entreprenions d’examiner ses occurrences dans les archives historiques. Deux points apparaîtraient rapidement : « femme » est un mot utilisé par les hommes, en référence à une chose qu’ils ne considèrent pas comme particulièrement importante.
Sous le patriarcat, le mot femme est la propriété des hommes. De l’Antiquité à la fin du XIXe siècle, le mot apparaît principalement avec des connotations négatives : la femme est une pécheresse, une subordonnée ou une non-personne. Elle apparaît d’abord dans l’Ancien Testament comme un soutien et un réconfort pour l’homme, « on la nommera hommesse, parce qu’elle a été prise de l’homme » [ou, variante[1], « celle-ci sera appelée femme (Isha), parce qu’elle a été prise de l’homme (Ish) »], pour ensuite être punie et sommée d’obéir à l’homme. Elle est ensuite effacée de l’histoire dans les longues litanies où il est dit que les hommes « engendrent » des fils par eux-mêmes : Abraham engendra Isaac, Isaac engendra Jacob, et Jacob engendra Judas et ses frères… Le Rig Veda affirme que son « intellect a peu de poids[2] » et qu’avec « les femmes il ne peut y avoir d’amitié durable : le cœur des femmes est comme le cœur des hyènes[3] ». Il lui est expressément interdit de participer aux rituels de la Grèce antique[4]. Pour Aristote, la femme est un homme « manqué ». Pour Thomas d’Aquin, elle est « un être chétif et défectueux ». Pour Martin Luther, la femme est une créature conçue pour porter des enfants et faire la joie de leurs maris en s’occupant de la maisonnée — et peu importe qu’elles meurent en couche, elles sont faites pour ça. Pour Rousseau, elle « est faite pour céder à l’homme et pour supporter même son injustice » — « leur plaire, leur être utiles, se faire aimer et honorer d’eux, les élever jeunes, les soigner grands, les conseiller, les consoler, leur rendre la vie agréable et douce : voilà les devoirs des femmes dans tous les temps, et ce qu’on doit leur apprendre dès leur enfance ». Pour Napoléon Bonaparte, elle est la « propriété » de l’homme « comme l’arbre à fruit est celle du jardinier ». Pour Schopenhauer, elle est une créature faite pour se consacrer « au ménage, […] au travail et à la soumission ». Pour Baudelaire elle est « abominable » et « simpliste, comme les animaux ». Pour Nietzsche, la femme, qui est « mauvaise », est aussi « une propriété, un bien qu’il faut mettre sous clé », une créature faite « pour la domesticité ». Pour Proudhon elle est moralement et intellectuellement inférieure dans la mesure où elle vaut 8/27 du sexe fort, c’est-à-dire du mâle, comme l’a noté de Beauvoir[5].
Il est révélateur, mais aussi assez décourageant, de rechercher le mot femme dans les textes historiques et classiques. Il est très rare de trouver une référence neutre, et plus encore positive, à la femme. Les uns après les autres, des hommes — scientifiques, chefs religieux, politiciens — expliquent ce qu’est la femme et quelle doit être sa place. Pour une lectrice, le poids de ces quelques milliers d’années d’histoire, antérieurs au capitalisme et à l’industrialisation, possède un effet véritablement déprimant.
Pourtant, à la fin des années 1700, quelque chose s’est produit. Les femmes ont commencé, en nombre croissant, à se réapproprier le mot « femme ». En 1761, l’autrice suédoise Hedvig Charlotta Nordenflycht écrit Fruentimrets försvar (« Pour la défense des femmes »). En 1792, Mary Wollstonecraft publie Défense des droits des femmes, suivie de quelques considérations sur des sujets politiques et moraux. Au cours de la première moitié du XIXe siècle, Sojourner Truth fait une tournée de conférences à travers les États-Unis, remarquant qu’en « ce qui concerne l’intelligence, tout ce que je peux dire, c’est si une femme en a une pinte, et un homme un quart — pourquoi ne pourrait-elle remplir sa petite pinte[6] ? ». Les autrices européennes Fredrika Bremer et Jane Austen décrivent la situation des femmes dans des romans et le premier congrès international des femmes est organisé par l’autrice française Maria Deraismes en 1878. Les femmes s’expriment les unes après les autres. Et leurs déclarations ont en commun d’affirmer que ce que les hommes ont dit d’elles pendant des milliers d’années est faux. Des hommes commencent alors à se joindre à la cause. Le marquis de Condorcet en France et Qasim Amin en Égypte se prononcent en faveur de l’égalité entre les sexes.
Alors la presse commence à partager de plus en plus d’informations sur des congrès de femmes, des organisations pour le suffrage des femmes et des marches de femmes. Au début des années 1900, le mot femme apparaît souvent en relation avec le mouvement pour le suffrage. À la fin des années 1900 et au début des années 2000, l’utilisation du mot « femme » par les femmes a explosé. Il est désormais rare de voir le mot utilisé de manière péjorative, sauf dans des citations de textes historiques, ou afin d’exprimer un point de vue différent de celui de l’autrice ou de l’auteur. Le mot femme a acquis un nouveau sens : il ne désigne plus un être inférieur mais un sujet politique opprimé ayant le droit de se révolter. Les femmes deviennent un groupe qui existe non seulement en lui-même, mais aussi pour lui-même. (Une classe sociale qui existe en elle-même partage des conditions de vie et un statut mais n’en est pas consciente, tandis qu’un groupe qui existe pour lui-même est conscient de son existence et de ses conditions de vie et s’organise politiquement). Le mot femme devient puissant, vibrant de la force d’une classe qui se soulève après plusieurs milliers d’années de servitude, qui connaît sa valeur, qui connaît le chemin et qui connaît l’ennemi. À la fin du XXe siècle, le mot « femme » n’appartient plus au patriarcat, il appartient aux femmes.
Mais lorsqu’un outil ne fonctionne plus, on le met généralement au rebut. Or le mot femme, en ce début du XXIe siècle, est non seulement un outil inopérant pour le patriarcat, mais également un outil dangereux, puisqu’il se retrouve entre les mains de la résistance. Il s’ensuit que le mot doit être rendu inoffensif.
C’est pourquoi une guerre linguistique est actuellement livrée contre lui, qui cherche à le fragmenter, à le mettre en pièces, à le réduire à des parties du corps [« personne à utérus »], à lui faire signifier son contraire, à lui ajouter des préfixes [cis ou trans], à le dire problématique, à diffamer celles et ceux qui l’utilisent et à questionner son droit d’exister. L’objectif de cette guerre consiste à nous empêcher de faire référence aux femmes en tant que sujets politiques, à nier l’existence des femmes en tant que sujets politiques. Elle ne correspond pas à une conspiration consciente, mais à un processus organique qui raffermit le pouvoir menacé de la suprématie masculine. Et elle ne pourrait être livrée si elle n’était perçue comme une lutte progressiste. Dans la conscience collective, le progrès, les droits humains et l’inclusion sont désormais synonymes d’abolition du mot « femme ». Et en fin de compte, tout cela n’a que très peu à voir avec la question des « trans ». Les « personnes trans » sont essentiellement des pions dans la justification d’une contre-offensive néo-patriarcale, qui coupe l’herbe sous le pied du mouvement des femmes en éliminant son terme le plus central.
Sans le mot femme, il est difficile pour un mouvement de femmes d’exister. Sans le mot femme, il est difficile de penser et de parler de la situation des femmes. Sans le mot femme, il est impossible de comprendre l’oppression des femmes.
En outre, supprimer le mot « femme » ne nous débarrasse pas de l’oppression des femmes. Les femmes continueront à être enceintes et à donner naissance. Les femmes continueront à effectuer la majorité du travail reproductif sur la planète et à posséder moins d’un pour cent de ses ressources ; nous continuerons à être la majorité des victimes de délits sexuels et de violences domestiques ; nous continuerons à être discriminées sur le lieu de travail ; nous continuerons à être ignorées par la recherche médicale ; nous continuerons à être moquées et détestées lorsque nous tentons d’accéder au pouvoir ; nous continuerons à aimer davantage et à recevoir bien moins en retour ; nous continuerons à être épuisées économiquement, physiquement, sexuellement et émotionnellement.
Simplement, nous ne serons pas en mesure de le comprendre ou de l’expliquer. Nous ne saurons pas quoi dire. Lorsque nous tenterons de lutter pour nos droits, nous constaterons que notre catégorie a disparu.
Kajsa Ekis Ekman
Traduction : Nicolas Casaux
- https://saintebible.com/genesis/2–23.htm ↑
- Rig Veda 8:33:17, https://en.wikisource.org/wiki/The_Rig_Veda/Mandala_8/Hymn_33 ↑
- Rig Veda 10:95:15, https://en.wikisource.org/wiki/The_Rig_Veda/Mandala_10/Hymn_95 ↑
- Dalle de marbre sur Thasos datée de 450–425 BC. ↑
- Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe tome I, 1949. ↑
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Ain%27t_I_a_Woman%3F ↑
Source: Lire l'article complet de Le Partage