Par Krishen Mehta – Le 22 février 2023 – Source Acura viewpoint
En octobre 2022, environ huit mois après le début de la guerre en Ukraine, l’Université de Cambridge au Royaume-Uni a harmonisé des enquêtes dans lesquelles les habitants de 137 pays ont été interrogés sur leur opinion concernant l’Occident, la Russie et la Chine. Les conclusions de cette étude combinée sont suffisamment solides pour exiger une attention sérieuse de notre part.
- Sur les 6,3 milliards de personnes qui vivent en dehors de l’Occident, 66 % ont une opinion positive de la Russie et 70 % de la Chine.
- 75% des personnes interrogées en Asie du Sud, 68% des personnes interrogées en Afrique francophone et 62% des personnes interrogées en Asie du Sud-Est déclarent avoir une opinion positive de la Russie.
- L’opinion publique sur la Russie reste positive en Arabie saoudite, en Malaisie, en Inde, au Pakistan et au Vietnam.
Ces résultats ont suscité un certain étonnement et même de la colère en Occident. Il est difficile pour les leaders d’opinion occidentaux de comprendre que les deux tiers de la population mondiale ne se rangent pas du côté de l’Occident dans ce conflit. Cependant, je pense qu’il y a cinq raisons pour lesquelles le Sud ne prend pas le parti de l’Occident. J’aborde ces raisons dans le court essai ci-dessous.
Le ministre indien des Affaires étrangères, S. Jaishankar, l’a résumé succinctement dans une récente interview : « L’Europe doit sortir de l’état d’esprit selon lequel les problèmes de l’Europe sont les problèmes du monde, mais les problèmes du monde ne sont pas les problèmes de l’Europe. » Les pays en développement sont confrontés à de nombreux défis, qu’il s’agisse des séquelles de la pandémie, du coût élevé du service de la dette, de la crise climatique qui ravage leur environnement, de la douleur de la pauvreté, des pénuries alimentaires, des sécheresses et des prix élevés de l’énergie. Pourtant, l’Occident a à peine reconnu du bout des lèvres la gravité de bon nombre de ces problèmes, même s’il insiste pour que le Sud se joigne à lui pour sanctionner la Russie.
La pandémie de Covid en est un parfait exemple. Malgré les appels répétés du Sud à partager la propriété intellectuelle sur les vaccins dans le but de sauver des vies, aucune nation occidentale n’a été disposée à le faire. L’Afrique reste à ce jour le continent le moins vacciné au monde. Les nations africaines ont la capacité de fabriquer les vaccins, mais sans la propriété intellectuelle nécessaire, elles restent dépendantes des importations.
Mais l’aide est venue de la Russie, de la Chine et de l’Inde. L’Algérie a lancé un programme de vaccination en janvier 2021, après avoir reçu son premier lot de vaccins russes Sputnik V. L’Égypte a commencé à vacciner après avoir reçu le vaccin Sinopharm de la Chine à peu près au même moment, tandis que l’Afrique du Sud s’est procuré un million de doses d’AstraZeneca auprès du Serum Institute of India. En Argentine, Sputnik est devenu l’épine dorsale du programme national de vaccination. Tout cela s’est produit alors que l’Occident utilisait ses ressources financières pour acheter des millions de doses à l’avance, puis les détruisait souvent lorsqu’elles arrivaient à expiration. Le message adressé au Sud était clair : la pandémie dans vos pays est votre problème, pas le nôtre.
De nombreux pays d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie voient la guerre en Ukraine sous un angle différent de celui de l’Occident. Ils voient leurs anciennes puissances coloniales regroupées au sein de l’alliance occidentale. Cette alliance – pour la plupart des membres de l’Union européenne et de l’OTAN ou les plus proches alliés des États-Unis dans la région Asie-Pacifique – est composée des pays qui ont sanctionné la Russie. En revanche, de nombreux pays d’Asie, et presque tous les pays du Moyen-Orient, d’Afrique et d’Amérique latine, ont essayé de rester en bons termes avec la Russie et l’Occident, en évitant les sanctions contre la Russie. Serait-ce parce qu’ils se souviennent de l’histoire qu’ils ont vécue sous le joug des politiques coloniales de l’Occident, un traumatisme avec lequel ils vivent encore mais que l’Occident a en grande partie oublié ?
Nelson Mandela a souvent dit que c’est le soutien de l’Union soviétique, tant moral que matériel, qui a contribué à inciter les Sud-Africains à renverser le régime de l’apartheid. Pour cette raison, la Russie est toujours considérée d’un œil favorable par de nombreux pays africains. Et une fois que ces pays ont obtenu leur indépendance, c’est l’Union soviétique qui les a soutenus, malgré ses propres ressources limitées. Le barrage égyptien d’Assouan, achevé en 1971, a été conçu par l’Institut des projets hydrauliques basé à Moscou et financé en grande partie par l’Union soviétique. L’usine sidérurgique de Bhilai, l’un des premiers grands projets d’infrastructure de l’Inde nouvellement indépendante, a été mise en place par l’URSS en 1959.
D’autres pays ont également bénéficié du soutien politique et économique de l’ancienne Union soviétique, notamment le Ghana, le Mali, le Soudan, l’Angola, le Bénin, l’Éthiopie, l’Ouganda et le Mozambique. Le 18 février 2023, lors du sommet de l’Union africaine à Addis-Abeba, en Éthiopie, le ministre des Affaires étrangères de l’Ouganda, Jeje Odongo, s’est exprimé ainsi : « Nous avons été colonisés et avons pardonné à ceux qui nous ont colonisés. Maintenant, les colonisateurs nous demandent d’être les ennemis de la Russie, qui ne nous a jamais colonisés. Est-ce juste ? Pas pour nous. Leurs ennemis sont leurs ennemis. Nos amis sont nos amis« .
À tort ou à raison, la Russie actuelle est considérée par de nombreux pays du Sud comme le successeur idéologique de l’ancienne Union soviétique. Se souvenant avec tendresse de l’aide apportée par l’URSS, ils considèrent aujourd’hui la Russie sous un jour unique et souvent favorable. Compte tenu de l’histoire douloureuse de la colonisation, peut-on les en blâmer ?
L’histoire de la guerre froide a appris aux pays en développement que s’engager dans des conflits entre grandes puissances comporte des risques énormes mais ne rapporte que peu, voire pas du tout, de profits. Par conséquent, ils considèrent que la guerre par procuration en Ukraine concerne davantage l’avenir de la sécurité européenne que l’avenir du monde entier. Du point de vue des pays du Sud, la guerre en Ukraine semble être une distraction coûteuse par rapport à leurs propres problèmes les plus urgents. Il s’agit notamment de la hausse des prix des carburants et des denrées alimentaires, de l’augmentation du coût du service de la dette et de l’inflation, autant de facteurs que les sanctions occidentales contre la Russie ont considérablement aggravés.
Une étude récente publiée par Nature Energy indique que jusqu’à 140 millions de personnes pourraient basculer dans l’extrême pauvreté en raison de la flambée des prix de l’énergie observée l’année dernière. Les prix élevés de l’énergie n’ont pas seulement un impact direct sur les factures d’énergie, ils entraînent également des pressions à la hausse sur les prix le long des chaînes d’approvisionnement et, en fin de compte, sur les produits de consommation, notamment les denrées alimentaires et autres produits de première nécessité. Cette inflation généralisée fait inévitablement plus de mal aux pays en développement qu’à l’Occident.
L’Occident peut soutenir la guerre « aussi longtemps qu’il le faudra« . Ils ont les ressources financières et les marchés de capitaux pour le faire, et bien sûr ils restent profondément investis dans l’avenir de la sécurité européenne. Mais le Sud n’a pas le même luxe, et une guerre pour l’avenir de la sécurité en Europe a le potentiel de dévaster la sécurité du monde entier. Le Sud est alarmé par le fait que l’Occident ne poursuive pas des négociations qui pourraient mettre fin rapidement à cette guerre, à commencer par l’occasion manquée de décembre 2021, lorsque la Russie a proposé des traités de sécurité révisés pour l’Europe qui auraient pu empêcher la guerre mais qui ont été rejetés par l’Occident. Les négociations de paix d’avril 2022 à Istanbul ont également été rejetées par l’Occident, en partie pour « affaiblir » la Russie. Aujourd’hui, le monde entier – mais surtout le monde en développement – paie le prix d’une invasion que les médias occidentaux se plaisent à qualifier de « non provoquée » mais qui aurait probablement pu être évitée, et que le Sud a toujours considérée comme un conflit local plutôt qu’international.
Plusieurs pays du Sud considèrent de plus en plus que leur avenir est lié à des pays qui ne sont plus dans la sphère d’influence de l’Occident. La question de savoir si ce point de vue reflète une perception exacte de l’évolution de l’équilibre des pouvoirs ou s’il s’agit d’un vœu pieux reste une question empirique.
La part des États-Unis dans la production mondiale est passée de 21 % en 1991 à 15 % en 2021, tandis que la part de la Chine est passée de 4 % à 19 % au cours de la même période. La Chine est le premier partenaire commercial de la plupart des pays du monde, et son PIB, en parité de pouvoir d’achat, dépasse déjà celui des États-Unis. En 2021, le PIB combiné des BRICS (Brésil, Russie, Chine, Inde et Afrique du Sud) s’élevait à 42 000 milliards de dollars, contre 41 000 milliards pour le G7 dirigé par les États-Unis. Leur population de 3,2 milliards d’habitants est plus de 4,5 fois supérieure à la population combinée des pays du G7, qui s’élève à 700 millions.
Les BRICS n’imposent pas de sanctions à la Russie et ne fournissent pas d’armes au camp adverse. La Russie est l’un des principaux fournisseurs d’énergie et de céréales alimentaires pour le Sud, tandis que l’initiative chinoise des « Nouvelles routes de la soie » reste un fournisseur majeur de financements et de projets d’infrastructure. Lorsqu’il s’agit de financement, de nourriture, d’énergie et d’infrastructures, le Sud global doit compter davantage sur la Chine et la Russie que sur l’Occident. Le Sud voit également l’Organisation de coopération de Shanghai se développer, de plus en plus de pays souhaitent rejoindre les BRICS et certains pays utilisent désormais des devises qui les éloignent du dollar, de l’euro ou de l’Occident. Pendant ce temps, certains pays d’Europe risquent de se désindustrialiser en raison de la hausse des coûts énergétiques. Cela révèle une vulnérabilité économique de l’Occident qui n’était pas aussi évidente avant la guerre.
Les pays en développement ayant l’obligation de faire passer les intérêts de leurs propres citoyens en premier, il n’est pas étonnant qu’ils voient leur avenir de plus en plus lié à des pays extérieurs à l’Occident.
Le fameux « ordre international fondé sur des règles » est le rempart du libéralisme de l’après-guerre, mais de nombreux pays du Sud considèrent qu’il a été conçu par l’Occident et est imposé unilatéralement aux autres pays. Peu de pays non occidentaux, voire aucun, n’ont adhéré à cet ordre. Le Sud n’est pas opposé à un ordre fondé sur des règles, mais plutôt au contenu actuel de ces règles tel que conçu par l’Occident.
Mais il faut aussi se demander si l’ordre international fondé sur des règles s’applique même à l’Occident.
Depuis des décennies, de nombreux pays du Sud considèrent que l’Occident mène le monde à sa guise sans se soucier de respecter les règles du jeu. Plusieurs pays ont été envahis à volonté, le plus souvent sans l’autorisation du Conseil de sécurité des Nations unies. Il s’agit notamment de l’ex-Yougoslavie, de l’Irak, de l’Afghanistan, de la Libye et de la Syrie. Selon quelles « règles » ces pays ont-ils été attaqués ou dévastés, et ces guerres ont-elles été provoquées ou non ? Julian Assange croupit en prison et Ed Snowden reste en exil, tous deux pour avoir eu le courage (ou peut-être l’audace) d’exposer les vérités qui se cachent derrière ces actions et d’autres similaires.
Aujourd’hui encore, les sanctions économiques imposées à plus de 40 pays par l’Occident imposent des difficultés et des souffrances considérables. En vertu de quel droit international ou « ordre fondé sur des règles » l’Occident a-t-il utilisé sa puissance économique pour imposer ces sanctions ? Pourquoi les avoirs de l’Afghanistan sont-ils toujours gelés dans les banques occidentales alors que le pays est confronté à la famine et à l’inanition ? Pourquoi l’or vénézuélien est-il toujours retenu en otage au Royaume-Uni alors que le peuple vénézuélien vit au niveau de subsistance ? Et si l’exposé de Sy Hersh est vrai, en vertu de quel « ordre fondé sur des règles » l’Occident a-t-il détruit les pipelines Nord Stream ?
Un changement de paradigme semble s’opérer. Nous passons d’un monde dominé par l’Occident à un monde plus multipolaire. La guerre en Ukraine a rendu plus évidentes les divergences internationales à l’origine de ce changement. En partie à cause de sa propre histoire, et en partie à cause des réalités économiques émergentes, le Sud considère qu’un monde multipolaire est une issue préférable, un monde dans lequel sa voix a plus de chances d’être entendue.
Le président Kennedy a terminé son discours à l’American University en 1963 par les mots suivants :
Nous devons faire notre part pour construire un monde de paix où les faibles sont en sécurité et les forts sont justes. Nous ne sommes pas impuissants devant cette tâche ni désespérés de la réussir. Confiants et sans crainte, nous devons travailler à l’élaboration d’une stratégie de paix.
Cette stratégie de paix était le défi que nous devions relever en 1963, et elle reste encore un défi pour nous aujourd’hui. Les voix de la paix, y compris celles du Sud, doivent être entendues.
Krishen Mehta est Senior Global Justice Fellow à l’université de Yale.
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.
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Source : Lire l'article complet par Le Saker Francophone
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