L’extermination des colombes voyageuses et le suprémacisme humain (par Nicolas Casaux)

L’extermination des colombes voyageuses et le suprémacisme humain (par Nicolas Casaux)

Dans un texte écrit en 1903, l’année de sa mort, Sul­li­van Cook, un agri­cul­teur états-unien (né en 1834), se rap­pelle com­ment, enfant, dans le nord de l’O­hio, il devait

« sou­vent aller avec un fusil chas­ser les colombes voya­geuses [aus­si appe­lées tourtes voya­geuses ou pigeons migra­teurs] des champs de blé nou­vel­le­ment semés. À cette époque, le blé était semé à la volée, et les colombes venaient par mil­liers et ramas­saient le blé avant qu’il ne soit recou­vert par la traî­née. Mon père disait : “prends le fusil et tire sur toutes les colombes que tu vois”. Et sou­vent je les voyais venir des bois et se poser sur le champ nou­vel­le­ment semé, si nom­breuses que le sol deve­nait bleu de ces magni­fiques oiseaux.

Je me cachais dans un coin du ter­rain. Lorsque ces oiseaux se posaient sur le sol, ils s’alignaient en une longue ran­gée, par­cou­rant le champ à la recherche de grains. Et lorsque les oiseaux de der­rière s’é­le­vaient et volaient au-des­sus de ceux de devant, ils rap­pe­laient les petits bri­sants sur la plage de l’o­céan, et res­sem­blaient à un andain de foin rou­lant à tra­vers le champ.

J’at­ten­dais que la fin de cette vague soit en face de ma cachette, puis je me levais et je tirais dans cet andain de beau­té vivante et ani­mée. Il m’est arri­vé de ramas­ser jus­qu’à vingt-sept oiseaux morts tués d’un seul coup avec un vieux fusil à silex à canon lisse. Plus tard à l’au­tomne, ces oiseaux venaient par mil­lions se nour­rir du mât sau­vage de noix de hêtre et de glands, et chaque soir, ils pas­saient au-des­sus de notre mai­son, se diri­geant à l’ouest de celle-ci vers ce qu’on appe­lait le marais de Lodi.

Maintes et maintes fois, j’ai vu des nuées d’oi­seaux qui s’é­ten­daient aus­si loin que l’œil pou­vait atteindre, et le bruit de leurs ailes était comme le rugis­se­ment d’une tempête. »

(La colombe voya­geuse a long­temps sus­ci­té l’ad­mi­ra­tion des humains. Ses grandes volées stu­pé­fièrent les pre­miers colons et visi­teurs euro­péens. En 1615, un obser­va­teur de l’État de Vir­gi­nie les décri­vait ain­si : « Au-delà du nombre et de l’i­ma­gi­na­tion, j’ai vu pen­dant trois ou quatre heures des trou­peaux défi­ler dans l’air, si épais qu’ils nous ont même caché le ciel. » En 1947, Aldo Leo­pold se sou­ve­nait : « La colombe [voya­geuse] n’é­tait pas un simple oiseau, c’é­tait une tem­pête bio­lo­gique […] et chaque année, cette tem­pête de plumes mon­tait, des­cen­dait et par­cou­rait le conti­nent de long en large. »)

Dans la suite du texte, Cook explique à quel point la chasse de cet oiseau — qui peu­plait autre­fois les Amé­riques par mil­liards et se dépla­çait en volées inter­mi­nables — était un sport appré­cié. Tel­le­ment que l’espèce fut entiè­re­ment éra­di­quée par les colo­ni­sa­teurs. Ses der­niers repré­sen­tants mou­rurent au début du XXème siècle. Cook écrit :

« Les jeunes hommes qui cherchent aujourd’­hui quelque chose à tirer et qui se demandent ce qu’est deve­nu notre gibier doivent entendre avec colère et regret des rap­ports comme celui-ci, pro­ve­nant de l’ouest du Michi­gan, il y a quelques années : “En trois ans, 990 000 dou­zaines de colombes ont été cap­tu­rées et expé­diées à New York et dans d’autres villes de l’Est, et au cours des deux années sui­vantes, les mêmes hommes qui ont cap­tu­ré les colombes à Hart­ford ont esti­mé qu’il y avait un tiers de plus de pigeons expé­diés depuis Shel­by que de Hart­ford ; et depuis Petos­key, dans le com­té d’Em­mett, deux ans plus tard, C. H. Engle, un habi­tant de la ville ayant par­ti­ci­pé à ce mas­sacre impie, affirme main­te­nant que cinq wagons par jour ont été expé­diés pen­dant trente jours, avec une moyenne de 8 250 dou­zaines par wagon. Alors, quand on vous demande ce qu’il est adve­nu des colombes sau­vages, réfé­rez-vous à C. H. Engle, Ste­phen Stowe, Chas. Sher­burne, Hiram Cor­win et un homme du nom de Miles, du Wis­con­sin, qui en a attra­pé 500 dou­zaines en une seule jour­née. Et si l’on vous demande ce qu’il est adve­nu des colombes sau­vages, faites la somme des fac­tures d’ex­pé­di­tion et vous ver­rez ce qu’il est adve­nu de cet oiseau, le plus gran­diose gibier à plumes ayant jamais fen­du l’air d’un continent.” »

Mais le plus extra­or­di­naire, c’est la conclu­sion de son texte, le der­nier paragraphe :

« Mes jeunes amis, je veux hum­ble­ment vous deman­der par­don d’a­voir pris une petite part dans la des­truc­tion de ce sport, le plus exci­tant qui soit. Et il n’y a pas un seul d’entre nous qui n’ait honte du mas­sacre qui vous a pri­vé de ce plai­sir. Si nous avions été rete­nus par les lois de l’hu­ma­ni­té, vous auriez pu, vous aus­si, pro­fi­ter de ce sport pour les années à venir. »

Cook et ses congé­nères ont exter­mi­né les colombes voya­geuses jusqu’à extinc­tion. Ils les ont mas­sa­crées pour le sport, parce qu’il s’agissait pour eux d’un sport incroya­ble­ment plai­sant. Et une fois la colombe voya­geuse (« le plus gran­diose gibier à plumes ayant jamais fen­du l’air d’un conti­nent ») éteinte, la seule chose qu’il semble regret­ter, c’est que ses des­cen­dants ne pour­ront pas eux aus­si connaitre le plai­sir de mas­sa­crer des colombes voya­geuses. Ce qu’il regrette, c’est « la des­truc­tion de ce sport », pas « la des­truc­tion de la colombe voyageuse ».

C’est démen­tiel. Psy­cho­pa­thique. Mons­trueux. C’est aus­si un sen­ti­ment que nombre de ses sem­blables devaient par­ta­ger — et une illus­tra­tion frap­pante du « supré­ma­cisme humain » carac­té­ris­tique de la psy­cho­lo­gie de la civi­li­sa­tion dans son ensemble, et de l’immense majo­ri­té des civi­li­sés (aujourd’hui encore). Je suis en train de revoir la tra­duc­tion d’un livre de Der­rick Jen­sen que nous allons bien­tôt publier sur le sujet, inti­tu­lé Le Mythe de la supré­ma­tie humaine, et que vous pou­vez pré­com­man­der ici : https://www.editionslibre.org/produit/le-mythe-de-la-suprematie-humaine-derrick-jensen/

(Et puis, évi­dem­ment, il y a « l’amnésie éco­lo­gique ». On regrette rare­ment ce que l’on n’a pas connu. Si, aujourd’hui, beau­coup ne réa­lisent pas à quel point la vie sur Terre a été appau­vrie, atro­phiée — et/ou s’en moquent —, c’est parce qu’ils sont nés à une époque tar­dive de l’entreprise de ravage de la nature appe­lée civi­li­sa­tion. Nous n’avons jamais vu de nos yeux et donc res­sen­ti ces volées extra­or­di­naires de colombes voya­geuses, ni les grands trou­peaux de bisons, ni les mers pul­lu­lantes de baleines, etc. Nous, on fait pipi sous la douche et on applau­dit le déve­lop­pe­ment des tech­no­lo­gies de pro­duc­tion d’énergies vertes, propres, renou­ve­lables et décar­bo­nées et les mines de lithium.)

Nico­las Casaux

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À propos de l'auteur Le Partage

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