Dans la compilation de textes prétendument féministes parue l’an dernier, en 2021, dirigée par Elsa Dorlin (disciple de Judith Butler) et intitulée Feu ! Abécédaire des féminismes présents, on retrouve une brillante présentation de l’« écoféminisme radical » selon Myriam Bahaffou, qui se décrit comme :
« [U]ne meuf cis de 27 ans [aujourd’hui 28], d’origine nord-africaine, qui navigue entre les mondes queers, TDS [Travail Du Sexe], écoféministes, et qui est embarquée dans une thèse depuis un an sans trop savoir quoi en faire. Elle aime articuler des concepts bizarres entre eux, comme carnosexisme, véganisme et décolonisation. Plus que des concepts, elle sent qu’ils ont prise dans sa chair, et c’est à partir de là qu’elle parle d’écologie. Elle vient d’une classe pauvre, adore le luxe, et essaie de négocier avec elle-même tout le temps à ce sujet. Elle aime écrire, parler de philo féministe, danser, fricoter avec tout le monde, et essaie de prouver depuis quelques années que le véganisme n’est pas un truc de Blanch·es. »
Que Myriam Bahaffou soit embarquée dans une thèse sans queue ni tête dans laquelle elle articule n’importe comment des concepts bizarres, rien de plus évident. Dès le début de son essai, on lit :
« Je pourrais vous parler des mouvements anti-extractivistes en Afrique, des écoféministes anti-nucléaire en Europe, des terres lesbiennes, des sorcières, du racisme environnemental, d’écologie trans, de la “guerre” des semences, du colonialisme des territoires-peuples-savoirs, de l’eau, des énergies fossiles, de Monsanto, de Nestlé, de Coca-Cola, de la microfinance, des ONG bienfaisantes dirigées par des hommes blancs qui perpétuent un colonialisme écœurant à grands coups de white saviorism. Je pourrais vous parler de carnosexisme, de véganisme, de la viande comme symbole de la masculinité hégémonique. D’anti-nucléaire, de mobilisations féministes, de camps de la paix, de sabotages, de pink blocks, de witch blocks.
Après avoir jeté tous ces mots sur la table, je regarde ce que ça tisse, et quelles catégories je fais entrer en résonance. Je constate que les écoféminismes savent décidément bien semer le trouble, et, d’emblée, nous perdre complètement. »
Effectivement. Apparemment, « nous perdre complètement », c’est « la force des écoféminismes » : « hybrider les processus narratifs et les natures de nos histoires en floutant les frontières de vérité ». Tout un projet.
Éco-n’importe quoi
Dans un entretien accordé au magazine — tout à fait mainstream — Les Inrocks, Bahaffou affirme que « l’écoféminisme a le vent en poupe et, en devenant mainstream [nous soulignons], a déjà laissé quelques plumes derrière lui. Blanchi par les femmes bourgeoises qui s’en revendiquent aujourd’hui en occident, ce mouvement révolutionnaire, qui trouve sa source dans les luttes de femmes des Suds pour la préservation de leur environnement, est peu à peu devenu une affaire tout sauf radicale, qui risque désormais l’ultime dilution dans le grand bain de la politique et du développement personnel. »
En réalité, l’écoféminisme n’a pas vraiment le vent en poupe. Les prétendus « écoféminismes » en train de devenir mainstream, ce sont celui de Sandrine Rousseau et celui de Bahaffou. Bahaffou qui prétend honnir Rousseau au motif que l’élue EELV est étatiste et que leurs « écoféminismes » ne sont pas les mêmes (alors qu’ils sont assez proches à bien des égards, qu’ils sont pareillement queer par exemple). Ce qui n’empêche manifestement pas les comparses de Myriam Bahaffou d’en appeler au parti de Rousseau afin de faire annuler une conférence — réellement — écoféministe.
Le prétendu « écoféminisme » de Bahaffou cherche moins à comprendre les communautés biotiques et à combattre le patriarcapitalisme qu’à promouvoir les idées queers et à empêcher l’expression des discours contredisant les élucubrations postmodernes. L’écoféminisme historique n’est jamais devenu mainstream. Peu de gens ont entendu parler de Maria Mies, de Veronika Bennholdt-Thomsen, de Carolyn Merchant, d’Ariel Salleh ou de Val Plumwood.
Mais revenons-en à son grand projet, « nous perdre complètement » :
« On ne cherche plus LA vérité, ni LE mouvement qui permettrait de NOUS faire avancer ensemble pour une meilleure compréhension des causes écologiques ou féministes (qui est ce “nous”, de toute façon ?). »
Chercher la vérité, c’est dépassé. L’écoféminisme de Bahaffou n’a même pas de sujet. Il parle d’un nous indéfinissable et s’en vante : « le sujet [de son écoféminisme (ou de ses écoféminismes)] n’est plus “les femmes”. Dans un cadre écoféministe, le genre est un tremplin qui sert à dépasser l’humain. »
En bonne idéologue queer/trans, Bahaffou ne saurait de toute façon pas définir le mot « femme ». Pour elle, femme désigne n’importe quelle personne qui s’identifie comme une femme (une non-définition parfaitement absurde). Le nouveau sujet, semble-t-il, c’est donc « le genre », qui doit nous permettre de parvenir à une humanité post-humaine. Transgenre, transhumain, transespèce, l’écoféminisme de Bahaffou s’émancipe de la réalité. Et comme, aujourd’hui, le genre désigne tout et n’importe quoi, un ressenti personnel, « une sensation ou un sentiment interne » (entre autres formules niaises, vides de sens), sa pensée n’a pas vraiment de sujet. Bahaffou ajoute :
« Les écoféminismes s’attaquent même à la notion de mouvement politique, car ils sont une telle myriade d’enchevêtrements, de complicités et d’oppositions idéologiques et militantes, qu’ils refusent tout simplement l’idée du singulier. Ils ne cherchent ni la cohérence ni la sororité universelle. »
Prometteur, n’est-ce pas. Ne pas chercher la cohérence, c’est sans doute ce qui permet à Myriam Bahaffou de critiquer sans cesse l’« humanité, blanche, cishétérosexuelle, valide », la pensée « blanche, institutionnelle », tout en s’inspirant notablement de célèbres penseuses blanches, cishétérosexuelles, valides et institutionnelles comme Donna Haraway ou Isabelle Stengers, et tout en évoluant dans le milieu parfaitement institutionnel de l’université — « Myriam Bahaffou, 28 ans, est chercheuse en philosophie féministe, en cotutelle de thèse à l’université Picardie — Jules-Verne d’Amiens et à l’université d’Ottawa (Canada) » .
Pipi, caca
Écoféminisme scatophile ? Myriam Bahaffou aime les choses sales, son « écoféminisme salit la pureté écologique », « les écoféminismes salissent plus qu’ils ne restaurent. D’ailleurs, ils dérangent : ils ne chérissent pas une posture militante de la retenue, de la décence, de la sagesse. »
Vous suivez ? Vérité, cohérence, décence, sagesse, tout ça, aux chiottes. On salit. Plutôt que de ces valeurs ou idées obsolètes, l’écoféminisme ou les écoféminismes de Myriam Bahaffou (ça dépend des moments), fait la promotion de la « magie », du « BDSM », des « corps queers, trans », du « travail du sexe », etc. L’anti écoféminisme transgressif de Bahaffou soutient donc l’exploitation sexuelle, le patriarcapitalisme, et l’industrie — l’industrie du sexe, de l’identité, du corps synthétique, de la fabrique d’hormones, des procédures chirurgicales esthétiques, etc.
Cela dit, il arrive que Myriam Bahaffou formule des critiques pertinentes, comme lorsqu’elle dénonce « les bombes nucléaires, les mégamachines de l’extractivisme, les parcs d’élevages intensifs, les zoos, les trains qui transportent les déchets radioactifs, les joujoux qu’on envoie dans l’espace avec des singes et des chiens, pour prouver qu’il faut transgresser toutes les limites, sans exception ». Mais c’est ce qui arrive quand on dit tout et n’importe quoi, qu’on récupère à droite à gauche des dénonciations faciles, qui flottent dans l’air du temps, sans doute davantage par démagogie que par réelle conviction.
D’un côté, donc, Bahaffou semble affirmer que la quête absurde de transgression des limites qui anime le capitalisme industriel, c’est mal. Mais de l’autre, c’est exactement ce qu’elle promeut (dans un discours terriblement amphigourique) :
« Nous […] sommes des bonnes femmes hystériques, des déviantes écologiques, des radioactives hormonées, des cyborgs animales, des sorcières hérétiques, des chamanes post-porn. Nous floutons les frontières, nous négocions avec notre corps, dans le but de le connecter à d’autres formes de vie : là (et nulle part ailleurs) se joue notre enjeu écologique.
Nous échangeons des flux avec des plantes, des machines, des esprits. […]
Maquillage, faux ongles, extensions capillaires, stérilets, hormones, tatouages, silicone, botox, chairs bleuies par des cordes, martelées par des instruments BDSM, poumons pleins d’air pollué de la métropole, ou emplis de vapeurs de plantes illégales et délicieuses : nous sommes tous·tes des organismes génétiquement modifiés. »
C’est en prônant n’importe quoi et en défendant tout et son contraire que l’on se fait bien voir des dominants. Bahaffou roule sur le dos et montre le ventre en tirant la langue. Elle montre son inoffensivité pour le statu quo, son rôle de bouffonne du roi et des idées dominantes mainstream qu’elle accompagne avec facétie.
Post-porn
À l’attention de la lectrice ou du lecteur tristement ignorant, une précision. Le « post-porn » est une idée qui s’inscrit dans le nébuleux mouvement queer, théorisée, de même que les idées queer en général, par des universitaires dans les pays les plus riches du monde. Des gens (très bien) payés pour ça, donc. Et le « post-porn », nous explique Rachele Borghi (« maître de conférences en géographie à l’université de la Sorbonne et pornactiviste académicienne »), est une « performance » qui présente « de nombreuses caractéristiques constitutives » parmi lesquelles :
« abolition de la distinction entre public et privé, usage de l’ironie, rupture avec la dichotomie sujet/objet, effacement de la frontière entre la culture légitime (l’art) et les productions culturelles illégitimes (la pornographie), implication des spectateurs, exposition publique de pratiques traditionnellement inscrites dans la sphère privée, dénonciation de la médicalisation des corps, renversements, mise en question du lien entre sexe et sexualité, usage de prothèses (le spéculum dans ce cas) ».
Tout ça nous fait une belle jambe, prothétique ou non, n’est-ce pas. Un peu plus loin dans son texte sur le sujet, Rachele Borghi reconnait elle-même que tout ce qu’elle a dit jusqu’ici n’a pas beaucoup de sens, mais propose de préciser encore : « S’il est difficile de définir précisément ce qu’est le post-porn, on peut identifier des caractéristiques ou des thèmes récurrents qui sont partagés par la production post-pornographique, en particulier par les performances. »
Première caractéristique majeure du post-porn :
« Centralité de l’anus. Pour le transféminisme, l’anus a un rôle central. Dans son Manifeste contre-sexuel (2000), Beatriz Preciado affirme que les travailleurs de l’anus sont les nouveaux prolétaires d’une possible révolution contre-sexuelle. L’anus “traverse les frontières anatomiques imposées par la différence sexuelle […] ; c’est un lieu d’excitation et de production de plaisir qui est absent de la liste des zones orgasmiques établies […] ; c’est une usine où le corps est reconstruit comme contre-sexuel” (p. 35).
Preciado développe cette réflexion dans Terror Anal (2009). L’anus, clos par le régime hétérosexuel afin de maintenir les privilèges de la masculinité, devient un “espace de travail technologique” (p. 35), un laboratoire de pratiques démocratiques et le symbole des sexualités dissidentes. Dans une perspective similaire, le fist fucking (anal mais aussi vaginal) se voit conférer une grande importance au point d’être souvent présent dans les performances. »
Passons sur les autres caractéristiques, moins audacieuses.
En fin de compte : « La capacité à se questionner est alors développée grâce à ce voyage qui commence “de l’intérieur”. On retrouve ici les pratiques féministes de conscientisation et de self-help, qui sont notamment présentes dans les ateliers drag king et d’éjaculation. »
N’est-ce pas. Vous vous demandez peut-être : mais quel est le but de ces gens et de leurs formidables idées ? Eh bien, « le post-porn a pour objectif d’atteindre et de perturber les mécanismes de domination, y compris les mécanismes de la domination post-coloniale ».
Pour le dire avec euphémisme, nous sommes un peu sceptiques. Le post-porn, comme les idées queer en général, semble plutôt constitué de clowneries relativement inoffensives pour les mécanismes de la domination, quand elles ne participent pas à les renforcer, ou au moins à détourner des velléités révolutionnaires vers toutes sortes de pitreries plus ou moins insanes et exhibitionnistes. En d’autres termes, vous l’aurez bien profond dans le fion. (Ce n’est pas pour rien que la théorisation de ces absurdités, tout comme leur concrétisation dans des performances, lors d’évènements, etc., est subventionnée, financée par des institutions étatiques.)
Le « post-porn » semble plutôt être à la libération des femmes ce que le pop-corn et le sirop de glucose fructose issu des monocultures de maïs sont à l’équilibre alimentaire et à l’écologie. Dans la droite lignée de la SlutWalk (marche des salopes) ou encore du « mon corps mon choix », ce slogan creux (lorsque détaché de la question de l’avortement), le post-porn n’a rien de post. La pensée queer/post-moderne s’inscrit dans le féminisme dit de troisième vague, auquel appartient Bahaffou, qui évoque (dans le podcast « La poudre » de Lauren Bastide) un droit à être une salope et à s’hypersexualiser. Il s’agit de faire croire aux femmes qu’en se comportant exactement de la manière dont les hommes veulent les traiter, elles regagneraient en quelque sorte le pouvoir, qu’il serait empouvoirant de donner volontairement aux hommes ce qu’ils attendent d’elles. Comme il serait sans doute empouvoirant pour les personnes noires, de porter des chaînes et d’agir de manière servile. Non ? C’est pourtant ce que prône cette idéologie dite féministe, qui n’est en réalité qu’une réaffirmation de la mainmise de la pensée des dominants sur un mouvement jadis subversif. Magie. C’est la magie des idéologies individualistes et ultralibérales : « mon corps mon choix. » À leur niveau individuel, les femmes qui agissent dans le but de faire bander les hommes et revendiquent donner librement aux hommes ce qu’ils attendent d’elles auront l’impression qu’elles sont en contrôle. Mais de quoi ? Du fait de perpétuer la banalisation de l’infériorisation et la dégradation de toutes les femmes, tandis que rien ne change et que le statu quo demeure. Mon corps mon choix est une béquille psychologique qui soulage l’individue tout en assurant la continuité de l’oppression des femmes en tant que classe. Ces femmes oublient qu’il est contraire aux droits humains de revendiquer un statut ou des pratiques contrevenant à la dignité humaine (comme s’écarteler le cul devant une salle de classe, une des performances post-porn de Rachele Borghi). L’exploitation sexuelle — prostitution, proxénétisme, pornographie — est contraire aux droits humains, et il ne saurait en exister une version éthique.
Lauren Bastide, Myriam Bahaffou, et heureusement que le ridicule ne tue pas
Arrêtons-nous un bref instant sur le passage de Bahaffou dans le podcast de Lauren Bastide intitulé « La poudre », produit en partenariat avec Guerlain.
En guise d’introduction à leur entretien, Bastide chante les louanges de Bahaffou, en la présentant comme « l’une des penseuses politiques les plus marquantes de notre époque », notamment parce qu’elle « fait la prouesse de rendre l’éco féminisme simple et accessible ». « Tu es le futur », lui dit encore Bastide, qui affirme également qu’en lisant le livre de Bahaffou, Des paillettes sur le compost, « on sort avec une compréhension nette de ce que signifie ce mot un peu galvaudé : écoféminisme ».
Bastide évoque ensuite une anecdote, une conférence que Myriam Bahaffou avait donné quelques temps auparavant : « et je me souviens qu’après ta conférence le public était sorti un peu sonné, un peu éberlué, avec l’impression d’avoir pris une grosse claque dans la figure mais de pas avoir bien compris comment et pourquoi ».
Sans doute parce que « nous perdre complètement » constitue le mot d’ordre de Bahaffou. En tout cas, il semble que « le public » ne soit pas sorti « avec une compréhension nette » de ce à quoi il venait d’assister.
D’ailleurs, si, au départ de leur discussion, Bastide affirme que Bahaffou transmet « une compréhension nette de ce que signifie ce mot un peu galvaudé : écoféminisme », Bahaffou soutient quelques instants plus tard qu’il est « super dur de définir l’écoféminisme », et qu’« aujourd’hui », elle ne saurait « toujours pas donner une définition parfaite des écoféminismes ». Tout ce qu’elle peut dire, c’est qu’elle « sai[t] de plus en plus ce que ça n’est pas ». Une compréhension nette !
En réalité, à l’issue de l’entretien entre les deux penseuses de l’écoféminisme queer et magique, on n’a rien compris sur rien. On a seulement entendu des idées vagues et confuses partant dans tous les sens.
Le sexe, encore et encore, oh oui, encore.
Dans l’interview qu’elle a accordée au magazine Les Inrocks, Myriam Bahaffou explique que pour elle « l’écologie, c’est uniquement “comment faire groupe pour survivre” », c’est-à-dire « comment on réussit à s’allier face aux violences du quotidien, dans un monde rythmé par les crises sanitaire, économique, de migration, climatique. Comment arriver à faire groupe, c’est donc comment créer du lien entre des individus, comment faire chair ensemble. Et là, pour moi la réponse se situe forcément dans le corps, mais pas le corps comme un simple instrument de lutte. Le corps comme lieu traversé par les politiques de l’amour, dans la chair. Et la réponse, ou l’une des réponses, c’est le sexe. »
Vous suivez ? L’écologie, donc, « c’est le sexe ». Le sexe, n’est-ce pas l’argument vendeur mainstream par excellence ? Le sexe des femmes, pour le regard et la masturbation des hommes. Le sexe des femmes vend tout et n’importe quoi depuis les années 80. Pourquoi pas l’« écologie » ?
Elle continue : « Je ne vois pas comment on peut réussir à être ensemble, à créer des communautés écologiques soutenables, joyeuses, résistantes, organiques, si on omet la dimension sexuelle et érotique de nos vies. »
Mais qui parle d’écarter la dimension sexuelle et érotique de nos vies ? L’écoféminisme est également un travail de libération des femmes de l’exploitation sexuelle. Il s’agit d’abolir tout ce qui empêche les femmes de se penser collectivement en un sujet désirant et décolonisé de l’exploitation sexuelle patriarcale. D’abolir tout ce qui mutile leur imagination érotique en les vouant à de l’excitation traumatique formatée. Au lieu de ça, aujourd’hui, des violences sexuelles contre les femmes sont présentées sous un vernis de paillettes, comme des « kinks ». En témoigne ce récent article du Guardian intitulé « L’étouffement sexuel est désormais si courant que de nombreux jeunes pensent qu’il ne nécessite même pas de consentement. C’est un problème. » Des conséquences parmi d’autres de l’essor du BDSM que Bahaffou apprécie tant. Le mépris et l’avilissement des femmes n’est plus une violence sexuelle si c’est un kink. Les insultes raciales ne sont plus du racisme si c’est un kink. Ce n’est pas de la violence si le geste est consenti, encore mieux s’il est « désiré » par le biais d’un déplacement traumatique !
Mais Bahaffou ne semble pas s’être intéressée aux psychotraumatismes associés aux violences sexuelles, étant donné qu’elle place au centre de son écoféminisme (ou des écoféminismes, c’est selon les moments) une promotion de la prostitution et une critique de la perspective abolitionniste.
Plutôt que de célébrer la prostitution au motif qu’elle procurerait une formidable « expertise du care, de l’écoute » (quelle invraisemblable honte d’affirmer ça ; cela dit, entre le moment où cet article a commencé à être rédigé et sa parution, le texte de l’interview de Bahaffou publié dans Les Inrocks a changé ; ces mots ne figurent plus dans la dernière version ; pour lire l’ancienne version, c’est par ici), Bahaffou ferait mieux d’écouter les survivantes des États ayant décriminalisé, voire légalisé le proxénétisme, qui pourraient lui expliquer comment leur pays est devenu une plaque tournante du trafic humain, et comment l’offre entraîne la demande, comment la prostitution normalise l’achat de femmes chez une population entière d’hommes, comment cela impacte leur vision des femmes, ainsi que la vision que les femmes ont d’elles-mêmes.
Un truc de castes
Bahaffou, qui est végane, souhaite prouver que le véganisme n’est pas « un truc de blanch·es ». De blanch·es, ce n’est effectivement pas le cas, mais l’on fait pourtant difficilement plus bourgeois ou élitiste (voir notre entretien avec Sylvia Karpagam intitulé « Le végétarisme en Inde »), et plus contraire à l’organisation du vivant. L’agriculture monoculturale pratiquée par les premières civilisations ou proto-civilisations est à l’origine de la catastrophe en cours : coupe des forêts pour les constructions ou l’armement, épuisement de la couche humifère (considérée comme « arable » pour son exploitation), destruction des biotopes, captation des rivières et des fleuves, érosion perpétuelle des sols induisant de perpétuelles conquêtes et la spoliation des territoires d’autres humains et non-humains, guerres et esclavagisme (ou servitude moderne). Aucune culture soutenable n’a fait le poids face au rouleau compresseur de l’expansion civilisatrice (ou la guerre contre tout ce qui existe). Le fruit de ce mode de vie n’a pas tant été le « grain » que son accumulation et le contrôle de la nourriture qu’il assure aux possédants. L’accumulation du pouvoir et des richesses a dû être protégée de ceux qui étaient exploités pour les produire. D’où une classe professionnelle de guerriers, la transformation d’êtres humains en « ressources humaines » renforcée par la patrilocalité et une culture militaire viriarcale, etc. Une partie de l’origine de l’exploitation et de la subordination systématiques des femmes, qui demeure aujourd’hui. Aux côtés du monde naturel, les femmes sont la matière première de cette culture. Mais ce n’est pas à cause de la viande. Si, aujourd’hui, la consommation (excessive) de viande industrielle va de pair avec l’expression d’une masculinité phallocratique (le gros consommateur d’une viande de mauvaise qualité aime faire de gros barbecues et rouler dans son gros 4×4, etc.), en elle-même, la consommation de chair animale n’induit pas nécessairement une attitude viriarcale, masculiniste, contrairement à ce qu’une lecture absurde de l’histoire humaine prétend. « L’ingestion de la chair d’autrui » ne « suppose » pas « la violence, la tyrannie, la guerre », comme Bahaffou l’écrit dans sa thèse. Et « la philosophie végétarienne » n’est pas « liée au pacifisme », le végétarisme n’a rien d’intrinsèquement pacifique (en témoigne, entre autres choses, l’histoire de l’Inde).
Bahaffou réaffirme peut-être sans le réaliser la vieille séparation patriarcale en associant intrinsèquement — sans nuances — viande et masculinité patriarcale. Manifestement lectrice de Peggy Reeves Sanday, elle critique l’assimilation de la chasse à une prérogative exclusivement masculine, mais cette critique ne vise ni à montrer que les femmes aussi chassaient (ce qu’occultent trop d’anthropologues), ou pourraient chasser. En effet, les anthropologues masculins ont trop souvent considéré que les femmes se contentaient de cueillir ou de collecter des végétaux, alors que dans de nombreuses sociétés, elles ramenaient aussi du petit gibier, des poissons, des reptiles, des amphibiens, des oiseaux ou encore des rongeurs. En outre, le fait que les femmes aient chassé et chassent du gros gibier a longtemps été inconcevable. Mary Zeiss Stange dénonce ce biais dans son excellent ouvrage Woman The Hunter (« La femme chasseuse »). Bahaffou ne se distingue pas de l’idéologie patriarcale sur cette question — les femmes ne chassent pas, la chasse ne saurait avoir aucun intérêt pour elles. Mary Zeiss Stange montre au contraire dans son livre que le fait de chasser, pour les femmes, pourrait avoir des effets profonds sur la vie des femmes, et émancipateurs.
Bahaffou soutient par ailleurs que les sociétés matriarcales (des sociétés égalitaires, et non pas le reflet inversé du patriarcat) sont végétariennes. C’est faux, comme le montre Heide Goettner-Abendroth dans son livre Les Sociétés matriarcales. Les sociétés les plus égalitaires ayant existé et les rares qui existent encore correspondent à des sociétés de chasse-cueillette à retour immédiat. La viande de chasse est (était) une composante essentielle de leur culture. En outre, dans les sociétés matrilinéaires qui existent encore, telles les populations Minangkabau, la pêche joue un rôle majeur, et la viande de ruminant, devenue rare à cause du saccage de leur économie traditionnelle par le colonialisme et le développement capitaliste, est un mets estimé, préparé de manière traditionnelle pour les grandes occasions. Le bœuf était une nourriture primordiale en Indonésie, en Malaisie, à Singapour et dans les Philippines au sein des sociétés matrilinéaires et plus égalitaires. Les végétarismes ont surtout été imposés par des classes de colons religieux et les castes supérieures des populations colonisatrices — patriarcales de surcroît. En Inde, ce sont encore les castes supérieures qui interdisent aux classes inférieures de consommer de la viande, alors que ces populations n’ont pas les moyens d’entretenir une alimentation végétarienne qui leur permettrait une relative bonne santé.
L’histoire, en Inde aussi bien qu’en Occident, nous montre au contraire que le végétarisme a pu et peut servir d’outil de domination de classes. Pour les dirigeants de la Vegetarian Society, créée en 1847, le végétarisme était « le moyen le plus efficace pour produire des travailleurs industriels sains, purs, vigoureux, endurants à la tâche et respectables, toutes qualités requises par la nouvelle discipline du travail usinier et industriel ». Antérieurement, le végétarisme était déjà promu par diverses sectes chrétiennes, toutes reconnaissant une hiérarchie des êtres vivants — la Scala Naturae ou Grande chaîne des êtres. En accord avec leur ontologie hiérarchique, ces philosophies qui situent l’esprit immatériel de la divinité, puis l’homme (l’homme seulement), au-dessus du reste du vivant, associent la viande à l’impureté, à la matérialité des corps sensibles que détestent tant les religions patriarcales, et qui est également associée au corps saignant de la femme (règles, accouchement). Il s’agit de philosophies dualistes, qui séparent l’homme du monde naturel, réduit à une réserve de ressources naturelles à disposition de l’homme. Bahaffou invoque d’ailleurs le végétarisme des pythagoriciens et le végétarisme anglo-saxon tout en ne mentionnant pas leur misogynie édifiante et leur souscription au dualisme philosophique. Comme toutes les écoles de pensée grecques, les pythagoriciens associaient la masculinité aux idées et à la rationalité, et la féminité à la matière informe et inutile à laquelle l’esprit (l’homme) venait donner forme. Ces idées ont d’ailleurs été directement introduites dans le christianisme. Ces systèmes de croyances en un dualisme métaphysique considèrent le corps comme une prison charnelle qui contraint l’esprit et qui résulte de la Chute (pour le christianisme — et de la métempsychose, pour les spiritualisés qui l’ont précédé et qui l’ont inspiré). L’esprit doit être nettoyé des impuretés de la chair grâce à une alimentation considérée comme purificatrice : le végétarisme. La viande est donc malsaine et entraîne, par exemple, selon l’église adventiste du septième jour, tous les péchés mortels, dont celui — ultime — de la masturbation.
Les végétarismes, en plus d’être institutionnalisés au travers d’idéologies dualistes et misogynes, reposent sur une conception spéciste du monde naturel. L’argumentation contemporaine invoque aujourd’hui l’éthique et le fait que nous devrions nous comporter de manière morale vis-à-vis de certains animaux, mais pas vis-à-vis de toutes les autres espèces animales ou vivantes. L’on peut pourtant envisager d’essayer se comporter moralement envers la totalité du vivant : envers les arbres individuels, les plantes, la forêt, le sol, lui aussi vivant, les insectes, et tous les animaux. Et fonder nos égards ajustés sur d’autres principes que la seule « sentience » (un critère anthropocentré). C’est possiblement ainsi qu’ont vécu les humains pendant la majeure partie de leur existence, dans des sociétés de chasse-cueillette, en ne chassant et en ne collectant pas plus que ce dont ils et elles avaient besoin, parfois en pratiquant diverses formes d’horticultures ; en se comportant, d’un point de vue écologique, comme des animaux bien intégrés à leur écosystème, et non pas en exploiteurs détruisant tout sur leur passage, causant l’extinction des autres espèces.
Mais le mélange d’idées en vogue qui caractérise le discours de Bahaffou est approprié pour l’humain industriel aisé des grandes villes, qui appréhende le monde au prisme des théories post-modernes produites dans les départements d’études de genre de campus universitaires déconnectés de la vie réelle.
Il semblerait que notre rebelle en herbe ne soit pas tant en train de transgresser ou de disrupter l’ordre dominant que de fournir le travail gratuit que fait l’opprimée au bénéfice de l’oppresseur, et qui consiste à aménager sa propre oppression en travestissant des idées réellement dangereuses pour le statu quo — en les vidant de tout leur potentiel révolutionnaire. D’où la petite notoriété qu’on pourra sans risque lui accorder. Les paillettes, ça pollue.
Audrey A. et Nicolas Casaux
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