Le 12 décembre 2022, la journaliste et féministe britannique Suzanne Moore publiait sur son site un entretien exclusif avec J.K. Rowling, au sujet du centre de conseil pour les femmes victimes de violences masculines qu’elle vient d’ouvrir à Édimbourg, en Écosse. Un centre créé et géré par et pour des femmes. Le seul à être exclusivement réservé aux femmes dans la région. Les autres acceptent des hommes (qui se disent femmes).
La gauche queer et transidentitaire fulmine. C’est honteux, c’est incroyablement transphobe de ne pas accepter les hommes (qui se disent femmes) dans les centres pour femmes victimes des violences des hommes. La gauche transidentitaire et sa misogynie — et sa stupidité, et son insanité — totalement décomplexée.
Bravo à J.K. Rowling et à toutes ces femmes. Voici une traduction de l’entretien entre Rowling et Moore.
Lorsque J. K. Rowling vous dit qu’elle a dans sa manche une chose qu’elle souhaite vous montrer — un tout nouveau projet dont personne ne connaît l’existence — cela vaut la peine de prendre le train pour Édimbourg. Se lance-t-elle dans un tout nouveau genre littéraire ? Abandonne-t-elle l’écriture ? A‑t-elle décidé d’émigrer ?
Je n’en ai aucune idée.
La Jo que je connais un peu possède à la fois une énorme présence publique et une vie privée bien protégée. Elle m’a dit qu’elle voulait s’asseoir avec moi et parler de féminisme en tête-à-tête, parce que nous ne l’avons jamais fait. Alors, autour d’un café et de biscuits, c’est ce que nous avons fait.
« Discutons un peu », me dit-elle, « puis je te montrerai ce que j’ai fait ».
Depuis que je l’avais entendue dire que nous vivions la période la plus misogyne qu’elle ait jamais connue, je voulais savoir ce qu’elle entendait par là.
« Si, quand j’avais 18 ans, vous m’aviez montré ce à quoi les jeunes filles seraient aujourd’hui confrontées — ce à quoi nous aurions tous à faire face, mais particulièrement les jeunes filles — j’aurais été horrifiée. Parce qu’à 18 ans, on se dit que les choses ne peuvent que s’améliorer — parce qu’on possède ces droits, parce que toutes ces femmes extraordinaires produisent des analyses féministes, et que ça va changer, ça va vraiment changer. Quand j’aurai l’âge de ma mère, pensai-je, mes filles auront la vie tellement plus facile. Mais aujourd’hui, je pense que nous avons régressé. Je pense que nous vivons un cauchemar. »
Très jeune, elle a commencé à se considérer comme une féministe. Enfant, même ?
« Je dirais que oui, en effet. Et puis, à l’âge de 18 ans, j’étais une féministe radicale convaincue. Je ressentais un terrible sentiment d’injustice pour toutes les femmes. La façon dont j’ai grandi, c’était très traditionnel. »
Je lui confie qu’en ce qui me concerne, je n’ai réalisé que plus tard que j’étais féministe, parce que j’aimais trop le rouge à lèvres.
« Je n’ai jamais cessé d’aimer le rouge à lèvres, mais le féminisme radical est une église très large. Il y avait des choses dedans avec lesquelles je n’étais pas d’accord. Je n’aime pas les idéologies, quelles qu’elles soient : je n’ai jamais rencontré d’idéologue qui ne serait pas du genre à dissimuler un peu de vérité. »
Que les idéologies suppriment toujours un pan de la vérité, lui fais-je remarquer, ça ne se dit pas.
« Eh bien, je viens de le dire. Mais tu as raison : tu choisis ta tribu, tu psalmodies des mantras, et tu défends tout ça jusqu’à la mort. Même s’il te faut tordre la logique pour ça. »
Comme je le signale à Jo, j’envie les gens comme ça, avec leur certitude — presque religieuse.
« Bien sûr », me répond-elle, « ça implique de laisser ton cerveau à la porte. J’ai beaucoup réfléchi à tout ça ces cinq, voire dix dernières années. Les anciennes définitions de la gauche et de la droite semblent s’être tellement brouillées. J’ai l’impression qu’on assiste actuellement à une guerre culturelle entre des autoritaires et des libéraux. Et ces catégories me semblent traverser l’ancien clivage gauche/droite. »
Comme de nombreuses femmes, Rowling ne trouve pas de parti parlementaire à soutenir et ne sait pas pour qui voter. Rappelez-vous : il s’agit d’une femme qui a donné beaucoup d’argent au parti travailliste au fil des ans. Mais ce parti est désormais assis sur la barrière des questions de genre — et cette barrière est en train de s’effondrer.
Nous parlons de la misogynie pure et simple d’une grande partie de la gauche dure, pour qui la question des droits des femmes est secondaire. « Ils sont tellement convaincus de leur supériorité morale. »
Je m’interroge sur les parallèles entre l’antisémitisme et la misogynie chez ces militants : ces deux groupes [les juifs et les femmes] ont le sentiment de ne pas être écoutés, et que personne ne s’en soucie.
« C’est l’instrumentalisation du traumatisme, n’est-ce pas ? On nous dit que votre expérience vécue n’est pas importante. On ne nous permet littéralement pas de parler de notre vécu. On nous dit qu’on ne fait “que rechercher de l’attention. Que jouer à la victime.” Il s’agit de propos typiques d’un abuseur. »
Pour moi, le principal choc a été de réaliser d’où provenait ce retour de bâton contre les droits des femmes. Nous avions lu Susan Faludi dans les années 90, qui estimait que le danger proviendrait de la droite évangélique. Mais en réalité, ici, il a découlé des politiques identitaires de gauche.
Rowling est d’accord : « La deuxième vague [du féminisme] a obtenu des gains considérables, tout comme la première vague. Je me disais bien qu’un ressac massif pouvait se produire, mais je ne m’attendais pas à ce qu’il provienne de ce que je considérais comme “mon propre camp”. »
Quel est « notre camp » de nos jours ? Je me le demande. Les femmes qui défendent les femmes sont aujourd’hui systématiquement considérées comme transphobes, un terme que nous détestons toutes les deux. Comme elle l’explique :
« Je ne ressens ni peur irrationnelle ni haine envers les personnes trans — Dieu sait combien de fois je l’ai répété. Mais si le fait de ne pas croire en une âme genrée constitue de la “haine”, alors la discussion est impossible. Impossible. Il n’y a plus rien à faire. L’absence de débat a été leur tactique depuis le départ [en France comme au Royaume-Uni et ailleurs, les militants trans imposent leurs idées en affirmant impérieusement qu’il n’y a aucun débat à avoir, leur mot d’ordre est littéralement “pas de débat” (NdT)], mais c’est en train de changer. »
Cela a commencé à changer quand Rowling a ouvert une brèche dont les fissures se propagent partout maintenant. « Les femmes se montrent de plus en plus courageuses pour exprimer leurs opinions », estime-t-elle.
Mais cela a un coût. Je reçois toujours autant d’e‑mails et de lettres de femmes qui veulent simplement poser des questions : des assistantes pédagogiques qui ne voient pas d’inconvénient à ce que des petits garçons portent des robes, des endocrinologues qui n’ont plus le droit d’utiliser les mots « homme » et « femme ». Des femmes qui se sentent contraintes au silence par peur de perdre leur emploi si elles se risquaient à dire « ce qu’il ne faut pas dire ».
C’est ce qui a poussé Rowling à prendre la parole. Il y a trois ans de cela, elle a vu ce qui était en train de se passer et a réalisé : « Il va falloir que ce soit moi, n’est-ce pas ? Parce que même si tout le monde boycottait mes livres pour le restant de mes jours, je serais toujours en mesure de nourrir mes enfants. C’est un privilège phénoménal d’être dans une telle position. Je me considère comme l’une des personnes les plus chanceuses sur Terre. » Chanceuse ? Avec les tonnes de menaces de mort qui lui pleuvent dessus depuis tous les recoins de la Twittosphère ?
« Nous savons toutes, nous qui avons été dans l’œil du cyclone, que l’effort mené pour tenter de nous arrêter se poursuit. Et le plus significatif, c’est que la principale stratégie de cette tentative de censure, c’est l’intimidation. La peur. »
Pour elle comme pour moi, le plus dur, c’est le fait de craindre pour nos familles.
« C’est pourquoi il est important que des femmes comme nous se lèvent — des personnes qui peuvent se permettre de prendre des coups. Car oui, cela a un coût. Nous avons toutes deux payé ce prix, et on dit de nous que nous avons été censurées. Pourtant tu n’as pas cessé de t’exprimer… »
Elle rit. « La seule fois où j’ai mentionné que j’avais été censurée, les ventes de mes livres ont augmenté. Pourquoi est-ce que j’en ris ? Je n’arrive pas à croire que je dise cela. Mais il faut se moquer d’eux. Je ne me considère pas comme censurée. »
Nous rions, mais nous connaissons toutes les deux des femmes qui ont perdu leur emploi, des lesbiennes butch qui ont été vilipendées pour leur façon de s’habiller. [De nombreuses femmes ont été censurées, ont été licenciées ou forcées de démissionner, ont été harcelées, ont perdu des contrats, ont reçu la visite de la police, ont été placées en garde à vue pour des tweets, des propos publics et autres, soutenant par exemple qu’un homme ne peut pas devenir une femme. Rowling est multimillionnaire, sa puissance de discours n’est en rien comparable à celles des autres femmes. (NdT)] Au lieu de célébrer la non-conformité au genre, on dirait plutôt que les stéréotypes de genre sont plus que jamais renforcés.
La prise de position de Rowling, qui a entraîné une altération de son statut public — elle est passée de reine irréprochable de Poudlard à iconoclaste problématique et mise à l’écart — a probablement dû affecter certaines de ses relations personnelles. Oui, elle a perdu des ami·es qui lui envoient parfois des messages de soutien en privé, mais qui, en public, ne la soutiendront pas (#Me too…). Pour voir les choses du bon côté, elle a rencontré des femmes qui feront partie de sa vie pour toujours, même si elle ne partagera pas leurs opinions sur des questions telles que l’indépendance de l’Écosse.
Nous avons toutes deux conscience du maccarthysme rampant, de la destruction du langage et de ceux qui se font une joie de dénoncer les femmes qui pensent mal.
« Qu’est-ce qu’un “espace sûr” ? » demande-t-elle. « Pour moi, un espace sûr n’est pas un endroit où je dois uniquement utiliser les “termes corrects”, où je ne suis pas autorisée à parler de ma propre expérience, ou encore où je ne suis pas autorisée à professer une croyance en la biologie [à exprimer son savoir en biologie. La réalité n’est pas une croyance (NdT)]. En quoi cela pourrait-il constituer un espace sûr pour moi ? En rien, et ce n’est pas non plus un espace sûr pour beaucoup de femmes. »
Tandis qu’elle effectuait des recherches pour son dernier livre, Jo a parcouru des réseaux sociaux comme Tumblr et Reddit. « Quelqu’un a dit un jour : “À quoi ressemblerait Sa Majesté des mouches s’il s’était agi de filles au lieu de garçons ?”. J’ai vu ce que ça aurait donné. Certains contenus sont choquants, pleins d’automutilation et de troubles mentaux flagrants. » Je lui dis qu’Insta et Twitter me suffisent, car j’ai un peu de mal avec ces technologies. « Moi aussi » me dit-elle, « mais disons que je n’ai rien contre un petit filtre, surtout après une nuit difficile ».
« Certains salons de discussion m’ont tellement touchée que j’ai dû aller relire Christopher Lasch, qui a écrit quelque chose de magnifique sur la confusion entre l’autosurveillance anxieuse et l’examen critique de soi. »
C’est la clef : cet étiquetage et ce marketing du soi ont rendu le féminisme complètement individualiste et lui ont fait perdre son pouvoir collectif. [Alors, non, il ne s’agit pas de féminisme, mais d’une récupération/cooptation du féminisme par les dominants. Ce qu’elles considèrent ici comme du féminisme — le féminisme libéral — est en fait un mouvement pour les privilèges sexuels des hommes, porté par les femmes. (NdT)]
« C’est là que mon féminisme se sépare nettement du féminisme de la troisième vague. Je constate une immense confusion entre la féminité [femininity, la féminité en tant que rôle social, l’ensemble de stéréotypes sociaux attribués aux femmes parce qu’elles sont des femelles de l’espèce humaine dans cette société (NdT)] et le fait d’être une femme [femaleness : le fait d’être née femelle de l’espèce humaine]. Nous nous battions pour mettre un terme à cette confusion, et les voilà qui, selon moi, l’embrassent pleinement.
Ces contradictions me rendent folle : on nous dit à la fois que le genre est inné et immanent, mais aussi que c’est un choix, une performance. Ces deux choses ne peuvent pas être vraies en même temps. Si c’est un choix, alors, clairement, ce n’est pas inné. »
Nous parlons de l’Iran et de l’Afghanistan. Mes désillusions avec le type de féminisme actuellement à la mode ont trait au fait qu’il n’a pas la moindre portée globale.
Rowling répond : « Il y a eu un recul. J’ai l’impression que le féminisme dominant s’est orienté vers un modèle très individualiste, depuis un certain temps, probablement au cours des 20 dernières années. Il prétend que tout choix fait par une femme est, par définition, un choix féministe, parce qu’il a été fait par une femme. Mais à quel moment prend-il en compte le fait que les options dont disposent les femmes sont limitées, contraintes ? Cette vision des choses que je considère comme très élitiste m’agace fortement. Il suffit de réétiqueter certaines expériences, et le tour est joué : voilà, nous avons redéfini le problème de sorte qu’il n’existe plus. Il me semble que des jeux de langage sont venus remplacer un véritable militantisme. Allons-nous simplement nous asseoir, en sirotant du Chardonnay, et discuter de tout ceci avec la bonne terminologie ? Mais où est passée notre solidarité avec ces femmes ?
La position que j’ai rencontrée çà et là, c’est qu’il n’y aurait pas d’expérience universelle liée à la féminité [womanhood : le fait d’être une femme]. Eh bien, il y a pourtant une expérience commune : c’est le fait d’être une femme — le fait d’être une femelle de l’espèce humaine. En omettant cela de votre analyse, tout s’écroule. J’ai été choquée par le nombre de femmes qui m’ont contactée en me disant : “Nous ne pouvons pas nous battre si ce n’est sur la base de notre classe de sexe.” Sans classe de sexe, pas de militantisme. »
***
Le téléphone sonne. « Tu es prête ? » me demande Jo. « Il y aura des sandwiches. »
Hmm. Sandwiches ou militantisme ? Difficile de choisir.
Nous nous mettons en route jusqu’à une maison de ville située à Édimbourg. Les moquettes sont en train d’être posées. L’odeur de la peinture fraîche emplit l’endroit. C’est ce qu’elle voulait me montrer.
Nous voici à Beira’s Place [« Chez Beira » ou « L’endroit de Beira » (NdT)].
Il s’agit d’un nouveau service de soutien et de défense des femmes ayant subi des violences sexuelles, financé par J.K. Rowling, et qui ouvre ses portes aujourd’hui. Il a été mis en place afin de répondre au besoin jusqu’ici non résolu d’un service réservé aux femmes survivantes des violences masculines. Il n’y en avait toujours pas dans la région.
Il y a une légère nervosité dans l’air. Comment ont-elles fait pour garder le secret ? En tout cas, elles ont réussi ! Elles ouvrent aujourd’hui. Tout ce qui porte le nom de Rowling ne peut qu’attirer l’attention. Que quelqu’un s’en prenne à un centre d’aide aux victimes de viol serait évidemment mal vu, mais la situation est telle en Écosse que des manifestants n’ont pas hésité à huer des femmes qui se rendaient au Parlement pour témoigner de leurs expériences [de violences sexuelles (NdT)].
L’unique Rape Crisis [Centre de soutien pour les personnes victimes de violences sexuelles] d’Édimbourg est actuellement déjà surchargé et quelque peu controversé. Sa position selon laquelle les survivantes de viols devraient être rééduquées au sujet des droits des personnes transgenres afin de se remettre de leur traumatisme ne convient pas à nombre de ses usagères. L’idée que les survivantes ayant supposément des « croyances inacceptables » devraient remettre en question leurs « préjugés » soulève la question de savoir à qui s’adresse ce service.
Imposer une opinion politique à une femme dans un moment de détresse et de profond traumatisme n’est-il pas inapproprié ? Est-ce même éthique ? Professionnel ? De nombreuses survivantes ne se sentent pas à l’aise avec tout ceci et ont demandé à plusieurs reprises à être prises en charge par des femmes. Et par des femmes uniquement. Certaines renoncent à recourir à ce service en conséquence.
Tout ceci, ainsi que le fait que Nicola Sturgeon, la Première ministre d’Écosse, ait fait passer son projet de loi sur l’auto-identification malgré l’opposition puissante de Reem Alsalem, la rapporteuse spéciale des Nations unies sur les violences faites aux femmes et aux filles, constitue la toile de fond de l’ouverture du nouveau centre. Il est évident que sa mise en œuvre a été planifiée de longue date.
Nous entrons dans une pièce confortable réchauffée par un feu de cheminée et où ont été disposées des assiettes de sandwiches et de biscuits. Nous nous sentons dans un espace chaleureux et sûr. La pièce est remplie de femmes qui travaillent depuis des dizaines d’années avec des femmes ayant subi des viols et des violences. Isabelle Kerr, PDG de Beira, affirme qu’il s’agit de crimes sexistes [le sexisme est toujours celui des hommes sur les femmes, il ne peut exister de sexisme contre les hommes dans une civilisation de domination patriarcale et viriarcale. NdT]qui traversent toutes les classes, cultures et religions : « Les services efficaces de lutte contre les violences sexuelles doivent être indépendants et axés sur les besoins des victimes. Ils doivent proposer des services réactifs et centrés sur les femmes, et ne doivent pas subir la pression des agendas politiques du moment. »
Beira’s Place n’est pas un refuge ni une halte d’accueil. Les femmes viennent, leurs besoins sont évalués, puis une thérapie et une aide appropriées leur seront proposées. Et ce, gratuitement.
La criminalité sexuelle en Écosse est en hausse depuis 1974. Pour Jo Rowling, il s’agit de remédier à des besoins non satisfaits : « En tant que survivante d’une agression sexuelle, je sais combien il est important que les survivantes puissent bénéficier de soins centrés sur les femmes et dispensés par des femmes à un moment où elles sont aussi vulnérables. »
Il y a clairement de nombreux besoins non satisfaits — les listes d’attente sont énormes pour les centres d’aide aux victimes de viols à travers le Royaume-Uni. Le manque de financement est un problème majeur.
Ce que Rowling a fait ici est extraordinaire. Non seulement elle a acheté le bâtiment, mais elle finance l’ensemble du service. Il ne s’agit pas d’une association caritative. Le service ne dépend pas des caprices de qui est au pouvoir. Bien que Rowling couvre les coûts de base, si des gens veulent soutenir le service, il leur sera possible de le faire à l’avenir en donnant pour payer des extras tels que les frais de déplacements ou de garde d’enfants des utilisatrices du service. Mais pour l’instant, ce n’est pas la priorité.
Pour l’instant, il s’agit simplement d’augmenter la capacité quand et où c’est vraiment nécessaire. Il s’agit d’offrir une option. Beira’s Place ne propose pas de « rééducation ». Le centre ne porte aucun jugement.
Comme l’explique Isabelle Kerr : « Vos opinions politiques n’ont aucune importance. Nous nous concentrons sur vos besoins. Ainsi, lorsqu’une femme arrive, nous lui posons une série de questions. Mais qu’elle réponde ou non à ces questions n’a aucune importance ; cela n’affectera pas le soutien qu’elle recevra. Elles peuvent donner autant ou aussi peu d’informations qu’elles le souhaitent. Elles viennent donc pour cette évaluation, puis nous prenons des dispositions pour qu’elles commencent à bénéficier d’un socle de séances avec une travailleuse sociale désignée.
La première étape consiste à assurer leur sécurité. Il faut que la personne se sente hors de danger dans cette pièce. Parce que si elle ne se sent pas en sécurité, elle ne sera jamais en mesure de commencer à parler de son traumatisme et à le traverser. Or, c’est ça le processus de guérison.
Mais nous veillons également à ce qu’elles soient en sécurité ailleurs. Parce que si elles ne sont en sécurité qu’ici, nous ne faisons pas correctement notre travail. Elles peuvent avoir besoin d’un logement sûr. Sur ce plan aussi, nous pouvons aider. C’est à ça que correspond le travail de défense des intérêts des femmes. »
Peu importe que la femme soit allée voir la police ou non. Peu importe qu’elle ait été violée une seule fois ou — comme c’est trop souvent le cas pour les femmes détenues — qu’elle ait subi des abus toute sa vie.
La directrice générale adjointe, Sue Domminney, parle également d’une approche pragmatique et flexible de la thérapie : thérapie de groupe pour certaines, travail corporel pour d’autres, voire TCC. « Le bon modèle c’est celui qui fonctionne pour cette femme. » Elles utiliseront certainement l’excellent livre de Judith Lewis Herman, Trauma and Recovery, ainsi que The Body Keeps the Score de Bessel Van der Kolk.
Des problèmes de protection peuvent se poser si une femme révèle qu’un mineur de moins de 16 ans est en danger. Isabelle a manifestement dû faire face à cette situation à de nombreuses reprises. « Je vais directement voir la femme et je lui dis que je dois alerter les agences. Souvent, la femme souhaite que vous fassiez quelque chose parce qu’elle se sent impuissante. »
Ces femmes, qui se battent contre la violence masculine, savent à quoi elles font face. Kerr et Domminney ont à elles deux plus de trente ans d’expérience dans la gestion du centre Glasgow and Clyde Rape Crisis. Et Rowling a sélectionné son équipe de rêve pour former le conseil d’administration qui les soutient : Rhona Hotchkiss, ancienne infirmière, directrice de prison et conseillère auprès du gouvernement écossais ; Johann Lamont, députée du parti travailliste et du parti coopératif, et militante de longue date pour les droits des femmes ; Margaret McCartney, médecin généraliste, universitaire et journaliste ; et Susan Smith, codirectrice de For Women Scotland, la plus grande organisation racinaire de femmes [« grassroot » : populaire, par contraste avec des organisations créées par des institutions, des personnes au pouvoir (NdT)] du pays.
Assise aux côtés de Kerr et Domminney, je peux sentir l’expertise et la compréhension qui émanent d’elles. Le simple fait d’être dans cette pièce est incroyablement réconfortant. Il n’y a rien qu’elles n’aient connu ou traité. Elles sont, pour utiliser le jargon, parfaitement à l’écoute des besoins des femmes.
Je me sens dépassée par l’existence de personnes aussi extraordinaires.
Rowling prend un sandwich. « J’ai pris le BLT [un type de sandwich]. Ça dérange quelqu’un ? »
Elle s’assied et ne dit pas grand-chose, je remarque qu’elle se contente d’écouter. C’est une femme avec des ovaires d’acier. Pourquoi a‑t-elle fait ça ?
Plus tard, elle se souvient avoir entendu cette injonction selon laquelle les femmes [victimes de violences sexuelles] devaient « redéfinir leur traumatisme ». Cela l’avait fortement interpelée. Pourquoi, avait-elle harangué son mari, lorsqu’une femme est en état de traumatisme extrême et qu’elle va chercher du soutien quelque part, ses croyances devraient-elles entrer en ligne de compte ?
« Ça m’était insupportable. Ce n’est pas une affaire politique pour moi ; c’est personnel. Et puis, au bout de deux jours, j’ai eu une illumination et je me suis dit : “Je n’ai pas à faire les cent pas dans ma cuisine en fulminant. Je peux faire quelque chose à ce sujet.” Et c’est comme ça que ça a commencé. Et aujourd’hui, me voilà. »
Et nous y voilà. À Beira’s Place, un service pour les femmes, géré par des femmes.
Beira (prononcez Baï-ra) est la déesse écossaise de l’hiver. Elle règne sur la partie sombre de l’année et passe le relais à sa sœur Bride lorsque l’été revient. Beira représente la sagesse, le pouvoir et la régénération des femmes. Sa force perdure pendant les périodes difficiles, mais son mythe contient la promesse qu’elles ne dureront pas éternellement.
Rowling a mis son argent là où est son cœur, et quel cœur elle a ! Ce qu’elle a fait est merveilleux. Merveilleux.
J’ai attendu d’être dans le train pour verser une larme. De joie, pas de chagrin.
Le moment n’est pas des plus faciles pour défendre les droits des femmes. Mais quand peut-il l’être ?
La belle citation apocryphe de Camus m’est venue à l’esprit :
« Au milieu de l’hiver, j’ai découvert en moi un invincible été. Et cela me rend heureux. Car quelle que soit la pression que le monde exerce à mon encontre, il y a en moi quelque chose de plus fort — quelque chose de meilleur, qui résiste inlassablement[1]. »
Merci
Suzanne
Traduction : Audrey A. et Nicolas Casaux
- « Au milieu de l’hiver, j’apprenais enfin qu’il y avait en moi un été invincible. » Albert Camus, L’ été, « Retour à Tipasa », 1952 ↑
Source: Lire l'article complet de Le Partage