«Nous n’avons pas créé le ciel et la terre et ce qui existe entre eux en vain. C’est ce que pensent ceux qui ont mécru. Malheur à ceux qui ont mécru pour le feu (qui les attend) !» (Coran, Sad 38 : 27)
C’est avec peine que nous apprenons la disparition du Professeur Saïd Chibane, rappelé à Dieu à l’âge de 97 ans. Le président de la République a publié le message suivant : «J’ai reçu avec beaucoup de tristesse la nouvelle du décès du moudjahid et Professeur Saïd Chibane. Je vous présente mes sincères condoléances, priant Allah Tout-Puissant de l’accueillir en Son Vaste Paradis et de prêter aux siens patience et réconfort. À Allah nous appartenons et à Lui nous retournons.»
C’est assurément une perte multidimensionnelle pour l’Algérie. De quelque côté qu’on aborde l’itinéraire du Professeur Saïd Chibane, nous nous apercevons de la juste mesure dans toutes ses actions qui peuvent être classées en trois grands chantiers qui ont structuré sa vie : le scientifique, le militant de la Révolution, le savant religieux toujours en quête de savoir.
Qui est Saïd Chibane ? :Les étapes de sa formation
Saïd Chibane est né en avril 1925 dans le village de Chorfa, dans la daïra de M’Chedallah, à Bouira. En mai 1937, il obtiendra son certificat d’études primaires. «J’ai commencé, déclare-t-il, à Chorfa, la mémorisation de courtes sourates du Coran à la grande mosquée.
« J’ai obtenu mon certificat d’études primaires en mai 1937. Puis mon père et mon frère m’ont envoyé au petit lycée de Ben Aknoun, l’actuel lycée El Mokrani, qui avait un internat, en 1939. J’ai choisi comme langue vivante l’arabe comme deuxième langue d’enseignement et le latin la troisième. J’ai choisi l’allemand comme autre langue pour l’enseignement. En l’année scolaire 1941-1942, en classe de troisième (classe de brevet élémentaire), j’ai eu comme maître pour le cours de langue arabe le Professeur Hamza Boubekeur, et c’est lui qui nous recommanda de lire El Ayam du célèbre homme de lettres égyptien Taha Hussein. Je l’ai lu avec engouement, et jusqu’à nos jours j’ai en mémoire certains passages. De 1942 à 1943, je fus contraint de suspendre mes études. En cette période, j’ai saisi l’occasion pour approfondir mes connaissances en langue arabe à la grande mosquée de mon village natal. À la fin du premier trimestre de l’année scolaire 1943-1944, j’ai rejoint le lycée de Miliana qui recevait les élèves de Ben Aknoun, Aït Amrane, Ali Laïmeche, Hocine Aït Ahmed, Mustapha Mouhoubi, Omar Oussedik… et d’autres étudiants qui exerceront un rôle de premier plan au sein du mouvement national et de la Révolution algérienne.»(1)
Saïd Chibane décrochera le fameux sésame du baccalauréat en 1946, ce qui n’était pas évident pour les indigènes. Il part ensuite terminer ses études au sein de la Faculté de médecine de Strasbourg. Il obtient son diplôme d’ophtalmologue en 1959, après avoir soutenu une thèse sur la biochimie du cristallin… En 1974, il sera nommé chef de service d’ophtalmologie à l’hôpital Mustapha, poste qu’il occupera jusqu’en 1993. Il a aussi été président du Secours national algérien, animateur d’une émission islamique sur Canal Algérie… Il sera aussi ministre des Affaires religieuses. Parlant de son frère Abderahmane, une autre sommité de l’Islam des lumières qui sera aussi ministre des Affaires religieuses, il déclare : «C’est tout naturellement déclare -t-il que je tentais de suivre ses pas. Bien que mes études fussent plus scientifiques et ses études plus théologiques. Il déblayait quelquefois le terrain pour moi.»
La formation de médecin
«En Algérie, je me suis inscrit écrit il aux cours préparatoires de médecine, puis j’ai pris la destination de l’Allemagne, rejoignant l’université de Strasbourg. Est survenue la grève de mai 1956, et tout s’est arrêté. J’ai ensuite présenté ma thèse en juin 1958, qui était prête deux ans auparavant. J’ai réussi en l’année 1959 aux examens de spécialisation en ophtalmologie.»
Parlant de ses maîtres, il ajoute :
«(…) Cependant, celui qui m’a énormément marqué, c’est Max Aron, qui fut un des plus célèbres biologistes. Je me souviens qu’un jour, il est venu inspecter notre travail sur microscope, et en plein examen, il nous interrogea : ‘’Connaissez-vous Pierre Lecomte du Nouÿ ?’’ Il nous fera observer que ce savant ‘’ui a reçu le prix Nobel’’ en physique est l’auteur d’un livre qui traite de la relation entre la foi et la science. Dans le domaine de l’ophtalmologie, je fus épaté par le Professeur Raiter Slop et j’ai beaucoup appris auprès de lui, ainsi que le Professeur Nordman qui m’a énormément soutenu.»(1)
«Bien plus tard, lorsque le concours d’agrégation de médecine fut organisé, j’ai rejoint la capitale Alger en août 1968. Je fus nommé maître-assistant à l’université en janvier 1964, mais étant donné la charge de travail importante que j’avais à l’hôpital de Tizi Ouzou, je n’ai pas pu pourvoir ce poste. Je n’ai pu obtenir mon agrégation qu’en 1969. Je fus après nommé secrétaire général de l’Union des Médecins Algériens en 1974, et j’ai contribué en 1984 à la réalisation du dictionnaire médical unifié. Ce lexique médical unifié était un projet ambitieux, en trois langues, à savoir l’arabe, l’anglais et le français. Le congrès a été organisé en 1974 en Algérie, et j’en fus à cette occasion le président. Il a été décidé la création d’une commission pour réaliser un dictionnaire (lexique) trilingue, et j’en fus membre. Nous avons entamé notre travail début 1974. La dernière rencontre fut celle d’Alger en 1981, et la première édition du dictionnaire médical trilingue est parue en 1983 en Suisse.» (1)
Le parcours du nationaliste et du modjahid
En lisant quelques traits de son engagement pour l’Algérie, on est frappé par l’importance de son apport et sa modestie. Son parcours historique atteste de cette flamme nationaliste qui brûlait en lui, et son militantisme au sein du Mouvement national, depuis son jeune âge.
«Mes études poursuit -il au lycée de Miliana m’ont été utiles sur deux aspects : premièrement, j’ai beaucoup appris en adhérant aux Scouts musulmans, section ‘’El Khaldounia’’, créée par Mohamed Bouras (rahimahou Allah) et avec laquelle nous nous sommes bien intégrés. Nous avons initié certaines activités clandestines, telles, à titre d’exemple, la distribution de la brochure El Kiffah, la récitation de chants patriotiques comme Min Jibalina, Chaab El Jazaïri muslim, Mawtini, qui sont les œuvres des poètes de l’Association des Oulémas algériens ; cependant, on ignorait cela à cette époque.»(1)
«J’ai participé déclare t- il avec Abderrahmane Kiouane au premier Congrès des étudiants arabes, organisé à Paris le printemps de l’année 1947. J’ai aussi donné une conférence au cercle des étudiants ayant pour thème ‘’L’impulsion révolutionnaire en Islam’’. Je rencontrais aussi Hocine Aït Ahmed, qui me demanda d’étudier sérieusement et de représenter le MTLD au Caire en 1947. En mars 1956, j’ai participé au congrès de l’Union des étudiants algériens à Paris, et à cette occasion, je fis la connaissance de Mohamed Seddik Benyahia et de Rédha Malek. Je fus chargé avec ce dernier de présenter un rapport sur la culture nationale. Au congrès de Strasbourg étaient présents Ahmed Taleb El Ibrahimi, Belaïd Abdeslam, Mohamed Seddik Benyahia et bien d’autres. Nous avons aussi été partie prenante de la grève des étudiants de mai 1956.»(1)
«En Allemagne où il partira pour il Chibane représentera la jeunesse algérienne au cours du 1er Congrès des étudiants arabes à Paris. Il fait partie des étudiants algériens qui accueillent à Strasbourg André Mandouze, ancien résistant, défenseur de la cause algérienne, qui sera expulsé d’Algérie par Jacques Soustelle en 1956. “J’ai eu l’honneur déclare -t il d’aller peindre l’appartement dans lequel il allait s’installer”.»(2)
La considération des hauts dirigeants de la Révolution envers le savoir
«Après Strasbourg, il sera appelé pour rejoindre la Révolution. Il raconte avec émotion la considération des hauts dirigeants pour la Révolution : «À mon arrivée à Tunis venant de Strasbourg, le lendemain, je devais partir avec le médecin algérien qui soigne les blessés à l’hôpital de Tunis faire une visite d’inspection près des frontières algéro-tunisiennes. Alors qu’on attendait la voiture, un véhicule officiel s’arrête devant nous et deux hommes en descendent, traversent la route, et vivement nous serrent respectueusement la main nous souhaitant bonne chance avant de repartir avec à la fois cette élévation, ce naturel et cette humilité des grands hommes. Je fus touché par une telle marque de considération dans les moments difficiles. Les deux hommes se nommaient Benyoussef Benkhedda et Krim Belcacem’’.»(2)
Le Professeur Chibane eut aussi à connaître le capitaine Chadli aux frontières qui sera président de la république et plus tard le président Boumediene venu, sans s’annoncer, saluer les participants à une conférence sur la médecine arabe, organisée par le Professeur Chibane, président du Congrès.
La fidélité à ses convictions et à son amitié avec Aït Ahmed
Une autre dimension de la personnalité de Saïd Chibane est la fidélité notamment avec Aït Ahmed, son condisciple au lycée de Ben Aknoun qui se retrouve engagé dans le serment du combat pour l’Algérie :
«Nous étions déjà, déclare-t-il, engagés dans une cellule clandestine du PPA. Aït Ahmed avait déjà l’âme d’un chef résolu. Ce serment donné à l’Algérie, Aït Ahmed l’a honoré jusqu’au bout. Il avait aussi le souci du savoir et après les événements du 8 Mai dans lesquels il était impliqué avec Ali Laïmèche, il était constamment à la recherche de l’information utile au combat. Il m’a demandé au cours des années 46 et 47, pendant que je me trouvais à Strasbourg pour mes études de médecine, de lui procurer le manuel du fantassin.» (3)
Un témoignage de première main nous apprend les liens étroits entre le Professeur Saïd Chibane et Hocine Aït ahmed :
«Pour son procès devant la cour de sûreté de l’État en 1964, Hocine Aït Ahmed avait cité parmi les témoins le Dr. Saïd Chibane. 25 ans plus tard, Chibane a appris de la bouche d’un procureur qu’il avait, de concert avec le ministre de la Justice de l’époque, décidé de ne pas le citer au procès. Dans son livre sur l’affaire Mécili, Hocine Aït Ahmed a confirmé qu’il avait cité son vieux compagnon de lycée comme témoin.»(3)
«Cinquante ans plus tard, Saïd Chibane a livré, avec une émotion contenue, au cours de la cérémonie du 40e jour du décès de Hocine Aït Ahmed, le témoignage qu’il a été empêché, sans le savoir, de faire au sujet de Hocine Aït Ahmed. Un témoignage articulé autour de la fidélité au serment de Hocine Aït Ahmed, la haute importance qu’il accordait au savoir, sa sagesse qui lui permettait de voir loin et de ne pas succomber aux visions étriquées qui ont traversé le mouvement national dont la ‘’crise berbériste’’ a été l’un des points les plus visibles. Imaginez, a dit Saïd Chibane, un jeune homme de 19 ans en train de préparer son baccalauréat, qui, du jour au lendemain, se retrouve engagé dans le ‘’serment du combat pour l’Algérie’’. Ce serment, témoigne l’ancien ministre des Affaires religieuses, Hocine Aït Ahmed l’a respecté jusqu’au bout en citant le verset 23 de la sourate Al-Ahzab : ‘’Il est, parmi les croyants, des hommes qui ont été sincères dans leur engagement envers Allah. Certains d’entre eux ont atteint leur fin, et d’autres attendent encore ; et ils n’ont varié aucunement (dans leur engagement)’’.»(3)
«Saïd Chibane a salué par ailleurs la grande sagesse de Hocine Aït Ahmed. Sa formation et son enracinement lui ont permis de comprendre, avant tout le monde, que les constituants de la société algérienne ne sont pas contradictoires et ne sont pas opposables. Il a terminé son intervention en soulignant l’importance de la création du Front des forces socialistes (FFS) en septembre 1963. C’est une école politique, une ‘’sadaqa jariya’’ de Hocine Aït Ahmed dans un message politique particulièrement fort en direction des militants du FFS. La ‘’sadaqa jariya’’ ou don perpétuel est dans la tradition une action qui dure après le décès de celui qui l’a accomplie.»(3)
Le combattant de la foi par le savoir et le dialogue
Le Professeur Saïd Chibane fut l’homme savant, généreux, l’érudit en sciences islamiques, l’ophtalmologue médecin des pauvres. Son apport précieux à l’élaboration d’un dictionnaire médical unifié est sans équivoque et qui avait pour but d’unifier la nomenclature arabe des termes médicaux. Cheikh Chibane s’est consacré à l’étude des sciences islamiques auxquelles il vouait une passion incommensurable.(1)
Suite à un article que je lui ai envoyé à propos de Roger Hanin, il me faisait remarquer que, pendant la période de Vichy en 1941, période pendant laquelle les Juifs étaient exclus de toute activité post-enseignement, citant la tolérance de l’Islam à travers les actes des musulmans, le Professeur Chibane me faisait remarquer que les Algériens n’avaient pas suivi les pieds-noirs dans leur vindicte et haine concernant les Juifs qu’un certain Isaac Crémieux avait naturalisés.
Au contraire, ils eurent une position digne, rappelant celle ds travailleurs algériens à Paris, à la même époque, lors de la rafle des Juifs. Un tract demandait aux Algériens de protéger et de sauver des enfants juifs, à travers un tract en tamazight. «Ammarache annagh (sauvez- les comme nos enfants).»
Le Professeur Chibane a réussi à concilier deux cultures : l’originelle et la contemporaine, sans ressentir contradiction ou étrangeté. Il exerça la fonction de médecin pendant presque un demi-siècle, sans s’éloigner du travail intellectuel. «Ma spécialisation déclare t-il, en médecine ne fut pas un handicap pour moi concernant mon intérêt pour les études coraniques.» A la question de la double culture et deux enseignements et une possible contradiction, Professeur Chibane répond :
«Sincèrement, il n’y avait pas contradiction. Pour nous, les Algériens, nous n’avons à aucun moment douté de notre identité et notre amour pour l’Islam et la langue arabe ne fut jamais affectée. Concernant la langue française, elle fut pour nous un moyen, et personnellement je n’ai pas vécu cette situation comme une contradiction, et l’école française n’a pas eu une quelconque influence concernant mon identité et ma culture arabo-islamiques.»(1)
Son apport à l’Islam des lumières en tant que ministre
«Mon premier contact, ajoute -il, avec le contenu de toutes les sourates du Coran l’a été avec la traduction de Kazimirski en français et la lecture du Phénomène Coranique de Bennabi en français en 1947. Pour les questions liées au dogme musulman, ce fut Rissalat El Tawhid de Cheikh Mohamed Abdou. Ces lectures ont été pour moi un appel à m’intéresser au Coran, par sa lecture et sa bonne compréhension. En l’an 2000, Mme Debbache, directrice de la chaîne Canal Algérie, m’a demandé de présenter une émission ‘’religieuse’’ d’une heure. J’ai sollicité la participation du Dr Amar Talbi, Dr Mahfoud Smati et de Si Abdelouahab Hamouda à l’émission, et ainsi nous nous rencontrions trois fois par semaine en mon domicile et la quatrième au sein du siège de la télévision pour l’enregistrement, et cela pendant cinq ans.»(1)
«Ma relation avec le ministère des affaires religieuses est ancienne. J’ai participé activement dans la préparation et l’organisation des séminaires de la pensée islamique au temps de Mouloud Kacem Naït Belkacem, il fut de même avec Cheikh Abderrahmane Chibane et les ministres qui lui ont succédé, et Si Boualem Baki. Lorsque Si Mouloud Hamrouche m’a demandé de faire partie de son gouvernement pour le poste de ministre des Affaires religieuses, j’ai en premier décliné l’offre, puis, suite à son insistance, j’ai accepté en posant comme condition de poursuivre le matin mon travail au sein de l’hôpital Mustapha-Pacha en tant que chef de service d’ophtalmologie. Il accepta ma condition, je l’en remercie, ce fut pour moi une enrichissante expérience, qui m’a permis de rencontrer d’éminents savants de l’Orient et de l’Occident » (1)
En tant que ministre des Affaires religieuses dans le gouvernement de Mouloud Hamrouche (septembre 1989-juin 1991). il a posé une seule condition : continuer à faire son métier de professeur, chef de service d’ophtalmologie :
«En tant que premier responsable des Affaires religieuses, déclare t- il , j’ai œuvré pour la réalisation du projet, ‘’l’institution Mosquée’’, dont l’idée ‘‘pour l’histoire’’ émanait du chef du gouvernement Si Mouloud Hamrouche. Nous avons aussi mis en place une nouvelle classification des imams, et la préparation d’une nouvelle loi sur les legs ‘’Waqfs’’ qui fut approuvée en 1991, et Dieu merci, les retombées positives de cette période sont perceptibles encore aujourd’hui.»(1)
Le Professeur Chibane a été de tous les séminaires de la pensée islamique des années 70 et 80, jusqu’en 1985. Ce fut des viviers de rencontres et de débats de haut niveau. Des spécialistes venaient aussi bien des pays musulmans que des pays européens et autres. Ce sera le cas du parcours du Professeur Murad Wilfried Hofmann qui s’est converti à l’Islam en cherchant des réponses aux questions fondamentales : «D’où ? Quelle destination ? Pourquoi ?» Il relate ce voyage comme «un dialogue avec lui-même», plein de sincérité. Il écrit le Journal d’un musulman allemand. Ce voyage au cœur de l’existence humaine s’est en définitive avéré un retour à la nature originelle, el fitra, une quête de sens : signification, direction, valeur, où l’Islam a joué instinctivement le rôle de lumière directrice. Il se convertira à l’Islam et fera son pélérinage. Professeur Chibane a pu apprécier en l’ambassadeur de la République fédérale d’Allemagne l’homme et sa sincère conviction. Aussi :
«À l’issue de la mission d’Hofmann à Alger comme ambassadeur de la République fédérale d’Allemagne, le Professeur Saïd Chibane, alors ministre des Affaires religieuses, organisa une réception en son honneur. C’est là toute une symbolique qui n’a pas échappé à l’esprit de Hofmann. Il a été reçu en ami et en frère, certes, mais surtout en sage allemand. Dans toutes ces agitations qui secouent le monde, où beaucoup ne voient qu’un signe annonciateur de chaos, lui, avec sa clairvoyance, y décèle les ingrédients d’une révolution spirituelle et culturelle où l’Islam aura à jouer un rôle décisif.»(4)
Le scientifique rationnel et rigoureux
En sa qualité de professeur en ophtalmologie, il a participé notamment à la création de la Société algérienne d’histoire de la médecine avec le Professeur Ahmed Aroua, outre sa contribution à l’élaboration du Dictionnaire médical unifié et membre de la commission arabe chargée par l’OMS de l’élaboration du dictionnaire arabe unifié qui a eu pour but d’unifier la nomenclature arabe des termes médicaux.(5) Il lui arrivait ausi d’animer des conférences sur les grands hommes de la médecine comme celle qu’il fit au Musée des beaux-arts le 12 novembre 2015 sur le thème de «La vie du médecin Ibn Hamadouche El-Jazaïri».
«Le Professeur Saïd Chibane, lit-on dans cette contribution de Saïd Djaafer, n’a pas eu de retraite. Malgré son âge avancé, il est resté actif, répondant pratiquement à toutes les demandes de participation à des rencontres ou à des conférences. Quand il n’était pas en activité à l’extérieur, on le trouvait chez lui, à Hussein Dey, toujours plongé dans ses lectures, dans une bibliothèque encombrée de livres. Malgré l’impression de désordre que donnaient ses nombreux documents et livres, le professeur savait avec précision où trouver ce qu’il cherchait. Le Professeur Chibane prendra en charge, en 1962, le service ophtalmologique de l’hôpital de Tizi-Ouzou, puis celui de l’hôpital Mustapha. Le visiteur, qu’il accueillait dans sa bibliothèque, se sentait un peu coupable de venir troubler ce climat studieux. Mais très rapidement, cet homme curieux de tout mettait son interlocuteur à l’aise pour être dans l’échange et la discussion. Le professeur s’intéressait aussi bien à la politique qu’aux comportements changeants dans la société.»(6)
Dans ces interventions, le Professeur Saïd Chibane insiste sur le savoir qu’il ne trouve pas incompatible avec la foi. Ainsi, à une question sur le lien entre spiritualité et médecine, si elles sont vraiment indissociables, :
«Objectivement, dit il la santé est définie par l’OMS comme un état de bien-être mental, physique et social. Et la spiritualité fait partie intégrante de l’humanité. Notre humanité n’est donc pas uniquement faite de ce que nous pouvons ressentir mais également ce à quoi nous pouvons tendre. Et la médecine, lorsqu’elle traite de phénomènes psychosomatiques, intègre dans le psyché ce que les spiritualistes et religieux intègrent. La médecine traditionnelle, qui est une médecine transmise par les générations en dehors de l’enseignement, est d’une part basée sur des observations et des expériences personnelles, d’autre part, sa transmission s’est faite sur la base du symptôme. Il est donc très difficile de ne pas souligner la différence fondamentale entre l’appellation de la maladie et du symptôme. Indéniablement, cette médecine a permis de répondre à un certain besoin et de soulager certaines faiblesses de son époque. Cependant elle ne sera valorisée que dans la mesure où les observations et expériences sont reprises en main par les scientifiques. Par ailleurs, beaucoup d’anticancéreux, antipaludéens et plusieurs substances actives ont été découvertes par suite d’observations faites sur la base de la médecine traditionnelle sur le plan international. Néanmoins, la toxicité et l’utilité de la plante doivent d’abord être revues. Et c’est dans cette optique que certaines publications de l’OMS ont lieu. »(7)
Ses conseils pour l’étude de la médecine
«Concernant les règles de base d’une bonne pédagogie, il faut convenir que l’étudiant algérien, lors de son arrivée à l’université, a une formation plutôt livresque et théorique aux dépens de la pratique, ce qui induit une faiblesse dans l’aptitude à assimiler ce qui va lui être inculqué par la suite. L’étudiant doit alors connaître la signification exacte de chaque terme qu’il apprend au lieu de l’emmagasiner. Cicéron avait dit : ‘’Il nous faut étudier que les meilleurs spécimens d’ouvrages’’… Les ouvrages changent d’époque en époque, et de matière à une autre. Je pense que l’étudiant en médecine peut être guidé dans sa recherche du savoir pour être plus compétent, pour agir en toute conscience, que le premier principe de l’acte médical est d’abord de ne pas nuire. Selon l’adage latin primum non nocere. Autre point, c’est d’être efficace avec conscience et compétence afin de mériter et maintenir la confiance du malade. Car comme disait le 1er président de l’Ordre des médecins français : ‘’ La médecine est une harmonie entre les 3 C ; une confiance qui s’oriente vers une compétence dans une conscience’’.»(7)
«Dans ses discussions, écrit Saïd Djaafer, cet homme d’une grande retenue dans l’expression publique relevait, avec une pointe de regret, que la médecine privée se développait au détriment du système de santé publique. Pour lui, cette évolution minait l’accès aux soins des plus démunis.»(6)
Les hommages au « médecin des pauvres »
Said Chibane ne laisse personne indifférent. On l’appelle à juste titre le médecin des pauvres, pour la façon avec laquelle il s’occupe de la détresse des personnes malades avec toujours des paroles rconfortantes . Un juste hommage lui fut rendu par la ville de Chorfa. Nous lisons :
«À chaque fois que les associations de bienfaisance le sollicitent, il répond toujours présent», affirme-t-il. Et d’ajouter que cet hommage est aussi mérité par l’ensemble des personnels de la blouse blanche de la ville de Chorfa, Dr. N Chibane, neveu du professeur, a lu à l’intention de l’assistance une lettre écrite à la main par son oncle où il remercie chaleureusement l’association pour son aimable geste et leur souhaite beaucoup de courage afin de continuer d’œuvrer dans les actions caritatives. La cérémonie a vu défiler plusieurs invités entre médecins qui l’ont connu et travaillé avec lui et aussi des malades qui ont été pris en charge par ses soins. L’on cite le témoignage de cette vieille dame qui l’attendait le week-end au village. «Si Saïd était un brave homme. Dans le temps, il n’y avait pas de médecin partout, alors des dizaines de malades l’attendaient chez lui à chaque fois qu’il venait, et il nous soignait et nous donnait les médicaments qu’il achetait de son propre argent», précisa-t-elle avec beaucoup d’émotion ».(8)
Conclusion
La culture scientifique du Professeur Chibane marquait sa vision des choses de la religion. C’était un homme éclairé constamment en train d’apprendre et de transmettre. D’une bonté naturelle, il avait des sommes d’argent dans des enveloppes qu’il proposait en toute discrétion à ceux qui étaient dans le besoin. Loin des feux de la rampe, il nous lègue l’humilité en héritage. Sans conteste, le professeur s’est distingué par une grandeur d’âme n’ayant d’égale que son humilité proverbiale, doublée d’un savoir-faire dont il ne se prévalait jamais, en se contentant de le mettre au service du pays dans ses dimensions scientifique et cultuelle.
J’ai eu le privilège de le côtoyer, de profiter de ses doctes conseils, et certaines fois lui offrir quelques ouvrages qu’il apprécia. Je lui ai rendu visite une fois chez lui. Imaginez un simple appartement de l’avenue de Tripoli avec le bruit en prime. Quand on rentre on est saisi par une atmosphère de sérénité, des centaines, voire des milliers de livres qui tapissent les murs rendant le lieu étrange en pensant à la formidable quantité de réflexion que chaque ouvrage abrite.
La disparition du Professeur Saïd Chibane est pour nous une épreuve et un questionnement sur l’inanité des choses. La citation du professeur Lecomte du Nouy sur la relation entre la science et la foi, a souvent été des occasions de débat car la conciliation entre la science et la foi a été une problématique importante de tout questionnement de tous les scientifiques. Doit-on faire appel au concordisme pour faire « concorder » les versets avec la science ou carrément éviter de mêler la science qui est, par essence, évolutive pouvant se déjuger dans le temps à une parole incréée atemporelle ? Cela n’exclut pas de s’interroger, comme nous y invite la sourate Sad citée plus haut sur l’accordeur transcendant qui fait que la vie est possible alors que les probabilités de cette mélodie secrète sont infimes.
Le Professeur Chibane a été un phare éclairant dans ce clair-obscur de l’intellect. Il a fait du bien d’une façon multiforme, notamment par sa capacité d’écoute, sa faculté de synthèse et surtout le fait qu’il n’est jamais clivant cherchant inlassablement à convaincre. Qu’il repose en paix. Allah yarahmou.
Prof. Chems Eddine Chitour
Notes :
1. 28 février 2018 https : https://bin badis.net/archives/7241
2. F.O Entretien avec Saïd Chibane : le crépuscule d’un Juste Courrier d’Algérie 15 février 2018 https://fr.calameo .com/read/004825683dc721eaa380b
3. https://www.algerie360.com/pr-said-chibane-le-ffs-est-une-sadaka-jariya-don-perpetuel-de-hocine-ait-ahmed/7 février 2016
4. https://oumma.com/un-livre-pour-notre-temps/
Source : Lire l'article complet par Mondialisation.ca
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