La lutte entre grandes puissances. Un « jeu dangereux, sanglant et sale »

La lutte entre grandes puissances. Un « jeu dangereux, sanglant et sale »

Par Scott Ritter − Le 3 novembre 2022 − Source Consortium News

Le discours-programme prononcé par le président russe Vladimir Poutine au Valdai Club jeudi dernier semble avoir placé la Russie sur une trajectoire de collision avec l’ »Ordre International Fondé sur des Règles » (OIFR) dirigé par les États-Unis.

Deux semaines plus tôt, l’administration Biden avait publié sa stratégie de sécurité nationale 2022 (SSN), une défense en règle de l’OIFR qui déclare pratiquement la guerre aux « autocrates » qui « travaillent à temps plein pour saper la démocratie« .

Ces deux visions de l’avenir de l’ordre mondial définissent une compétition mondiale qui est devenue existentielle par nature. En bref, il ne peut y avoir qu’un seul vainqueur.

Étant donné que les principaux acteurs de cette compétition sont les cinq puissances nucléaires déclarées, la façon dont le monde gérera la défaite du camp perdant déterminera, en grande partie, si l’humanité survivra à la prochaine génération.

« Nous sommes maintenant dans les premières années d’une décennie décisive pour l’Amérique et le monde« , a écrit le président américain Joe Biden dans l’introduction de la SSN 2022. « Les termes de la compétition géopolitique entre les grandes puissances sont fixés … l’ère de l’après-guerre froide est définitivement terminée, et une compétition est en cours entre les grandes puissances pour façonner ce qui vient ensuite. »

La clé pour gagner cette compétition, a déclaré Biden, est le leadership américain : « La nécessité d’un rôle américain fort et déterminé dans le monde n’a jamais été aussi grande. »

La SSN 2022 a défini la nature de cette compétition en termes clairs. Biden a déclaré : « Les démocraties et les autocraties sont engagées dans un concours visant à montrer quel système de gouvernance peut le mieux servir leur peuple et le monde« .

Les objectifs américains dans cette compétition sont clairs :

« Nous voulons un ordre international libre, ouvert, prospère et sûr. Nous recherchons un ordre qui soit libre dans la mesure où il permet aux gens de jouir de leurs droits et libertés fondamentaux et universels. Il est ouvert en ce sens qu’il offre à toutes les nations qui adhèrent à ces principes la possibilité de participer à l’élaboration des règles et d’y jouer un rôle. »

Le président Joe Biden s’entretenant avec le conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan, à gauche, lors d’un appel téléphonique avec le président ukrainien Volodymyr Zelensky le 25 août. (Maison Blanche, Adam Schultz)

Selon Biden, les forces autocratiques, dirigées par la Russie et la République populaire de Chine (RPC), font obstacle à la réalisation de ces objectifs. « La Russie« , a-t-il déclaré, « représente une menace immédiate pour le système international libre et ouvert, bafouant imprudemment les lois fondamentales de l’ordre international aujourd’hui, comme l’a montré sa brutale guerre d’agression contre l’Ukraine. La RPC, en revanche, est le seul concurrent qui a à la fois l’intention de remodeler l’ordre international et, de plus en plus, la puissance économique, diplomatique, militaire et technologique pour faire avancer cet objectif. »

Bien entendu, la Russie et la Chine s’offusquent de la vision du monde de Biden, et en particulier du rôle qu’elles y jouent. Cette objection a été exprimée le 4 février, lorsque Poutine a rencontré le président chinois Xi Jinping à Pékin, où les deux dirigeants ont publié une déclaration commune qui a servi de véritable déclaration de guerre à l’OIFR.

« Les parties [c’est-à-dire la Russie et la Chine] ont l’intention de résister aux tentatives de substituer aux formats et aux mécanismes universellement reconnus et conformes au droit international [c’est-à-dire l’ordre international fondé sur le droit (OIFD)] », peut-on lire dans la déclaration conjointe, « des règles élaborées en privé par certaines nations ou certains blocs de nations [c’est-à-dire l’OIFR], et elles sont contre le fait de traiter les problèmes internationaux indirectement et sans consensus, s’opposent à la politique de puissance, à l’intimidation, aux sanctions unilatérales et à l’application extraterritoriale de la juridiction ».

Le président russe Vladimir Poutine s’entretenant à Pékin avec le président chinois Xi Jinping, le 4 février. (Kremlin.ru, CC BY 4.0, Wikimedia Commons)

Loin de chercher la confrontation, la Russie et la Chine, dans leur déclaration commune, ont fait tout leur possible pour souligner la nécessité de la coopération entre les nations :

« Les parties réitèrent la nécessité de consolider et non de diviser la communauté internationale, la nécessité de coopérer et non de se confronter. Les parties s’opposent au retour des relations internationales à l’état de confrontation entre grandes puissances, lorsque le faible est la proie du fort. »

La Russie et la Chine estiment que les problèmes auxquels le monde est confronté proviennent des pressions exercées par l’Occident collectif, dirigé par les États-Unis. Ce point a été souligné par Poutine dans son discours de Valdai.

« On peut dire, a noté Poutine, que ces dernières années, et surtout ces derniers mois, l’Occident a fait un certain nombre de pas vers l’escalade. À proprement parler, il mise toujours sur l’escalade ; ce n’est pas nouveau. Il s’agit de l’instigation de la guerre en Ukraine, des provocations autour de Taïwan, et de la déstabilisation des marchés alimentaires et énergétiques mondiaux. »

Selon Poutine, il n’y a pas grand-chose à faire pour éviter cette escalade, car la racine du problème est la nature même de l’Occident. Il a déclaré :

« Le modèle occidental de mondialisation, néocolonial à la base, a également été construit sur la standardisation, sur le monopole financier et technologique, et sur l’effacement de toutes les différences. La tâche était claire : renforcer la domination inconditionnelle de l’Occident dans l’économie et la politique mondiales, et pour cela mettre à son service les ressources naturelles et financières, les capacités intellectuelles, humaines et économiques de la planète entière, sous couvert de la soi-disant nouvelle interdépendance mondiale. »

Il ne peut plus y avoir de concept de coopération entre la Russie et l’Occident, a déclaré Poutine, parce que l’Occident dominé par les Américains adhère fermement à la suprématie de ses propres valeurs et systèmes, à l’exclusion de tous les autres.

Poutine s’en prend à cette exclusivité. « Les idéologues et les politiciens occidentaux disent au monde entier depuis de nombreuses années : Il n’y a pas d’alternative à la démocratie. Cependant, ils parlent du modèle occidental, dit libéral, de démocratie. Ils rejettent toutes les autres variantes et formes de démocratie avec mépris et – je tiens à le souligner – avec arrogance. »

En outre, Poutine a noté que « [L]a poursuite arrogante de la domination mondiale, du maintien du leadership par la pression, conduit au déclin de l’autorité internationale des dirigeants du monde occidental, y compris les États-Unis. »

Le président américain Joe Biden en réunion avec le secrétaire général de l’OTAN Jens Stoltenberg, le 14 juin 2021. (OTAN)

La solution, a déclaré Poutine, est de rejeter l’exclusivité du modèle américain OIFR. « L’unité de l’humanité ne repose pas sur le commandement ‘faites comme moi’ ou ‘devenez comme nous’ », a déclaré Poutine, notant plutôt qu’ »elle se forme en tenant compte et en se basant sur l’opinion de tous et dans le respect de l’identité de chaque société et nation. C’est le principe sur lequel un engagement à long terme dans un monde multipolaire peut être construit. »

Les lignes de bataille ont été tracées : d’un côté, la singularité dirigée par les États-Unis et, de l’autre, la multipolarité garantie par la Russie et la Chine.

Un affrontement militaire direct entre les partisans de la OIFD et ceux de la OIFR aurait des conséquences nucléaires et détruirait le monde qu’ils cherchent à contrôler.

Ainsi, l’Armageddon imminent ne sera pas une bataille définie par la puissance militaire, mais plutôt par les idées – comment influencer l’opinion du reste du monde pour qu’il se range de son côté. C’est là que se trouve la clé pour déterminer qui gagnera – l’OIFR établi ou l’OIFD en devenir ?

La réponse semble de plus en plus claire : c’est l’OIFD, et de loin.

L’Amérique est en déclin. Le modèle américain de démocratie échoue chez nous et, en tant que tel, il est ne peut plus être projeté de manière responsable sur la scène mondiale comme quelque chose de digne d’être imité. L’OIFR est en train de s’effondrer.

Sur tous les fronts, il est confronté à des organisations qui embrassent la vision du l’OIFD et échoue. Le G7 perd contre les BRICS ; l’OTAN se fracture alors que l’Organisation de coopération de Shanghai se consolide. L’Union européenne s’effondre, tandis que la vision russo-chinoise d’une union économique transeurasienne est en plein essor.

Carte de l’Organisation de coopération de Shanghai, décembre 2021. (Firdavs Kulolov, CC BY-SA 4.0, Wikimedia Commons)

« Le pouvoir sur le monde« , a déclaré Poutine à Valdai, « est exactement ce sur quoi le soi-disant Occident a parié. Mais ce jeu est certainement un jeu dangereux, sanglant et, je dirais même, sale. »

Il est impossible d’éviter le conflit à venir. Mais, comme l’a fait remarquer Poutine, en paraphrasant le passage biblique de Osée 8:7, « Celui qui sème le vent récoltera, comme le dit le proverbe, la tempête. La crise est en effet devenue mondiale, elle touche tout le monde. Il ne faut pas se faire d’illusions« .

À cela, il faut ajouter Matthieu 24, 6 : « Et vous entendrez parler de guerres et de rumeurs de guerres. Veillez à ne pas vous troubler, car il faut que toutes ces choses arrivent, mais la fin n’est pas encore là. »

Il faut que toutes ces choses s’accomplissent.

Mais la fin n’est pas encore là.

Le déclin de l’hégémonie américaine dans les affaires mondiales ne nécessite pas que les quatre cavaliers de l’apocalypse se déchaînent sur la planète.

L’Amérique a eu ses moments. Comme le chantait Paul Simon dans sa chanson classique, American Tune, « Nous [l’Amérique] arrivons à l’heure la plus incertaine de notre époque« .

L’histoire n’oubliera jamais le siècle américain, où la force de son industrie et de son peuple est venue, non pas une fois, mais deux fois, à l’aide du monde « à l’heure la plus incertaine« .

Mais l’ère de la suprématie américaine est révolue, et il est temps de passer à ce que l’avenir nous réserve – une nouvelle ère de multipolarité où l’Amérique n’est qu’une parmi d’autres.

Nous pouvons, bien sûr, décider de résister à cette transition. En effet, la SSN 2022 de Biden est littéralement une feuille de route pour une telle résistance. Nous pouvons, comme le poète Dylan Thomas l’a écrit, choisir de ne pas « aller doucement dans cette belle nuit« , mais plutôt « Rage, rage contre la mort de la lumière« .

Mais à quel prix ? La fin de la singularité américaine ne signifie pas forcément la fin de l’Amérique. Le rêve américain, une fois débarrassé de la nécessité de dominer le monde pour le soutenir, peut-être une possibilité réalisable.

L’alternative est sombre. Si les États-Unis choisissent de résister aux courants de l’histoire, la tentation d’utiliser la dernière arme de survie existentielle – l’arsenal nucléaire américain – sera réelle.

Et personne n’y survivra.

En fin de compte, la décision de « brûler le village pour le sauver » appartient au peuple américain.

Nous pouvons adhérer au pacte suicidaire de la « démocratie contre l’autocratie » inhérent à la SSN 2022, ou nous pouvons insister pour que nos dirigeants utilisent ce qu’il reste de leadership et d’autorité américaine pour aider à guider la planète vers une nouvelle phase de multilatéralisme où notre nation existerait égale parmi les autres.

Scott Ritter

Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.

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