Mohamed Hassan sur le monde multipolaire : « Le néocolonialisme est mort » — Grégoire LALIEU

Mohamed Hassan sur le monde multipolaire : « Le néocolonialisme est mort » — Grégoire LALIEU

Des pays qui refusent de couper les ponts avec la Russie. Des patrons turcs qui bravent les menaces de Washington. L’Arabie saoudite qui désobéit à Biden. De toute évidence, le monde change. Et Mohamed Hassan nous aide à y voir plus clair. Spécialiste de la géopolitique, l’ancien diplomate éthiopien analyse les répercussions de la guerre d’Ukraine qui marque un tournant historique. Comment les États-Unis ont-ils perdu de leur influence ? Pourquoi l’Afrique tient tête aux puissances occidentales ? Quel avenir pour l’Europe ? Quel rôle les travailleurs peuvent-ils jouer ? Dans La stratégie du chaos, Mohamed Hassan évoquait le passage à un monde multipolaire. État des lieux, onze ans plus tard.

La stratégie du chaos

En dehors de l’Europe, le monde semble peu enclin à suivre les États-Unis dans leur guerre économique contre la Russie. L’OPEP vient par ailleurs d’infliger un camouflet à Joe Biden en refusant d’augmenter la production de pétrole. Il y a onze ans, dans La Stratégie du Chaos, vous évoquiez la transition vers un monde multipolaire avec le déclin de l’impérialisme étasunien d’une part, et d’autre part, la montée en puissance des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud). Le monde multipolaire est-il une réalité concrète aujourd’hui ?

Nous vivons effectivement un moment historique qui marque la fin de l’hégémonie des États-Unis. Après la chute de l’Union soviétique, l’empire étasunien était la seule superpuissance. Il était capable d’imposer sa volonté au reste du monde. À travers des institutions internationales telles que le FMI et la Banque mondiale qui ont permis aux multinationales de piller les ressources du Sud. Ou à travers la force militaire quand des gouvernements résistaient.

On se rappelle qu’après les attentats du 11 septembre, le président Bush avait déclaré : « Vous êtes avec nous ou contre nous ». Les États-Unis avaient alors lancé leur guerre contre le terrorisme qui était en fait une guerre pour remodeler le Grand Moyen-Orient et maintenir leur hégémonie. Mais le projet a viré au fiasco. Aujourd’hui, les États-Unis mènent une guerre par procuration contre la Russie sur le sol ukrainien. Biden et son équipe tiennent le même discours que Bush à l’époque, mais le reste du monde refuse de les suivre dans leur politique dévastatrice.

On n’a tout de même pas entendu le président Biden employer la rhétorique de Bush…

Mais dans les faits, c’est qu’ils font. Ils essaient de resserrer les rangs derrière eux pour isoler la Russie et n’hésitent pas à menacer ceux qui leur résistent. Et ils sont nombreux. Du point de vue occidental, on a l’impression que la guerre en Ukraine est un combat du Bien contre le Mal. Poutine a envahi l’Ukraine parce qu’il est fou et qu’il veut restaurer le grand empire russe. Il faut donc le stopper et sauver les Ukrainiens.

Cette idée devrait faire l’unanimité, mais de nombreux pays maintiennent leurs liens avec la Russie. Business first ?

Tout d’abord, en dehors de l’Occident, le monde n’est pas dupe sur la nature de cette guerre. En Ukraine, les États-Unis ont soutenu un coup d’État [1] en 2014 pour renverser un président démocratiquement élu, mais qui avait le tort d’être proche de la Russie. Washington a alors placé ses pions pour s’assurer que ce pays stratégique soit tourné vers l’Ouest plutôt que vers l’Est. Dans une conversation téléphonique qui a fuité [2], on a même entendu Victoria Nuland discuter de la composition du gouvernement ukrainien qui devait faire suite au coup d’État. Drôle de démocratie ! Nuland était à l’époque responsable de l’Ukraine pour le département d’État. Et elle n’avait pas beaucoup d’égards pour ses alliés européens. Dans cette conversation téléphonique, son interlocuteur lui faisait remarquer que certains choix pourraient froisser l’Union européenne. « Fuck the EU », a répondu Nuland.

Les autorités ukrainiennes ont ensuite mené des politiques répressives contre les russophones de l’Est qui ne reconnaissaient pas le gouvernement issu du coup d’État. Ça a dégénéré en conflit. Des milices néonazies étaient impliquées. Il y a eu 13 000 morts selon les Nations unies. Et les accords de Minsk, négociés entre l’Ukraine et la Russie avec l’aide de la France et l’Allemagne, n’ont pas permis de mettre fin au conflit. Pendant ce temps, les États-Unis ont inondé l’Ukraine d’armes. Ils ont formé des cadres de l’armée ukrainienne ils ont mené des exercices militaires conjoints et ils ont, de fait, commencé à intégrer l’Ukraine à l’OTAN en attendant son adhésion formelle. Noam Chomsky parle d’une intégration progressive et souligne que le projet d’adhésion avait été annoncé en septembre 2021 sur le site Internet de la Maison-Blanche [3].

Après la chute de l’Union soviétique, les États-Unis avaient pourtant promis aux Russes que l’OTAN ne s’étendrait pas vers l’Est. Depuis, l’alliance atlantique a intégré par vagues successives quatorze nouveaux États. Cet élargissement explique la guerre en cours en Ukraine ?

C’est un élément crucial dont on ne tient pas vraiment pas compte en Occident. Ailleurs dans le monde, on ne voit pas les choses de la même manière. « La guerre aurait pu être évitée si l’OTAN avait tenu compte des avertissements lancés par ses propres dirigeants et responsables au fil des ans, selon lesquels son expansion vers l’Est entraînerait une plus grande, et non une moindre, instabilité dans la région« , a ainsi déclaré le président d’Afrique du Sud[4]. De fait, même aux États-Unis, de nombreuses personnalités ont vivement critiqué l’expansion de l’OTAN. « Une erreur tragique » selon George Kennan, l’architecte de la guerre froide. « Pouvez-vous imaginer que dans 20 ans, une Chine puissante formera une alliance militaire avec le Canada et le Mexique et déplacera des forces militaires chinoises sur le sol canadien et mexicain, et que nous resterons là à dire que ce n’est pas un problème ? », demandait John Mearsheimer, l’un des principaux experts en géopolitique des États-Unis, en 2015. Il ajoutait à l’époque : « L’Occident conduit l’Ukraine sur la mauvaise voie et en bout de course, l’Ukraine sera complètement dévastée. » Le dernier ambassadeur étasunien en Union soviétique a également déclaré en 1997 que l’expansion de l’OTAN était « la plus grande bévue stratégique depuis la fin de la guerre froide ». [5]

Après la chute du mur de Berlin, Moscou souhaitait pourtant sortir de la logique des blocs et mener des relations constructives avec l’Ouest. Mais les États-Unis ont continué à traiter la Russie comme un ennemi. En 2007 déjà, Poutine soulignait que l’élargissement de l’OTAN n’avait rien à voir avec la sécurité de l’Europe. Il dénonçait une provocation visant à saper la confiance mutuelle. « Nous sommes légitimement en droit de demander ouvertement contre qui cet élargissement est opéré », soulevait le président russe [6]. Les États-Unis savaient que l’intégration de l’Ukraine était une ligne rouge à ne pas franchir. Avant l’offensive militaire, les autorités russes cherchaient encore à négocier et demandaient des garanties sur la neutralité de l’Ukraine. Washington n’a pas répondu aux demandes de préoccupation de Moscou en matière de sécurité [7].

Vous pensez aussi que la guerre aurait pu être évitée ?

Non seulement elle aurait pu être évitée. Mais on aurait pu aussi y mettre un terme rapidement. Le fait est que les États-Unis ne veulent pas la paix. En 2019 déjà, la Rand Corporation, l’influent think tank proche du Pentagone, publiait un rapport détaillant la stratégie à adopter pour vaincre la Russie [8]. Tout s’y trouve : isoler la Russie sur la scène internationale, encourager les protestations internes, utiliser les sanctions économiques pour que l’Europe diminue l’importation de gaz russe et le remplace par du gaz liquéfié étasunien. Et enfin, armer l’Ukraine pour exploiter « le plus grand point de vulnérabilité extérieur de la Russie ».

Pour le reste du monde, il ne fait aucun doute que la guerre d’Ukraine est une guerre des États-Unis contre la Russie. Et le reste du monde refuse d’entrer dans la danse macabre de Washington. Sa perte d’influence est manifeste. Le dernier Sommet des Amériques, qui s’est tenu au mois de juin à Los Angeles, a été qualifié de « débâcle diplomatique » par Richard Haass [9], président du Council on Foreign Relations qui fait figure de référence au sein de la classe dirigeante étasunienne. Un désaveu pour Biden qui entendait remettre de l’ordre dans son arrière-cour après les années Trump. Même son de cloche dans les États d’Afrique subsaharienne que l’ancien président des EU avait qualifié de « pays de merde ». Le secrétaire d’État Antony Blinken s’y est rendu cet été en ne cachant pas sa volonté de « contrer les influences nuisibles de la Chine et de la Russie » sur le continent. Mais l’accueil a été glacial. Préférant la diplomatie à la guerre, la ministre des Affaires étrangères d’Afrique du Sud a « exhorté les pays africains désireux d’établir ou maintenir des relations avec la Chine et la Russie de ne pas s’en priver, quelle que soit la nature de ces relations ». [10] Enfin, de nombreux commentateurs ont également pointé le déclin de l’influence des EU lors du sommet de l’Association des nations d’Asie du Sud-Est (ASEAN) qui s’est tenu à Washington en mai dernier. Biden y a présenté son Cadre économique pour l’Indo-Pacifique, mais cette initiative commerciale a été qualifiée de « hamburger sans viande de bœuf ». [11] Ajoutez à cela l’Inde, allié stratégique de Washington qui refuse de condamner la Russie et qui semble avoir resserré ses liens avec Moscou. Ou encore l’OPEP+ qui a refusé la demande de Biden d’augmenter la production de pétrole pour faire baisser les prix.

C’est un tournant important. Historiquement, l’Arabie saoudite est un proche allié des États-Unis.

Effectivement. C’est une alliance qui remonte au Pacte du Quincy conclu en 1945 et qui allait bien au-delà du pétrole [12]. Le régime féodal des Saoud avait une peur bleue du nationalisme arabe qui avait fait tomber plusieurs monarchies dans la région et qui était proche de l’Union soviétique. Les Saoud ont donc financé la lutte contre le communisme menée par Washington aux quatre coins du monde. Leurs pétrodollars ont également joué un rôle important pour l’économie des EU. En retour, les marionnettes arriérées de Ryad pouvaient compter sur la protection des impérialistes étasuniens. Les tensions qui apparaissent entre ces deux pays sont donc loin d’être anodines.

Le rapport de la Rand Corporation préconisait d’isoler la Russie sur la scène internationale, mais finalement, ce sont plutôt les États-Unis qui se trouvent esseulés. Après la chute de l’Union soviétique, leur hégémonie semblait pourtant incontestable. Comment expliquer un tel revirement ?

Nous vivons un moment historique qui révèle le déclin de l’impérialisme étasunien et la faillite de ses idéologues. Après la chute de l’Union soviétique, de nombreux intellectuels ont élaboré des théories poursuivant le même objectif : gérer ce monde unipolaire apparu avec la fin de la guerre froide et maintenir l’hégémonie des États-Unis pour longtemps.

Par exemple, l’économiste Francis Fukuyama a écrit un livre retentissant en 1992 pour expliquer que la chute de l’Union soviétique marquait La Fin de l’Histoire et le dernier Homme [13]. La démocratie libérale l’avait emporté sur les autres idéologies et devait imposer un horizon indépassable. Dans la même veine, le philosophe Toni Negri a prétendu que la fin de la guerre froide marquait une nouvelle ère, celle de l’Empire [14]. Les puissances impérialistes n’allaient plus se faire la guerre, elles allaient s’engager dans une forme d’Empire mondial au sein duquel elles collaboreraient, mutuellement motivées par la recherche de la paix.

Aujourd’hui, l’actualité de la guerre en Ukraine nous rappelle que l’Histoire est loin d’être finie. Comment des penseurs aussi influents ont-ils pu se tromper de la sorte ?

C’était des charlatans. On en a fait des penseurs influents parce que leurs théories confortaient le sentiment de toute-puissance des États-Unis et du capitalisme. Mais, partant d’un très mauvais constat, ces penseurs ne pouvaient que se planter. Karl Marx a démontré que la lutte des classes était le moteur de l’Histoire. Les maîtres et les esclaves durant l’Antiquité, les seigneurs et les serfs au Moyen Âge ou encore la bourgeoisie et la classe ouvrière à l’ère capitaliste… Il y a toujours eu des rapports d’exploitation et des classes sociales dont les intérêts étaient en contradiction. Ces contradictions ont débouché sur de grands bouleversements qui ont changé le cours de l’Histoire. Or, contrairement à ce que suggérait Fukuyama, ces contradictions n’ont pas disparu avec la fin de la guerre froide. Il y a toujours une lutte des classes. Et, on peut le constater chaque jour, l’Histoire est bel et bien en marche.

Idem pour Empire de Michael Hardt et Antonio Negri. En 1917, pendant la Première Guerre mondiale, Lénine a écrit un ouvrage remarquable sur l’impérialisme (L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme) [15]. Il expliquait comment les grandes puissances capitalistes cherchaient à conquérir le monde pour d’une part exporter les capitaux qu’elles accumulaient et d’autre part s’octroyer des accès bon marché à la main-d’œuvre et aux matières premières. Les colonies répondaient à cette demande. Les puissances impérialistes se sont ainsi partagé le monde comme un vulgaire gâteau. Mais le monde n’étant pas un espace infini, elles pouvaient se faire la guerre pour s’octroyer la plus grosse part. Ainsi, la réunification allemande étant arrivée tardivement par rapport aux autres concurrents européens, Berlin n’avait récolté que des miettes et manquait de colonies pour poursuivre son important développement économique. Cette situation a conduit aux deux guerres mondiales. L’analyse de Lénine est remarquable, car il démontre comment la dynamique du capitalisme, basée sur la compétition et la recherche du profit maximum, conduit les puissances impérialistes à piller le Sud et à se faire la guerre. Cette dynamique est toujours à l’œuvre aujourd’hui. Il est donc tout à fait illusoire de penser que les grandes puissances capitalistes vont se mettre à coopérer pacifiquement au sein d’un Empire mondial si on ne change pas les règles du modèle économique.

Quel a été l’impact de ces penseurs ?

C’était une forme de guerre idéologique, du terrorisme intellectuel. Il fallait imposer l’idée que tous ceux qui rejetteraient le monde unipolaire n’auraient aucune chance de survie. Mais tout le monde ne partageait pas leur vue. En réponse à Fukuyama par exemple, Samuel Huttington a développé sa théorie du choc des civilisations [16]. Il disait que l’Histoire n’était pas terminée et que les contradictions allaient demeurer, mais sous une autre forme. Huttington a ainsi divisé le monde en plusieurs civilisations, l’Occident étant la plus avancée et la civilisation islamique étant la plus dangereuse. Une fois de plus, cette théorie ne tient pas compte de la dynamique des sociétés capitalistes et de la lutte des classes. Huttington a érigé en outre les civilisations comme des blocs monolithiques, sans beaucoup de nuances. Les Occidentaux sont comme ceci, les musulmans sont comme cela, etc. C’est une théorie fumeuse, mais elle a eu un grand impact après les attentats du 11 septembre. Le choc des civilisations a servi de propagande pour justifier les guerres de Bush et des néoconservateurs, les guerres de l’Occident « civilisé » contre les « barbares » du monde musulman.

Dans un autre registre, Zbigniew Brzezinski pensait lui aussi que l’Histoire n’était pas terminée. Conseiller du président James Carter à la fin des années 70, il a notamment été l’artisan de l’Opération Cyclone à travers laquelle les États-Unis ont soutenu les moudjahidines et attiré les Soviétiques dans le bourbier afghan. C’était l’époque où Ben Laden et la CIA travaillaient ensemble. Après la fin de la guerre froide, Brzezinski a écrit un livre important, Le Grand échiquier [17]. Il y explique que la région la plus stratégique du monde est l’Eurasie. Elle concentre 70% de la population et deux tiers de la production mondiales. « Qui contrôle l’Eurasie, contrôle le monde », résumait Brezinski. Clinton, Obama, Biden et tous ces démocrates va-t-en-guerre sont les fils idéologiques de Brezinski.

Mais les États-Unis ne font pas partie de l’Eurasie…

La géographie est un obstacle, en effet. Mais pas suffisant pour calmer les prétentions de Brzesinki. Sur l’échiquier mondial, il dresse une liste d’acteurs géopolitiques et d’États pivots que les États-Unis doivent maintenir sous leur influence pour garder leur hégémonie. En Europe par exemple, on retrouve la France, l’Allemagne, la Pologne ou encore l’Ukraine. « Sans l’Ukraine, la Russie cesse d’être un empire en Eurasie », écrit Brezinski. On comprend mieux l’intérêt particulier que Washington porte à ce pays depuis plusieurs années.

Pourtant, quand Brezinski a sorti son livre, l’Union soviétique s’était effondrée. Moscou souhaitait se rapprocher de l’Occident. Et, ravagée par la thérapie de choc néolibéral, la Russie n’avait rien d’un empire menaçant. Qu’est-ce qui inquiétait Brzezinski ?

La Russie est un grand pays, le plus grand du monde par sa superficie. Elle dispose en outre de nombreuses ressources. Brzezinski savait que tôt ou tard, la Russie pourrait redevenir un concurrent sérieux et menacer l’hégémonie des États-Unis. Il fallait donc s’attaquer à la fédération russe en s’appuyant sur les États vassaux pour la démanteler, comme l’Empire ottoman avait été démantelé après la Première Guerre mondiale. La Russie aurait ainsi laissé la place à une série de républiques bananières dont il aurait été facile de contrôler les ressources. Brzezinski comptait ensuite s’appuyer sur le Japon et poursuivre avec le démantèlement de la Chine. Alors, l’Afrique et l’Amérique latine tomberaient sans résistance entre les mains de Washington.

Loin d’être démantelée, la Russie a même agrandi son territoire. L’économie chinoise a rattrapé celle des États-Unis. Brzezinski s’est-il lui aussi mis le doigt dans l’œil ?

Brzezinski avait tout de même une analyse plus pertinente. Mais sa stratégie demandait du temps. Et du temps, les États-Unis n’en avaient pas selon les néoconservateurs qui ont débarqué sur le devant de la scène avec George W. Bush au début des années 2000. Ces idéologues du PNAC, le Project for a New American Century, estimaient que Washington devait frapper vite et fort pour maintenir son hégémonie. Ils ont ainsi créé la théorie du Grand Moyen-Orient. Imaginez que vous êtes le seul à contrôler l’unique robinet d’eau dans votre ville. Personne d’autre n’y a accès. Les ménages, les entreprises, les commerçants, les agriculteurs… Tout le monde doit passer par vous pour avoir de l’eau. Vous serez le roi de votre ville, vous serez en mesure de tout contrôler ! Eh bien, les néoconservateurs ont développé cette théorie avec le pétrole. Leur idée était de remodeler cette vaste région s’étendant du Maghreb au Pakistan en passant par la Corne de l’Afrique et le Golfe. Cette région est particulièrement riche en pétrole et en gaz. Et ces ressources sont indispensables au développement économique des concurrents des États-Unis. Par conséquent, les néocons préconisaient de contrôler le Grand Moyen-Orient pour affaiblir leurs rivaux.

Le remodelage du Grand Moyen-Orient ne devait pas se faire dans la dentelle. Les néoconservateurs ont attaqué l’Afghanistan et l’Irak. Selon le général Wesley Clark, ancien chef suprême de l’OTAN, les États-Unis prévoyaient aussi d’envahir la Syrie, le Liban, la Libye, la Somalie, le Soudan et l’Iran [18].

Tous ces pays ont connu des guerres directes ou indirectes ces dernières années. Mais l’Irak était le plus gros morceau. En contrôlant ses réserves pétrolières, les États-Unis auraient été en mesure de maintenir le prix du baril à un bas niveau. Si bien que les pays producteurs de pétrole, y compris la Russie, auraient dû s’endetter auprès des banques occidentales.

Mais c’est tout l’inverse qui s’est produit. L’invasion de l’Irak a fait flamber les prix du pétrole. Ce qui a profité aux pays producteurs qui ont pu éponger leurs dettes, notamment la Russie.

C’est la résistance irakienne qui a fait flamber les prix. Avant la guerre, le baril oscillait autour de 25 dollars depuis une vingtaine d’années. Après l’invasion de l’Irak, il n’a cessé d’augmenter, tournant d’abord autour des 60 dollars puis dépassant les 100 dollars à partir de 2007. D’autres facteurs ont évidemment influencé le cours du baril. Mais l’échec de l’armée étasunienne en Irak a eu un impact majeur et les plans hégémoniques des néoconservateurs ont tourné au vinaigre.

Les États-Unis ont pourtant dépensé des sommes astronomiques dans cette guerre. Le Prix Nobel d’économie, Joseph Stiglitz, avait estimé que l’occupation de l’Irak coûtait chaque mois 16 milliards de dollars, ce qui correspond au budget annuel des Nations unies [19]. Washington aurait dépensé en tout 3 000 milliards de dollars. De quoi offrir aux citoyens étasuniens une couverture sociale pour 50 ans. Les États-Unis ont détruit l’Irak, ils ont tué des centaines de milliers de personnes et fait déplacer des millions d’autres. Mais ils ne sont pas parvenus à contrôler le pays ni son pétrole. Des éléments pro-iraniens sont montés au pouvoir après la chute de Saddam Hussein. Et des compagnies étrangères se sont partagé les concessions pétrolières, notamment des compagnies chinoises et malaisiennes. Les États-Unis n’ont pas obtenu grand-chose. La guerre d’Irak a été un tournant. Soyons clairs, la résistance irakienne a changé le cours de l’Histoire.

Elle a favorisé l’avènement du monde multipolaire ?

Oui, car la crise est devenue plus aiguë aux États-Unis tandis que ses concurrents ont pu se développer. Avec la flambée des prix de l’énergie, la Russie a pu payer ses dettes et réorganiser son économie. Elle revenait de loin. Après l’effondrement de l’Union soviétique, la Russie a subi une thérapie de choc néolibérale qui était censée stimuler son développement, mais qui a eu un effet dévastateur. En réalité, tout a été privatisé et littéralement pillé. Entre 1992 et 1998, le PIB a diminué de 50% [20]. Une baisse plus importante encore que pendant la Seconde Guerre mondiale ! L’espérance de vie a diminué de 5 ans. 40% de la population vivaient sous le seuil de pauvreté, contre 1,5% avant la chute de l’Union soviétique d’après les chiffres officiels. Selon les Nations unies, trois millions de Russes sont morts durant les années de la thérapie de choc [21]. C’était une des périodes les plus sombres de l’histoire de la Russie, vécue comme un traumatisme et une humiliation.

Comment la Russie s’en est-elle sortie ?

La flambée du prix du pétrole a aidé, mais dès la fin des années 90, les dirigeants russes ont commencé à inverser la vapeur. Evgueni Primakov présidait le gouvernement de Boris Eltsine quand les premières réformes ont été adoptées pour sortir de la thérapie de choc : dévaluation du rouble, contrôle des prix de l’énergie et du transport pour maîtriser l’inflation, relance de la production en profitant de l’héritage soviétique… L’économie russe a alors pu renouer avec la croissance. L’envolée des prix de l’énergie a fait le reste dans le courant des années 2000.

En réponse aux idéologues de l’impérialisme étasunien, Primakov a surtout élaboré une doctrine dont on peut mesurer toute l’influence aujourd’hui. Après l’effondrement de l’Union soviétique, les dirigeants russes espéraient se rapprocher de l’Occident, devenir membres à part entière de la communauté internationale et participer à la construction de la maison européenne commune. Mais Primakov citait Ronald Reagan qui disait : « Pour danser le tango, il faut être deux » [22]. Il avait vite compris que les États-Unis souhaitaient maintenir leur hégémonie, « afin de promouvoir leur propre programme et leurs intérêts nationaux à l’exclusion de tout autre. » [23] Par conséquent, Primakov défendait l’idée d’un monde multipolaire reposant sur différents centres régionaux. Il recommandait également de se rapprocher de la Chine.


Yevgeny Primakov (RIA Novosti archive – CC 3.0)

Une alliance entre les deux géants de l’Eurasie, c’est le cauchemar de Brzezinski !

C’est aussi celui d’Henri Kissinger, l’ancien Secrétaire d’État. Durant la guerre froide, il avait habilement manœuvré pour diviser les Soviétiques et les Chinois. À l’époque, une alliance entre les deux puissances communistes aurait sans doute changé la donne. Mais finalement, ce sont les États-Unis eux-mêmes qui ont favorisé un rapprochement entre Moscou et Pékin à force de vouloir les isoler et d’adopter des sanctions contre eux.

Les autorités russes souhaitaient vraiment se tourner vers l’Ouest après la chute de l’Union soviétique, mais Primakov a compris que les États-Unis comptaient avant tout maintenir leur hégémonie et voulaient démanteler la fédération russe. Il a aussi compris que cet ennemi lointain cherchait à s’appuyer sur des vassaux proches de la Russie pour mener son combat. On peut notamment penser à la Tchétchénie, la Géorgie ou encore l’Ukraine. Théoriquement, ces vassaux ont tout intérêt à entretenir de bonnes relations avec la Russie pour se développer. Ils sont voisins, ils peuvent nouer des partenariats économiques fructueux et ils devraient naturellement privilégier un climat de paix. Mais ils sont sous l’influence des États-Unis parce que leurs dirigeants sont des marionnettes corrompues qui n’ont pas de projets pour développer leur pays.

Et l’Union européenne dans tout ça ?

Les dirigeants européens ne sont pas très différents. Ils vont aussi contre leurs intérêts nationaux et se tirent une balle dans le pied en se coupant de la Russie pour plaire à Washington. Un mois après l’invasion de l’Ukraine, le Premier ministre belge, Alexander De Croo, déclarait que l’Union européenne ne devait pas adopter des sanctions qui se retourneraient contre elle. « On n’est pas en guerre contre nous-mêmes », avait déclaré le Premier ministre [24]. Mais quelques mois plus tard, le constat est désolant. L’effondrement rapide de l’économie russe promis par les sanctions n’est pas arrivé. En revanche, la situation est catastrophique en Europe. Les coûts de l’énergie sont devenus insupportables pour les ménages, mais aussi pour de nombreuses entreprises. Différents gouvernements ont adopté des mesures pour tenter de limiter la casse, mais ils continuent d’alourdir la dette après la crise covid [25]. Et les résultats sont mitigés. Des entreprises ont déjà ralenti leur production, le chômage partiel se répand et certains secteurs envisagent la délocalisation [26]. Pendant ce temps, les BRICS travaillent à la création d’une monnaie commune et d’une alternative aux institutions occidentales que sont la Banque mondiale et le FMI [27]. Le nouveau système devrait favoriser l’autosuffisance alimentaire ainsi que la formation de capital agricole et industriel tangible plutôt que la financiarisation. Sur le plan économique aussi, le monde multipolaire se concrétise fameusement.

Et les États-Unis vont laisser faire ?

En 2005, un intellectuel étasunien a pris le contrepied des charlatans que nous avons évoqués. Spécialiste du Japon et de la Chine, Chalmers Johnson a écrit un long article pour explique que les États-Unis n’étaient plus la seule superpuissance au monde, car il était impossible de stopper le développement économique de la Chine [28]. Plutôt que de chercher la guerre, il fallait laisser la Chine se développer et négocier avec elle. Les États-Unis pourraient ainsi réduire drastiquement leurs dépenses militaires et réorganiser leur économie.

Chalmers Johnson n’était-il pas trop idéaliste ? En 1961, avant de quitter ses fonctions, le président Eisenhower avait mis en garde contre le complexe militaro-industriel qui risquait de concentrer trop de pouvoir au point de mettre en danger la démocratie aux États-Unis [29]. Cinquante ans et de nombreuses guerres plus tard, les budgets militaires continuent de battre des records et cet ogre pèse de tout son poids sur l’économie et la politique des EU.

C’est toute la contradiction de l’économie étasunienne qui a été accentuée par la mondialisation néolibérale et la désindustrialisation du pays. La politique impérialiste profite aux éléments parasites du complexe militaro-industriel et à certains secteurs qui réalisent des profits à court terme sans penser aux conséquences négatives à long terme. Mais d’autres secteurs ont perdu des plumes et pâtissent du déclin des États-Unis.

Une étude de la Brown University parue en 2021 démontre très bien cette tendance [30]. Elle révèle qu’un milliard de dollars dépensés dans le militaire créent environ 11 200 emplois, contre 26 700 dans l’éducation, 16 800 dans la transition énergétique et 17 200 dans les soins de santé. La même étude estime que les guerres de l’après 11 septembre ont coûté 11 billions de dollars, principalement financés par la dette. La crise covid et la guerre d’Ukraine sont depuis passées par là. En octobre, la dette publique des États-Unis atteignait le montant record de 31 000 milliards de dollars [31].

Ce château de cartes pourrait-il s’effondrer ?

Tant que le dollar occupe une place incontournable dans les échanges internationaux, la situation est gérable. Mais cette position du dollar est contestée par les BRICS, comme nous l’avons évoqué. L’Arabie saoudite a par ailleurs annoncé qu’elle était prête à vendre son pétrole en yuans à la Chine [32]. Ce serait un tournant significatif, car jusqu’à maintenant, tous les pays devaient avoir des réserves de dollars pour acheter du pétrole. D’ailleurs, Pékin ne cesse de réduire son portefeuille de bons du Trésor étasunien. Il atteignait les 980,8 milliards de dollars en mai dernier. Ça reste important évidemment, mais c’est la première fois depuis douze ans qu’il passe sous la barre des 1 000 milliards de dollars [33].

Chalmers Johnson avait mieux senti que les autres le vent tourner. Pour lui, les États-Unis doivent accepter le passage inéluctable à un monde multipolaire, retirer leurs bases à travers le monde et ramener les soldats à la maison. En mettant un terme à ses dépenses parasitaires, les États-Unis pourront réinvestir dans les infrastructures et l’économie productive.

D’une certaine manière, la Chine donne raison à Chalmers Johnson. Elle est en passe de devenir la première économie mondiale, sans mener des guerres coûteuses et sans construire des milliers de bases militaires à travers le monde. Elle n’a pas eu besoin d’organiser des coups d’État pour devenir le premier partenaire économique de nombreux pays.

C’est la voie que préconise Chalmers Johnson en se focalisant sur l’économie plutôt que le militaire. Les États-Unis sont un pays jeune avec beaucoup de ressources. Ils disposent d’avantages comparatifs. Mais aujourd’hui, il y a 500 000 sans-abri dans les rues des États-Unis, et leur taux de mortalité a grimpé en flèche [34]. On compte par ailleurs deux millions de prisonniers pour un total de onze millions dans le monde [35]. Le taux de pauvreté des enfants s’élève à 17%, c’est l’un des plus élevé parmi les pays développés selon le centre de l’université Columbia sur la pauvreté et la politique sociale [36]. L’impérialisme détruit les États-Unis de l’intérieur et n’a pas empêché les deux grands rivaux russe et chinois de monter en puissance. Et cette montée en puissance affaiblit les positions de l’impérialisme étasunien dans le monde.

On peut l’observer dans les relations que les États-Unis entretiennent avec leurs vassaux historiques. Divers pays d’Asie centrale se sont rapprochés de la Russie, car leur intérêt y était trop important. C’est notamment le cas de la Turquie, un acteur important. Même si elle traverse une crise, elle a connu un développement économique considérable et possède une solide base industrielle. La Turquie s’est donné les moyens d’être indépendante et ne va pas sacrifier ses relations avec la Russie pour plaire aux États-Unis si cela va contre ses intérêts. La Turquie importe 25% de son pétrole et 45% de son gaz de la Russie [37]. Les touristes russes représentent un cinquièmes des visiteurs en Turquie pour un montant annuel de cinq milliards de dollars [38]. La Russie est également le plus important client des fruits et légumes frais de Turquie [39]. Elle représente 30% des exportations turques. Ces exportations ont augmenté après les premières sanctions européennes contre la Russie en 2014. Avant ces sanctions et l’embargo imposé en retour par Moscou, la Belgique exportait pour quelque 230 millions d’euros de produits agroalimentaires, dont 60% de ses poires [40]. En fait, les sanctions occidentales n’ont fait que renforcer les relations économiques entre la Russie et la Turquie. Et ça continue depuis la guerre d’Ukraine. Washington a eu beau menacer les organisations patronales turques [41], les exportations vers la Russie entre mai et juillet ont augmenté de près de 50% par rapport à l’année dernière [42].

Le patronat turc n’est pas le seul à braver les menaces de Washington. On l’a vu en Afrique aussi, de nombreux pays refusent de sacrifier leurs relations avec la Russie et la Chine. Pourquoi l’Afrique se désintéresse-t-elle de l’Occident ?

J’ai discuté avec un sénateur kenyan récemment. Ce qu’il m’a dit illustre bien la mentalité des Africains pour le moment. Il m’a raconté qu’il avait déjeuné avec un diplomate étasunien quelques semaines auparavant. Ça a duré deux heures. Et pendant deux heures, le diplomate n’a fait que lui répéter : « Ne travaillez pas avec la Chine, ne travaillez pas avec la Chine. » Le sénateur lui a répondu : « Les États-Unis sont au Kenya depuis 50 ans et vous n’y avez même pas construit des w.c.. Pourquoi ne devrions-nous pas travailler avec la Chine ? Donnez-nous au moins une raison. » Le diplomate ne lui a jamais répondu, il n’a fait que répéter : « Ne travaillez pas avec la Chine ».

Mais le fait est que les États-Unis ne peuvent pas stopper les investissements chinois en Afrique. Surtout, le développement de la Chine offre un avantage comparatif aux pays africains. Ces pays disposent de nombreuses matières premières. Ils peuvent désormais vendre au plus offrant plutôt que de se faire imposer le pillage néocolonial. Et le marché chinois offre d’énormes opportunités aux économies africaines en pleine croissance. En Chine, les importations d’Afrique s’élevaient à 106 milliards de dollars en 2021. Mais Pékin ambitionne d’atteindre les 300 milliards de dollars d’ici 2025, ce qui ferait de la Chine la première destination d’exportation de l’Afrique. [43]

La concurrence avec la Chine explique-t-elle cet intérêt des États-Unis pour l’Afrique ? Historiquement, ce n’est pas la région du monde où Washington était le plus impliqué.

Cet intérêt n’est pas vraiment nouveau. En tant que jeune nation qui se développait très rapidement, les États-Unis s’intéressaient à l’Afrique au début du XXe siècle déjà. Ils soutenaient fortement la décolonisation du continent pour affaiblir leurs rivaux européens et pénétrer le marché africain qui avait été fermé par les puissances coloniales. Progressivement, l’influence de l’Europe a décliné et les États-Unis ont commencé à s’ouvrir une voie vers l’Afrique. En Éthiopie notamment. Mais la révolution soviétique de 1917, les guerres mondiales et la guerre froide ont amené Washington à revoir ses plans.

Les Européens avaient perdu leur paradis au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Pour qu’ils puissent continuer à vivre leur rêve, et pour contenir l’influence soviétique, Washington les a autorisés à exploiter l’Afrique tout en soutenant la décolonisation. Le néocolonialisme a donc pris le relais. En théorie, les États africains étaient devenus indépendants, mais en pratique, ils dépendaient toujours des puissances impérialistes. À ce moment-là, les États-Unis n’avaient pas besoin des ressources de l’Afrique. Mais depuis, la Chine, la Russie et d’autres concurrents sont entrés dans la danse. À présent, les États-Unis ont besoin des ressources africaines et sont surtout effrayés par l’arrivée de leurs rivaux. C’est pourquoi ils veulent dominer l’Afrique.

Possible qu’ils reprennent la main selon vous ?

Un conseiller du président Clinton avait élaboré une stratégie pour dominer le continent dans les années 90. Inspiré par Brzezinski, Anhtony Lake préconisait de s’appuyer sur quatre États pivots : l’Égypte pour le Nord, le Nigeria pour l’Ouest, l’Éthiopie pour l’Est et l’Afrique du Sud pour le sud.

Ces États riches en ressources étaient amenés à jouer les gendarmes de quartier pour les États-Unis et permettre un contrôle du continent à moindres frais. Si un pays, une organisation politique ou un mouvement populaire essaient de faire bouger les lignes, vous subventionnez des forces de maintien de la paix et votre vassal combattra pour vous. Le Nigeria est ainsi intervenu au Liberia et en Sierra Leone dans les années 90. Le gouvernement Clinton s’est réjoui que ce pays fournisse « l’essentiel des muscles » à l’époque [44]. De même, le Front de libération du peuple du Tigré (TPLF) qui était au pouvoir en Éthiopie a attaqué la Somalie en 2007. Il n’y avait aucun intérêt, si ce n’est celui d’obéir à son maître. Cette stratégie était une forme d’impérialisme bon marché, de la sous-traitance. Les États-Unis n’avaient pas besoin d’engager leurs forces militaires, les États vassaux combattaient pour eux et instauraient un climat de terreur propice à la soumission. Problème pour Washington : tous ces régimes fantoches se sont effondrés.

Le TPLF a été chassé du pouvoir en Éthiopie après 20 ans de dictature de Zenawi [45]. Mais le mouvement refait parler de lui depuis qu’il est parti en guerre contre le gouvernement central et son Premier ministre Abiy Ahmed. Le Secrétaire général de l’ONU s’est inquiété en octobre d’une situation « incontrôlable » [46]. Et le TPLF en appelle à une intervention occidentale [47]. Pensez-vous que les États-Unis pourraient envoyer des troupes en Éthiopie ?

Appliquant le principe colonial « diviser pour régner », le TPLF avait instauré un fédéralisme ethnique en Éthiopie. Après avoir été chassés du pouvoir, ses dirigeants corrompus qui s’étaient repliés dans la province du Tigray ont lancé une première offensive en 2020. Mais ils ont été refoulés par l’armée éthiopienne avec l’aide de l’Érythrée. Le Premier ministre avait alors demandé aux Érythréens de quitter la région, et le TPLF est revenu à la charge, soutenu par les États-Unis.

Washington n’interviendra pas. Pour intervenir, vous devez avoir des atouts sur lesquels miser. Or, sa marionnette du TPLF est cassée. Depuis que ce mouvement a été chassé du pouvoir, l’Éthiopie et l’Érythrée se sont réconciliées. Il y a aussi eu des contacts entre différents pays de la région qui ont débouché sur l’Initiative de la Corne de l’Afrique[48]. C’est un projet de coopération entre le Djibouti, la Somalie, le Kenya, l’Éthiopie, l’Érythrée, le Soudan et le Sud-Soudan qui vise une approche régionale pour développer la Corne de l’Afrique, répondre aux enjeux sécuritaires, sociaux et climatiques, promouvoir les échanges commerciaux et favoriser la connexion des infrastructures. Dans ce contexte, le TPLF est vu à juste titre comme un mouvement ethnofasciste. Il n’a aucun avenir.


La Corne de l’Afrique

Il y a onze ans, dans La Stratégie du Chaos, vous nous expliquiez justement que la Corne de l’Afrique occupait une position stratégique et disposait de nombreuses ressources. Et que si les pays de la région se libéraient du néocolonialisme et unissaient leurs efforts, ils parviendraient à sortir de la pauvreté. Nous y sommes ?

C’est en bonne voie. Et les impérialistes craignent évidemment de perdre le contrôle de cette région stratégique. Les États-Unis comptent maintenant sur Israël pour jouer le gendarme de la Corne de l’Afrique [49]. Et ils vont tenter de créer des problèmes entre l’Érythrée et l’Éthiopie. Mais si le Premier ministre Abiy Ahmed suit cette voie, il tombera.

Poussé par qui ?

Le peuple éthiopien. L’impérialisme a toujours voulu créer des contradictions entre les peuples. Quand les Africains se battent entre eux, les impérialistes s’asseyent et contemplent le spectacle en rigolant. Mais la stratégie du diviser pour régner ne fonctionne plus comme avant, car le niveau de conscience politique des peuples africains a sérieusement progressé. Ils comprennent qui est leur véritable ennemi. Ils savent que les contradictions internes peuvent se résoudre par le dialogue et que leur plus grand défi est de se libérer du pillage néocolonial.

Les États-Unis ont perdu l’Éthiopie à l’est de l’Afrique. Au Nord, l’Égypte semble également leur échapper. Cet allié historique, deuxième pays étranger le plus aidé par Washington après Israël, se tourne de plus en plus vers la Russie. Comment expliquez-vous ce revirement ?

Depuis le renversement de Moubarak, l’élite égyptienne joue des claquettes. Aligné sur l’Occident depuis la mort de Nasser, le pays était gouverné par une bourgeoisie purement compradore. Elle n’avait pas de réel projet pour développer le pays. Corrompue, elle s’enrichissait en exportant ses matières premières et en important les produits dont elle avait besoin. Les conditions de vie étaient terribles pour les Égyptiens. Depuis que Moubarak a sauté, la bourgeoisie égyptienne craint un nouveau soulèvement populaire. Le peuple a appris comment se révolter. Si cela n’a pas débouché sur une véritable révolution, cette expérience a tout de même fait paniquer la classe dirigeante et d’une certaine manière, cela a affaibli la domination des États-Unis sur l’Égypte.

La bourgeoise égyptienne peut toujours se comporter comme une marionnette de l’impérialisme, mais comme je l’ai dit, ils jouent des claquettes. Il danse d’un côté, puis de l’autre. Ce qui est sûr, c’est qu’ils ne pourront plus défendre les intérêts de leurs maîtres impérialistes comme du temps de Sadate et Moubarak. De plus, certains segments de la bourgeoise égyptienne nourrissent des sentiments nationalistes, si bien qu’ils veulent développer leur propre marché. C’est pourquoi Al-Sisi a passé un partenariat stratégique avec la Russie en 2018 pour réduire sa dépendance vis-à-vis des États-Unis [50]. En juillet dernier, la société Rosatom, contrôlée par l’État russe, a lancé la création du premier réacteur nucléaire d’Égypte [51]. L’entreprise allemande Siemens a par ailleurs décroché un contrat historique de 8,1 milliards de dollars pour moderniser le réseau ferroviaire égyptien [52]. Et rappelons que l’Égypte est l’un des premiers pays à avoir adhéré au projet chinois des Nouvelles routes de la soie [53]. Depuis, les relations entre Pékin et Le Caire ne cessent de se renforcer. Le calcul de la bourgeoisie égyptienne est simple : pourquoi se contenter de petits larcins en jouant les marionnettes de l’impérialisme des EU quand on a le potentiel pour engranger beaucoup plus de richesses ? L’Égypte n’est pas un petit pays. Elle a été une des économies les plus importantes de la région. Elle a les capacités de devenir aussi forte que la Turquie. La position dans laquelle l’Égypte a été maintenue ces cinquante dernières années est humiliante.

Il n’y a pas que les États-Unis qui perdent de l’influence en Afrique. Au Mali, la France a dû plier bagage.

Le rejet des troupes françaises montre comment le niveau de conscience politique s’est également élevé au Mali. La France avait joué aux pompiers pyromanes dans ce pays. Elle avait soutenu les indépendantistes touaregs tandis que son allié qatari appuyait des mouvements terroristes dans le nord du Mali sans que Paris rechigne [54]. Très dépendante de la France, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) avait par ailleurs fait bloquer des livraisons d’armes dont l’armée malienne avait bien besoin pour repousser l’offensive des rebelles [55]. Quand le gouvernement malien n’a plus eu d’autre choix que de faire appel à la France, François Hollande a lancé l’opération Serval en 2013. Elle a permis de reprendre le contrôle du Nord, mais la France s’est alors illustrée dans un double jeu en remettant en piste les Touaregs du MNLA. Ces manœuvres ont mis le président Ibrahim Boubacar Keïta dans une posture difficile. Il avait été largement élu pour défendre l’intégrité territoriale du Mali. Les tensions ont conduit à de nouveaux affrontements entre l’armée malienne et les rebelles du Nord, justifiant une présence prolongée des troupes françaises.

Quel est l’intérêt de la France au Mali ?

Le contrôle du couloir sahélien, riche en minerais et en hydrocarbures, est essentiel pour la France. Même le président Jacques Chirac l’avait reconnu : « Une grande partie de l’argent qui est dans notre porte-monnaie vient précisément de l’exploitation, depuis des siècles, de l’Afrique. » [56] La France cherche donc à maintenir son contrôle sur cette région. Le premier président du Mali, Modibo Keïta, a été renversé lors d’un coup d’État soutenu par la France en 1968. Il avait le tort d’être panafricaniste, de s’opposer aux stratégies coloniales, de soutenir l’Algérie et d’avoir abandonné le franc CFA. Depuis, Paris a veillé à ce que le Mali reste dans son giron, n’hésitant pas, quand nécessaire, à jouer des contradictions héritées du colonialisme entre le Nord et le Sud.

Mais cette stratégie ne fonctionne plus comme avant. Il y a eu une importante mobilisation populaire pour faire partir la France du Mali. L’Occident a tenté de répliquer en faisant voter des sanctions économiques contre les militaires qui avaient pris le pouvoir après le coup d’État de 2021. Il étaient accusés de sacrifier la démocratie en repoussant les élections. Ils avaient pourtant assuré qu’ils ne comptaient pas rester au pouvoir, mais qu’il fallait du temps pour sécuriser le pays, réformer les institutions et organiser un scrutin dans de bonnes conditions. La décision de repousser les élections avait été prise au terme d’une large consultation[57]. Les militaires jouissent en outre d’un large soutien populaire qui s’est manifesté à plusieurs reprises au Mali et dans d’autres pays africains. Mais de manière très hypocrite, pour faire appliquer « leur » démocratie, les impérialistes ont demandé à leurs marionnettes de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest d’imposer des sanctions au Mali : fermeture des frontières entre le Mali et les pays de la CEDEAO, suspension de toutes les transactions commerciales, gel des avoirs et suspension du Mali de toute aide des institutions financières de la CEDEAO. Le but était clairement d’asphyxier le Mali. Les militaires se sont engagés à remettre le pouvoir aux civils en mars 2024 au plus tard. Il y a surtout eu une forte mobilisation à nouveau. Et les sanctions ont finalement été levées en juillet dernier. C’est une victoire importante pour le peuple malien.


Carte du Sahel (Peter Fitzgerald – CC 3.0)

La France a dû partir, et c’est vers la Russie que l’armée malienne s’est tournée pour combattre la rébellion. Bamako a par ailleurs suspendu la diffusion des programmes de Radio France Internationale et de France 24 [58]. Et les autorités maliennes accusent Paris d’avoir soutenu des mouvements terroristes au Nord [59]. Le Mali, c’est fini pour la France ?

On trouve aujourd’hui une nouvelle génération de Maliens plus éduqués : des sociologues, des économistes, des politologues, des historiens, etc. Ces intellectuels ont une meilleure analyse des classes sociales au Mali, mais aussi en France. Ils savent comment fonctionne ce pays impérialiste, ses élites, ses idéologues. Ce n’est pas un mystère. La France n’est pas un endroit spécial, c’est un pays ordinaire de 67 millions d’habitants. Le peuple malien sait quelles sont les motivations de la France. Sa conscience s’élève, et nous en voyons le résultat. Pour le moment, à travers des mobilisations populaires et des coups d’État. Mais ça pourra déboucher demain sur des projets politiques plus aboutis grâce à ce niveau de conscience.

C’est la fin du néocolonialisme ?

Dans sa vieille forme, le néocolonialisme est mort. La bourgeoisie néocoloniale ne peut pas s’adapter à cette nouvelle situation. Comment pourrait-elle ?

Et c’est le résultat du passage à un monde multipolaire ?

Ça y contribue, avec l’éveil des peuples. Mais les puissances occidentales ne peuvent pas s’y adapter. L’image du Mali dans les médias français est complètement altérée. C’est un très grand pays, qui a des ressources immenses et des intellectuels brillants. Mais si vous demandez à un passant français c’est quoi le Mali, il vous dira que c’est un immense désert. L’impérialisme tire sa force des fausses représentations qu’il construit. Les puissances impérialistes se font ainsi passer pour les plus forts, les sauveurs qui viennent en aide aux peuples démunis. En réalité, c’est comme si un voleur vous vidait les poches et vous jetait ensuite une pièce en faisant passer ça pour un acte de charité.

Vous voulez dire que l’Occident entretient l’image d’une Afrique pauvre, mais que la réalité est différente ?

Tout à fait. Le Nigeria en est un parfait exemple. C’est la première économie du continent. Sa capitale, Lagos, compte 10 000 millionnaires [60]. L’homme le plus riche d’Afrique est nigérian. La fortune d’Aliko Dangote est estimée par Forbes à 13,9 milliards de dollars [61]. Davantage que l’homme le plus riche de Belgique ! [62] Même si elle traverse épisodiquement des crises, l’économie nigériane a connu un développement très important ces dernières années.

Grâce au pétrole ?

Le Nigeria est en effet le premier producteur d’Afrique. Mais l’or noir ne compte que pour 17% du PIB. Dans la pure tradition néocoloniale, le Nigeria aurait pu vivre de sa rente pétrolière et importer tous les produits dont il a besoin. Mais la classe dirigeante est désormais plus éduquée et investit pour développer le pays. Prenez le pétrole. Aujourd’hui, le Nigeria a une faible capacité de raffinage. Si bien que les revenus générés par l’exportation de pétrole brut couvrent à peine les importations d’essence. Il y a même des pénuries. Mais Aliko Dangote fait construire, avec du matériel chinois [63], une gigantesque raffinerie. 19 milliards d’investissements pour une capacité prévue de 650 000 barils de pétrole par jour [64]. D’abord pour alimenter le marché local, puis pour couvrir les autres marchés du continent. Ce mégaprojet va ainsi permettre d’assurer la sécurité énergétique du pays tout en stimulant le développement économique du Nigeria.

La même logique est d’application dans l’agriculture qui représente 25% du PIB. L’Afrique est un continent qui offre tous les fruits, les légumes ou les céréales dont vous pourriez rêver. Aujourd’hui, bon nombre de ces produits sont exportés à l’état brut pour une bouchée de pain tandis qu’il faut débourser des sommes importantes pour importer les produits agroalimentaires transformés. Le vice-président du Nigeria Agribusiness Group estime ainsi que pour chaque dollar gagné grâce à l’exportation de matières premières en 2016, le Nigeria aurait pu gagner 10 fois cette valeur si le pays avait transformé toutes les matières premières exportées[65]. En Afrique de l’Ouest, le Bénin, le Burkina Faso et le Mali exportent pour 922 millions de dollars de coton brut, mais importent pour 2,4 milliards de dollars de textiles et de vêtements en coton finis[66]. Le Nigeria cherche à inverser la vapeur. Il investit beaucoup dans sa capacité de transformation agroalimentaire.

Si l’on compte des milliardaires au Nigeria, les inégalités sociales restent importantes. D’après Oxfam, plus de la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté, une personne sur quatre n’a pas accès à l’eau potable et dix millions d’enfants ne sont pas scolarisés [67].

Avec un bon leadership, le Nigeria a les capacités de répondre à ces défis et de rejoindre les pays émergents. Ce n’est pas possible pour un pays du Sud tant que ces richesses sont pillées et qu’il dépend de l’« aide » internationale qui est en fait un mécanisme d’asservissement. Le Nigeria a pris son économie en main. C’est un pays de près de 200 millions d’habitants. Il y a donc un marché de consommation intérieur très important. Une classe moyenne se développe et l’immobilier a connu un essor important. Les deux hommes les plus riches du pays sont d’ailleurs actifs dans l’industrie du ciment. Le secteur des télécoms aussi est en plein développement : 15,9% du PIB en 2020. Il y a quelques années encore, des multinationales occidentales exerçaient leur monopole. Aujourd’hui, le Nigeria a ses propres satellites, lancés depuis la Chine [68]. Le Nigeria a également passé un accord de coopération spatiale avec l’Inde [69]. À noter que l’Inde et la Chine sont les deux principaux partenaires économiques du Nigeria [70].

Cette ancienne colonie britannique était l’un des États pivots sur lesquels comptait Washington pour contrôler l’Afrique. Un camouflet de plus pour l’Occident ?

Les puissances impérialistes ont toujours instrumentalisé les différences ethniques pour asseoir leur contrôle sur l’Afrique. Le Nigeria ne fait pas exception. Les Britanniques sont allés jusqu’à créer de nouvelles ethnies en regroupant artificiellement des communautés. L’administration a ensuite favorisé certains groupes, jetant les bases pour les conflits futurs. « Le paysage politique construit par le colonisateur a privilégié l’existence de partis ethniques régionaux dirigés par les bourgeoisies ou les aristocraties de chacun des trois groupes dominants, et a systématiquement combattu et brisé les formations politiques nationales », résume le sociologue Saïd Bouamama [71]. Cette situation a débouché sur la terrible guerre du Biafra entre 1967 et 1970. La France était impliquée, elle soutenait les sécessionnistes du Biafra, une région de l’est du Nigeria riche en hydrocarbures. Le monde découvrait alors ces images d’enfants africains affamés. La guerre du Biafra a été la première grande instrumentalisation de la cause humanitaire [72]. Avec l’aide des Britanniques, les forces fédérales parvinrent finalement à reprendre le contrôle de la région. Non sans mal. « Il y a eu plus de morts au Biafra en dix mois qu’en trois ans au Vietnam », déplorait le président ivoirien en 1968 sur l’antenne de France Inter [73].

Avec la fin de la guerre puis le choc pétrolier de 1973, le Nigeria a vu ses revenus exploser. Mais une élite corrompue s’est approprié les richesses en détournant la colère populaire. « Afin de s’attirer le soutien de la population dans leur quête de pouvoir, les élites se solidarisent en apparence avec les masses en rejetant la responsabilité de leurs conditions de vie difficiles à des « contre-élites », présentées le plus souvent comme des « étrangers » (outsiders). (…) Par « étrangers », ils entendent principalement les compagnies pétrolières, le gouvernement fédéral et les élites des trois ethnies les plus influentes que compte le Nigeria, qu’ils regoupent sous l’acronyme Wazodia », explique Ukoha Ukiwo, chercheur nigérian [74].

C’est dans ce contexte qu’est apparu le groupe terroriste Boko Haram ?

Tout à fait. Au départ, le mouvement était non-violent. Il a créé une communauté de déçus où l’on dénonçait l’occidentalisation du Nigeria, le non-respect de la charia ou encore les inégalités sociales. À mesure que le mouvement a pris de l’importance, la répression s’est intensifiée, débouchant finalement sur un véritable conflit armé. Profitant de la corruption de certains généraux, de l’éclatement de la Libye ou encore de partenariats avec d’autres mouvements djihadistes sponsorisés par les monarchies du Golfe, Boko Haram est monté en puissance. Les États-Unis ont alors cherché à instrumentaliser la guerre contre le terrorisme pour s’ingérer davantage au Nigeria. Washington était surtout inquiet par la présence de plus en plus importante de la Chine. Depuis la moitié de la décennie 2000, le Nigeria cherche diversifier ses partenaires dans le secteur pétrolier. Cette politique d’ouverture a surtout profité à des entreprises chinoises [75].

L’insurrection de Boko Haram est maintenant limitée à une portion du territoire du Nord-Est. Ce conflit a tout de même fait 100 000 morts et 2 millions de déplacés selon le chef d’État-major des armées du Nigeria [76]. Le problème affecte toute la région. Des groupes armés du Nord-Ouest et du Centre du Nigeria ont par ailleurs été qualifiés de terroristes par le gouvernement après des attaques meurtrières en mars dernier [77]. Pensez-vous qu’une intervention des États-Unis est encore possible ?

Pas plus au Mali qu’au Nigeria, ils ne pourront intervenir. Comme je l’ai dit, on trouve aujourd’hui dans ces pays des intellectuels beaucoup plus éduqués. Ils dénoncent l’instrumentalisation des différences ethniques et religieuses, et ils élèvent le niveau de conscience politique. Le néocolonialisme est démasqué, ces vieilles recettes ne font plus de mystères. Il y a quelques semaines, je discutais avec un chauffeur de taxi à Nairobi du sommet que Joe Biden a annoncé entre les États-Unis et plusieurs dizaines de pays africains. Officiellement pour aborder des défis allant de la sécurité alimentaire au changement climatique. Le chauffeur rigolait et me disait que c’était juste encore un de leurs trucs pour piller l’Afrique. Les élites du continent veulent développer leurs économies, il y a un potentiel énorme. Elles savent que les guerres ne sont pas bonnes pour les affaires. Et elles savent ce qui se passe quand les puissances occidentales interviennent. Les Africains comprennent qu’ils doivent résoudre leurs contradictions entre eux. Il n’y a qu’en Occident où l’on croit encore à toute cette propagande sur les guerres humanitaires et l’intérêt que portent soi-disant les dirigeants de l’OTAN pour la démocratie et les droits de l’homme.

D’une certaine manière, je plains les travailleurs européens qui sont doublement victimes. Théoriquement, tout le monde veut pouvoir envoyer ses enfants dans de bonnes écoles ou aller à l’hôpital quand on est malade. Tout le monde veut de bonnes routes, de bons transports, du travail et des conditions de vie décente. Par ailleurs, l’humain est un être social. Les gens, par nature, aiment vivre ensemble, voir leur famille et avoir des voisins aimables. Mais les richesses des travailleurs européens sont accaparées par une minorité qui s’enrichit toujours plus. Il y a un sous-investissement important de l’éducation et des soins de santé. Et les travailleurs sont maintenus dans l’ignorance. Tous ces charlatans, ces nationalistes xénophobes viennent avec leurs fausses idées pour convaincre les travailleurs européens que le problème vient des étrangers, de l’islam ou Dieu sait quoi. C’est un virus pour fermer l’esprit des gens. Ils sont mis dans des cages, et on leur passe des images trafiquées sur la réalité du monde. Voilà pourquoi les travailleurs européens sont doublement victimes !

Comment voyez-vous le futur de l’Afrique ?

Il faut envisager le futur de l’humanité dans son ensemble, plutôt que le futur de l’Afrique à lui seul. Le monde unipolaire est en train de mourir et une nouvelle pensée émerge. Reste à voir : les forces racistes et impérialistes du vieux monde vont-elles accepter le nouveau monde multipolaire ? Ou bien vont-elles tenter de maintenir leurs positions, envers et contre tout – ce qui nous mènera à une guerre mondiale ? Seul le temps nous le dira. Ce qui est sûr, c’est que si les puissances impérialistes s’engagent dans la guerre, elles seront vaincues. Ce ne sera pas la fin de l’Histoire à la Fukuyama, mais ce sera la fin d’une histoire, à la Mohamed Hassan.

Les États-Unis pourraient-ils renoncer pacifiquement à leur hégémonie ? Ça semble plutôt mal embarqué jusqu’à maintenant.

La question, selon moi, est : est-ce que les travailleurs européens vont accepter des conditions de vie misérables ? La classe impérialiste a ses propres intérêts de classe. Elle ne va pas soudainement revenir à la raison et elle n’acceptera pas le monde multipolaire. Mais les travailleurs peuvent décider de la suite des événements. Comme en Afrique, le niveau de conscience politique va s’élever en Europe. Les États-Unis ont créé l’image d’une Russie ennemie des Européens. Mais on le voit bien avec cette guerre, c’est Washington qui fait terriblement mal à l’Europe. La guerre d’Ukraine n’est pas seulement une guerre par procuration contre la Russie. C’est aussi une guerre pour s’assurer que l’Europe – et en particulier l’Allemagne – ne se tourne pas vers l’Est et reste dépendante des États-Unis [78]. Si la crise se poursuit et que les conditions des travailleurs se dégradent, ils réaliseront que la Russie fait partie de l’Europe. Alors, les États-Unis auront perdu psychologiquement. La classe dirigeante européenne se trouvera dans une position où elle ne pourra plus vivre comme avant. Et les travailleurs comprendront qu’ils ne peuvent plus vivre comme avant.

Les conditions d’une situation révolutionnaire, selon Lénine…

Exactement. Ça viendra.

Notes :

[1] Voir Ahmed Bensaada, Ukraine : autopsie d’un coup d’Etat , 8 mars 2014

[2] BBC, 7 février 2014 Ukraine crisis : Transcript of leaked Nuland-Pyatt call

[3] David Barsamian, Noam Chomsky : En Ukraine, la diplomatie a été mise de côté, 23 juin 2022.

[4] BBC, Guerre Ukraine – Russie : les Etats-Unis critiquent la neutralité des pays africains https://www.bbc.com/afrique/monde-60791431, 18 mars 2022.

[5] Voir Marc Vandepitte, Guerre en Ukraine : Ces stratèges et intellectuels US avaient prédit le désastre, 22 mars 2022.

[6] Discours du président russe sur la sécurité, 10 février 2007.

[7] David Barsamian, op cit.

[8] Rand Corporation, 2019.Overextending and Unbalancing Russia

[9] Telesur, Summit of the Americas, a Failure Before It Started : US Experts, 10 juin 2022.

[10] Secretary Antony J. Blinken and South African Minister of International Relations and Cooperation Naledi Pandor at a Joint Press Availability, 8 août 2022.

[11] The Economist, 9 juin 2022. What is the point of the Indo-Pacific Economic Framework ?

[12] Voir Grégoire Lalieu & Michel Collon, La Stratégie du Chaos, entretiens avec Mohamed Hassan, Investig’Action , 2011.

[13] Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le Dernier Homme [The End of History and the Last Man], Flammarion, 1992.

[14] Antonio Negri & Michael Hardt, Empire, Exils, 2000

[15] Vladimir Ilitch Lénine, L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, 1971.

[16] Samuel Huttington, Le Choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 1997.

[17] Zbigniew Brzeziński , Le grand échiquier : L’Amérique et le reste du monde [The Grand Chessboard : American Primacy and Its Geostrategic Imperatives], Bayard, coll. « Actualité », 1997

[18] Al Jazeera, US ‘plans to attack seven Muslim states’, 22 septembre 2003.

[19] Le Monde, 3 000 milliards de dollars, le coût de la guerre en Irak selon Joseph Stiglitz, 28 février 2008.

[20] Maxime Petrovski, Renaud Fabre, La « thérapie » et les chocs : dix ans de transformation économique en Russie, 2002

[21] Chloé Morin, Thérapie de choc et taux de mortalité en Russie : les conséquences humaines d’un dogme économique, 17 janvier 2009.

[22] Ievgueni Primakov, Au cœur du pouvoir : Mémoires politiques, Paris, Editions des Syrtes, 2002

[23] Ievgueni Primakov, A World Challenged : Fighting Terrorism in the Twenty-First Century, The Nixon Center and Brookings institution Press, 2003

[24] Euronews, Un sommet européen consacré à l’Ukraine et aux conséquences du conflit sur l’énergie, 25 mars 2022

[25] Trends Tendances, Dépense publique : les pays d’Europe multiplient les mesures face à la flambée des prix de l’énergie, 22 septembre 2022

[26] France Info, Crise énergétique : des entreprises envisagent de quitter l’Europe pour réduire la facture d’électricité, 3 octobre 2022

[27] Pepe Escobar, Michael Hudson : A roadmap to escape the west’s stranglehold, 06 octobre 2022

[28] Chalmers Johnson, “No Longer the ‘Lone’ Superpower : Coming to Terms with China,” Japan Policy Research Institute, 2005

[29] Discours de fin de mandat de Dwight D. Eisenhower, 17 janvier 1961

[30] Voir Costs of War, Brown University

[31] La Libre, Les Etats-Unis accusent d’une dette publique record de 31 000 milliards de dollars, 05 octobre 2022

[32] La Tribune, Achats de pétrole : la Chine et l’Arabie Saoudite veulent remplacer le roi dollar par le yuan, 16 mars 2022

[33] Eurasia Business News, La Chine réduit encore son portefeuille de bons du Trésor américain, 27 juillet 2022

[34] Courrier international, Aux États-Unis, la mortalité des sans-abri a grimpé en flèche, 19 avril 2022

[35] Voir World Prison Brief

[36] Kristi Pahr, Some Parents Are Skipping Meals To Feed Their Children After Loss of Child Tax Credit, 10 février 2022.

[37] La Tribune, La Turquie soigne ses relations avec la Russie et accepte de payer son gaz en roubles, 06 août

[38] BFM TV, La Turquie veut faire revenir les touristes russes, 12 août 2022

[39] Fruit & Vegetable Facts, Turkije en Rusland sterk afhankelijk van elkaar bij handel in groentenen fruit, 1er mars 2022.groenten

[40] VRT News, L’embargo russe frappe les exportations belges de fruits et de viande, 07 août 2014

[41] La Libre, La position de la Turquie sur la guerre en Ukraine pourrait bientôt avoir des conséquences pour ses entreprises, 24 août 2022

[42] Ibid.

[43] Rosie Wigmore et Hannah Ryder, Les opportunités d’exportation vers la Chine, 03 février 2022

[44] Fact Sheet : U.S.- Nigerian Cooperation on Peacekeeping and Military, 26 août 2000

[45] Voir Mohamed Hassan & Grégoire Lalieu, L’Ethiopie à la croisée des chemins, 16 octobre 2016

[46] Le Monde, Guerre au Tigré : l’ONU s’alarme d’une situation « incontrôlable » en Ethiopie, 18 octobre 2022

[47] Pavan Kulkarni, Soutenu par les États-Unis, le TPLF relance la guerre dans le nord de l’Éthiopie, 05 septembre 2022

[48] Voir Horn of Africa Initiative

[49] Corrado Cok, Israel’s Comeback in the Horn of Africa, 17 novembre 2020

[50] Juan Peña, L’Egypte :prise entre la Russie et l’Occident, 06 mai 2022

[51] Courrier international, L’Égypte lance la construction de sa première centrale nucléaire, confiée à la Russie, 06 juillet 2022

[52] Pierre Olivier Dentan, Siemens décroche un contrat historique de 8,1 milliards d’euros pour le réseau ferroviaire égyptien, 30 mai 2022

[53] Elena Aoun et Thierry Kellner, La Chine et l’Egypte, un « partenariat stratégique intégral » en pleine expansion, 26 janvier 2019

[54] Voir Thierry Gadaut & Bernard Nicolas, Qatar Connection : le courrier qui accable Doha dans le financement du terrorisme au Sahel, 09 juin 2021 Voir aussi Tony Fortin, La France organise son impunité, 1er octobre 2015

[55] Georges Berghezan, Côte d’Ivoire et Mali, au cœur des trafics d’armes en Afrique de l’Ouest, 11 février 2013

[56] Voir sur YouTube

[57] Voir Saïd Bouamama, Une victoire du peuple malien – Le Monde vu d’en bas #60, 13 juillet 2022

[58] TV5 Monde, Mali : RFI et France 24 suspendus définitivement, 27 avril 2022

[59] TV5 Monde, Le Mali accuse la France de soutenir les terroristes, le chef de Barkhane juge « insultantes » ces allégations, 17 août 2022

[60] TF1, Nigeria : la réussite spectaculaire des nouveaux millionnaires de Lagos, 6 septembre 2022

[61] Voir Forbes

[62] La Libre, Eric Wittouck, l’homme le plus riche de Belgique, 18 juillet 2022

[63] Africa News, Key infrastructure for Dangote refinery leaves China for Lagos, 30 juillet 2019

[64] La Tribune Afrique, Pétrole : la raffinerie de Dangote devrait débuter la production entre octobre et décembre 2022, 04 avril 2022

[65] Atalayar, [Le Nigeria fait de la transformation des produits agricoles le moteur de sa croissance future, 10 juillet 2022-https://atalayar.com/fr/content/le-nigeria-fait-de-la-transformation-d…]

[66] Ibid.

[67] Voir Oxfam

[68] Agence Ecofin, Le Nigeria veut acquérir deux nouveaux satellites d’ici 2025 pour remplacer le NigComSat 1-R, 20 septembre 2021

[69] Agence Ecofin, Le Nigeria signe un accord de coopération spatiale avec l’Inde, 18 août 2020

[70] Voir profil commercial du Nigeria sur le site de BNP Paribas

[71] Saïd Bouamama, Manuel stratégique de l’Afrique T.2, Ed. Investig’Action, 2018

[72] Amélie Metel, 1968 au Biafra, la naissance d’un nouveau type d’action humanitaire, 31 mai 2018

[73] Marlène Panara, Nigeria : la guerre du Biafra, comme la braise sous la cendre, 15 janvier 2020

[74] Cité dans Saïd Bouamama, Manuel stratégique de l’Afrique T.2, Ed. Investig’Action, 2018

[75] Ibid

[76] Koaci, Nigeria : Bilan de l’insurrection de Boko Haram, 100 000 morts et plus de 2 millions de déplacés, 19 octobre 2022

[77] France 24, Au Nigeria, une attaque fait plusieurs morts dans un village du nord-ouest, 22 mars 2022

[78] Michael Hudson, [L’Amérique vainc l’Allemagne pour la troisième fois en un siècle, 04 mars 2022-https://www.investigaction.net/fr/lamerique-vainc-lallemagne-pour-la-t…]

»» https://www.investigaction.net/fr/mohamed-hassan-sur-le-monde-multipol…

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À propos de l'auteur Le Grand Soir

« Journal Militant d'Information Alternative » « Informer n'est pas une liberté pour la presse mais un devoir »C'est quoi, Le Grand Soir ? Bonne question. Un journal qui ne croit plus aux "médias de masse"... Un journal radicalement opposé au "Clash des civilisations", c'est certain. Anti-impérialiste, c'est sûr. Anticapitaliste, ça va de soi. Un journal qui ne court pas après l'actualité immédiate (ça fatigue de courir et pour quel résultat à la fin ?) Un journal qui croit au sens des mots "solidarité" et "internationalisme". Un journal qui accorde la priorité et le bénéfice du doute à ceux qui sont en "situation de résistance". Un journal qui se méfie du gauchisme (cet art de tirer contre son camp). Donc un journal qui se méfie des critiques faciles à distance. Un journal radical, mais pas extrémiste. Un journal qui essaie de donner à lire et à réfléchir (à vous de juger). Un journal animé par des militants qui ne se prennent pas trop au sérieux mais qui prennent leur combat très au sérieux.

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