Traduction d’un article de la philosophe britannique et lesbienne Kathleen Stock, initialement publié, en anglais, le 22 septembre 2022, à l’adresse suivante.
Dans quelles conditions une personne devrait-elle être libre de s’adonner à ses fétichismes sexuels en public ? L’importance de répondre à cette question a été particulièrement mise en évidence la semaine dernière, en raison de ce qu’il s’est passé dans une école de l’Ontario, au Canada, où la tenue vestimentaire [voir la photo de couverture de cet article, NdT] d’un enseignant masculin s’identifiant désormais comme une femme a soulevé une nouvelle version de la vieille question « combien de grains de sable font un tas ? » : quelle taille de bonnet rend une paire de prothèses mammaires lourdement inappropriée ? De même que l’existence d’un tas, à partir d’une certaine taille, relativement avancée, l’inconvenance paraît d’une évidence aveuglante — mais difficile de dire exactement à partir de quel moment il en a été ainsi.
En réponse à ses critiques, le lycée d’Oakville Trafalgar a suggéré que la tenue de son enseignant relevait des caractéristiques protégées de l’identité et de l’expression de genre inscrites dans la législation canadienne. Il s’agit d’un argument similaire à celui utilisé quelques jours plus tôt pour défendre un autre fétichisme sexuel assimilé à l’arc-en-ciel LGBTQI+, cette fois par l’Association professionnelle mondiale pour la santé des personnes transgenres (la WPATH) dans ses nouvelles directives médicales, largement considérées comme la référence en matière de soins de santé pour les personnes trans.
La dernière édition des standards de soins de la WPATH présente plusieurs choses frappantes, notamment l’absence d’un âge minimum pour les interventions chirurgicales sur les mineurs dysphoriques. Mais pour notre propos, j’attire votre attention sur le chapitre consacré aux eunuques. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, il ne s’agit pas d’un chapitre sur la meilleure façon de s’occuper de quelqu’un ayant subi une perte malheureuse au niveau du paquet. Non — être un eunuque est maintenant présenté comme un état d’esprit, indépendant de l’état physique. Plus précisément, il s’agirait d’une « identité de genre » injustement stigmatisée qui, dans certaines circonstances, pourrait nécessiter une correction chirurgicale supervisée afin d’adapter la chair extérieure à la fantaisie intérieure. De la même manière que notre plantureuse Canadienne est censée être une femme simplement parce qu’elle se sent comme telle, selon le WPATH, si vous vous couchez la nuit en rêvant de castration, vous êtes déjà un eunuque — et, de ce fait, un membre particulièrement vulnérable et stigmatisé de la société.
Afin de nous faire part de l’étendue du phénomène, la WPATH nous dirige vers The Eunuch Archive, un forum sur internet qui compte plus de 130 000, hum, membres, et bien plus encore d’invités non enregistrés. Ce que leur chapitre ne rappelle manifestement pas, c’est que ce désir de castration est, au moins dans de nombreux cas, un fétichisme, ce qui vous apparaîtra indubitablement si vous avez le courage de parcourir la « section fiction » du site web The Eunuch Archive. Pour certains hommes fétichistes, l’excitation ultime — au sens littéral, possiblement — consiste à passer sous le bistouri (la WPATH note que « de nombreux anciens membres d’Eunuch Archive ont atteint leurs objectifs et ne participent plus [au forum] »).
Lorsqu’il fut popularisé, pour la première fois, au XVIIIe siècle, par des penseurs comme Hegel, le concept de fétichisme faisait référence à un objet issu d’une religion primitive censé être imprégné de pouvoirs surnaturels ou magiques. Il est donc peut-être logique que, dans le monde quasi religieux du militantisme LGBT contemporain — disposant de ses incantations, ses textes sacrés, ses prêtres et ses potions magiques — les fétichismes sexuels finissent par obtenir une protection politique.
Quoi qu’il en soit, beaucoup pensent que tout cela est la faute « des libéraux » (en France, on dirait plutôt « des progressistes » (NdT)). L’histoire générale est la suivante : considérez le libéralisme comme un état d’esprit historiquement établi et culturellement répandu plutôt que comme une théorie académique soigneusement élaborée. Compris de cette manière, le libéralisme a ses propres fétiches : la « liberté », le « choix » et le « consentement ». Plutôt que de formuler une conception substantielle de ce qu’est une bonne vie, une vision du genre de monde dans lequel il serait souhaitable de vivre, le libéralisme préfère laisser aux individus le soin de trouver ce qui leur convient, de concocter leurs propres conceptions, et ne dispose donc d’aucune ressource permettant d’établir ce qu’il y a de mauvais dans le fait que des personnes se promènent avec de fausses parties du corps aux dimensions grotesques, ou que d’autres se fassent exciser de véritables parties de leur corps afin d’obtenir une gratification sexuelle. Ce point de vue semble résumé dans la réaction de la star du « soft-porn » Aella à l’incident de l’Ontario : « Cela me semble correct ? C’est le corps du professeur, qu’il en fasse ce qu’il veut. J’ai un peu l’impression que le fait que tu sois bizarre ne regarde que toi. »
Mais cette critique générale du libéralisme exagère certainement le problème. La plupart des gens ne serait-ce que vaguement libéraux [ou progressistes] approuveraient encore instinctivement une version du principe de non-nuisance de John Stuart Mill : en gros, les agissements d’une personne ou d’un groupe de personnes peuvent légitimement être critiqués voire entravés lorsqu’ils nuisent à autrui. Il ne s’agit pas d’un raisonnement particulièrement technique, ni d’un principe contredisant les instincts sociaux élémentaires. Qui souhaite vivre dans une société où la liberté d’autrui ne connait aucune limite ?
Prenons l’exemple de la distinction libérale banale entre ce qui se passe en privé (et ne regarde que vous) et ce qui se passe en public (et concerne donc tout le monde). De nombreux fétichismes sont publics par définition — ils nécessitent une audience, consentante ou non, afin de susciter une excitation sexuelle. Même ceux qui ne requièrent pas d’audience se retrouvent partout sur l’internet, discutés par leurs propriétaires dans des forums, représentés dans la pornographie et la fiction érotique, et défendus politiquement par des groupes de lobbying comme la WPATH. De nos jours, les fétichismes sont l’affaire de tous.
Il n’est pas non plus très difficile de formuler un exposé crédible des dommages qu’ils causent. Exposer des enfants à des symboles ostentatoires de la sexualité adulte risque de faire naitre, chez certains d’entre eux, de puissants sentiments qu’ils sont trop immatures pour gérer, et de perturber la formation de leur propre sexualité future. Cela leur transmet en outre le message selon lequel il n’y a pas vraiment de mesure ou de limites à respecter et — dans le cas de l’enseignante de l’Ontario —, cela pourrait bien miner l’estime de soi des filles (en particulier) en leur apprenant que les représentations parodiques de leur propre corps sont socialement acceptables dans la vie ordinaire.
Par ailleurs, la décision d’un organisme faisant aussi autorité que la WPATH de traiter les aspirants eunuques comme ayant une identité sexuelle injustement stigmatisée, au même titre que n’importe quelle autre personne s’abritant sous l’arc-en-ciel LGBTQI+, induit un certain nombre d’effets indésirables. Tout d’abord, il devrait être évident que la manière dont la WPATH banalise le fétichisme de la castration en le présentant comme tout à fait acceptable augmentera certainement le nombre d’hommes qui finiront par s’automutiler. En plus de décrédibiliser les identités sexuelles réellement menacées, la tentative d’assimilation de ce fétichisme aux droits des LGBT augmente la probabilité d’un retour de bâton populaire contre l’ensemble d’entre nous. Autrefois, l’objectif des militants consistait à démontrer que les homosexuels ne sont pas des déviants sexuels. De nos jours, les militants semblent vouloir suggérer que les déviants sexuels sont comme les homosexuels.
Tâcher de comprendre ces nuisances n’a donc rien d’une préoccupation triviale. De même que de tenter de comprendre pourquoi, en matière de fétichismes, les personnes de tendance libérale (ou progressiste) semblent si réticentes à appliquer le principe de non-nuisance. Pourquoi est-il si difficile de formuler publiquement des critiques des fétichismes ? Cela s’avère particulièrement déconcertant quand on connait la facilité avec laquelle le principe de non-nuisance est invoqué concernant d’autres sujets.
Pour certains, je suppose que cela s’explique très simplement par une sorte de naïveté idéaliste en ce qui concerne la forme utilitaire et obsessionnelle que la sexualité masculine peut — souvent (NdT) — revêtir. Pour d’autres, qui en sont conscients, une partie de la réticence peut s’expliquer par le désir de ne pas passer pour un censeur puritain ou de ne pas avoir l’air prude en public — désir qui, apparemment, persiste dans de nombreux esprits éternellement adolescents, à l’exclusion de toute autre pensée sensée. S’il est vrai que la plupart d’entre nous font moins l’amour qu’avant, il est logique que certains compensent en s’efforçant de passer pour des avant-gardistes sexuels très tolérants en dehors de la chambre à coucher.
En outre, en ce qui concerne les femmes, tout particulièrement, je soupçonne autre chose. Une vieille plaisanterie suggère qu’un conservateur est un progressiste qui a été agressé tandis qu’un progressiste est un conservateur qui a été arrêté. De nombreuses femmes ont été agressées par des hommes — agressées sexuellement — et ont tendance à être sensibles aux prédations potentielles de la libido masculine. Mais de nombreuses femmes ont aussi été arrêtées, dans le sens où leur expression sexuelle a été surveillée et contrôlée. Les exemples historiques abondent, tout comme les exemples contemporains en provenance de pays tels que l’Iran, où, la semaine dernière, une femme de 22 ans a été assassinée par la police des mœurs pour ne pas avoir « correctement » porté son hijab. Peut-être qu’une sorte de conscience de la nature précaire des attitudes détendues à l’égard de la sexualité féminine pèse également dans la balance. Peut-être demeure-t-il chez elles une anxiété persistante quant aux effets que pourrait engendrer le fait de formuler publiquement des critiques de certains comportements sexuels.
Mais quelle que soit la raison de cette réticence, les libéraux (ou progressistes) doivent s’armer de courage et commencer à affirmer tout haut et avec conviction que certains comportements sexuels sont inacceptables. Ils doivent établir des distinctions logiques entre les hommes homosexuels craignant de faire leur coming out auprès de leurs pairs et les hommes fétichistes de la castration trop embarrassés pour le dire à leur femme ; entre les femmes portant des jupes courtes en soirée et les hommes portant de faux seins géants au travail.
Si les progressistes ne parviennent pas à éviter ces pentes glissantes, beaucoup de rabatteurs ne seront que trop heureux de saisir l’occasion pour y pousser les homosexuels et les transsexuels afin qu’ils finissent tout en bas. Un retour de bâton est imminent — sinon déjà en cours, avec des suprémacistes blancs qui menacent les marches des fiertés aux États-Unis et une nette augmentation des attaques violentes contre les hommes gays au Royaume-Uni. Comme Mill l’avait bien compris, la désapprobation du public peut être utilisée à bon ou mauvais escient. Le moment est venu pour les progressistes de s’impliquer et de soutenir des normes sexuelles raisonnables, avant que d’autres ne les suppriment complètement ou ne nous ramènent des centaines d’années en arrière.
Kathleen Stock
Traduction : Nicolas Casaux
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