« Eh bien ! citoyens, dans l’obscurité qui nous environne, dans l’incertitude profonde où nous sommes de ce que sera demain, je ne veux prononcer aucune parole téméraire, j’espère encore malgré tout qu’en raison même de l’énormité du désastre dont nous sommes menacés, à la dernière minute, les gouvernements se ressaisiront et que nous n’aurons pas à frémir d’horreur à la pensée du cataclysme qu’entraînerait aujourd’hui pour les hommes une guerre européenne. » (Ultime discours de Jean Jaurès, à Vaise, 25 juillet 1914 (5 jours avant son assassinat)).
Ce 21 septembre, Vladimir Poutine a fait une allocution martiale, faisant monter d’un cran encore la tension entre la Russie et l’Occident. L’heure est grave, car cette escalade russe est significative. Quelle est-elle réellement ?
• D’abord la mobilisation partielle des forces armées russes.
• Ensuite, l’annonce de la tenue de référendums les 23 et 27 septembre dans les territoires occupés en Ukraine, le Donbass et la région de Kherson, pour une annexion à la Russie.
• Plus problématique encore, l’annonce des nouveaux objectifs de guerre (exactement ceux que j’avais anticipés) : l’annexion de la Novorossia (« la nouvelle Russie ») dans son ensemble.
• Enfin, l’orientation de l’économie russe vers une économie de guerre.
Concernant la mobilisation partielle :
Elle concerne les citoyens qui sont actuellement dans la réserve, qui ont servi dans les forces armées et qui ont certaines spécialités militaires, soit 300 000 hommes au total.
Les conscrits ne sont pas immédiatement mobilisables sur le théâtre d’opérations ukrainien, mais suivront une formation militaire complémentaire, tenant compte du retour d’expérience du front – cette préparation à leur engagement futur signale l’anticipation d’une guerre longue. Les étudiants sont exemptés.
Cela ne se fera pas en un claquement de doigts. Pour mobiliser ces 300 000 hommes (et, a fortiori, les 5 millions qu’a évoqués, comme possibilité, le ministre de la Défense russe Sergueï Choïgou), il faut des casernes, des uniformes, des armes et des munitions, des officiers et des sous-officiers, il faut également former tout ce monde-là, sans parler du fait qu’ils deviennent improductifs et représentent un coût supplémentaire substantiel pour l’économie russe.
Concernant les référendums :
Dans un contexte de guerre et de guerre civile, la tenue de référendums a une légitimité plus que discutable. Au moins autant que les référendums organisés par l’OTAN en 1992 en Bosnie, en 2006 au Monténégro ou le processus d’indépendance du Kossovo. Ce sera donc une annexion.
Elle ne sera bien évidement pas reconnue par l’Occident et critiquée, mais côté russe, elle sera considérée comme légale.
Dès lors, et c’est là que se trouve un des dangers de cette escalade, toute atteinte à ce territoire nouvellement annexé sera considérée par le Kremlin comme une attaque directe contre la Russie, ce qui implique dans la doctrine russe l’emploi éventuel de l’arme nucléaire, et avant cela toute la panoplie des armes existantes.
Concernant les objectifs futurs dans la « Novorossia » :
Le Kremlin annonce la couleur et elle est sombre, ce sera l’annexion de la moitié de l’Ukraine, comprenant non seulement le Donbass, mais aussi tous les territoires à l’est du Dniepr (incluant Kharkov), et également Odessa. Dans la logique de Poutine, le reste de l’Ukraine fera ce qu’il voudra, c’est-à-dire pas grand-chose mis à part adhérer à l’OTAN et à l’Union européenne, puisque les ressources, les industries, les grands ports et les meilleures terres arables se trouvent dans la zone visée.
Concernant l’économie de guerre :
Les objectifs précédemment cités et la mobilisation partielle, donc la continuation de la guerre dans un régime de haute intensité impliquent une économie de guerre, ou au moins partiellement de guerre. Et c’est une très mauvaise nouvelle.
Cela signifie qu’il n’y aura pas d’apaisement avant longtemps – Winter is coming et les Russes s’y préparent. Si l’Occident (enfin, Bruxelles et Washington) veut s’opposer aux objectifs russes, cela impliquera de basculer également en économie de guerre, au moins partielle. Et c’est là que, nous concernant, le bât blesse.
Beaucoup ont glosé sur l’économie russe dont le PIB serait celui de l’Espagne. Comme je l’ai écrit dans une autre publication, c’est d’abord faux (c’est plutôt celui de l’Allemagne), mais surtout c’est absurde si on se penche sur la structure de ce PIB. Le PIB de la Russie est composé de ressources premières, de gaz, de pétrole, de charbon, d’uranium, d’industrie d’armement, d’industrie lourde un peu ancienne, toute une économie qu’on peut brocarder quand tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes mondialisés, mais qui est particulièrement avantageuse en temps de guerre. Sans parler du fait que les Russes se préparent depuis des années : autonomie alimentaire, réserves colossales de nourriture et d’engrais, alliances renforcées avec les BRICS et les producteurs d’hydrocarbures dans le monde (Iran, Venezuela, Algérie, etc.) et relation renforcée avec la Chine – que déplore Henry Kissinger, regrettant qu’on ait précipité Moscou dans les bras de Pékin.
Les États-Unis ont eux aussi les capacités dans tous les domaines, mais ils sont loin et risquent d’avoir la Chine sur le dos vu la position de Joe Biden qui a déclaré que « les États-Unis d’Amérique défendraient Taïwan en cas d’invasion chinoise ». Surtout, les États-Unis pourraient y perdre beaucoup, rien de moins que leur domination sur l’économie mondiale qui passe par le dollar. Les deux comparses, Russie et Chine, et bien des pays, y compris l’Arabie saoudite, alliée de longue date des États-Unis, sont prêts à s’attaquer à l’hégémonie du dollar comme devise de réserve et d’échange.
L’Union européenne, elle, n’est absolument pas prête à soutenir une économie de guerre, la France tout particulièrement.
Car, si nous avons une place au chaud dans la mondialisation néolibérale, notre économie certes riche mais tertiarisée (finance, services, tourisme, etc.) est inappropriée pour une conjoncture de guerre : les produits manufacturés comptent pour moins de 10% dans notre PIB (ne parlons pas de l’Espagne). Il y a bien sûr l’industrie allemande et l’industrie italienne, excédentaires, mais elles dépendent fortement du gaz russe. L’industrie allemande, en particulier, ne peut pas fonctionner sans lui. Emmanuel Macron a déjà accepté d’envoyer une partie de nos réserves de gaz à l’Allemagne pour que son industrie ne s’effondre pas totalement. Le terme effondrement n’est pas ici exagéré, bien au contraire – en témoignent les alertes des industriels de l’UE depuis des semaines.
Un autre drame tient au fait que, contrairement à l’époque de la guerre froide entre les deux blocs, les outils et instances de désescalade sont dix fois moins nombreux et opérants : beaucoup de traités de désarmement ont été désertés par les États-Unis et la Russie, les liens entre diplomates et militaires des deux bords sont nettement plus faibles, les réseaux sociaux hystérisent tout avant même qu’un responsable politique n’ait le temps de souffler, la culture militaire des élites politiques (en particulier en Europe) est très faible, beaucoup ne comprennent pas réellement le concept de la dissuasion nucléaire ni son fonctionnement.
Les choses semblent mal parties pour tous les Européens, de l’Atlantique à l’Oural – car, ne nous y trompons pas, la Russie fait partie intégrante de la civilisation européenne – et en particulier pour sa jeunesse qui, en sus de la crise climatique et énergétique structurelle, fait face à une crise géopolitique sans précédent qui donne lieu à une guerre terrible en Ukraine, mais pourrait tourner en une guerre terrible sur tout le continent, voire à l’échelle du monde.
Pour l’instant, les protagonistes ont, de part et d’autre, des objectifs et des solutions jusqu’au-boutistes : conquérir la moitié de l’Ukraine sera une gageure pour la Russie, la garantie de souffrances importantes pour le peuple russe et d’une coupure définitive de son penchant naturel vers l’Europe ; pour l’UE et l’OTAN, exiger le retour à l’Ukraine de l’ensemble des territoires, y compris des régions séparatistes du Donbass et de la Crimée, voire le démembrement de la Russie ou au minimum un changement de régime au Kremlin est tout aussi dangereux pour nos peuples car cela implique le risque d’une récession majeure, voire la menace de destruction de nos économies, elle-même porteuse d’aléas politique graves.
Quant au peuple ukrainien, placé au carrefour des volontés géopolitiques antagonistes, il restera la première victime de cette escalade de violence qui promet un conflit long et intense sur son sol.
À ce cauchemar dans lequel l’Europe recommence à se débattre, il n’y a qu’une seule solution : la négociation, le compromis. Il est urgent de convoquer une grande conférence pour la paix et la sécurité en Europe, conférence qui aurait dû se tenir au moins depuis 2014 et le début de la guerre civile ukrainienne, sinon avant, dès 2007 et le discours de Vladimir Poutine lors de la conférence de sécurité de Munich.
Mais il est peut-être déjà trop tard. Nous n’aurions alors rien appris du tragique XXe siècle et Jean Jaurès mourrait une seconde fois.
source : Arret sur Info
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Source : Lire l'article complet par Réseau International
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