Peut-on débattre de la transidentité en milieu universitaire ? (par Laura Favaro)

Peut-on débattre de la transidentité en milieu universitaire ? (par Laura Favaro)

Tra­duc­tion d’un article ini­tia­le­ment publié, en anglais, le 15 sep­tembre 2022 à l’a­dresse sui­vante.


Le conflit toxique autour des droits des per­sonnes trans­genres et du degré de liber­té avec lequel ces ques­tions devraient être débat­tues demeure le sujet le plus contro­ver­sé du monde uni­ver­si­taire. Lau­ra Fava­ro nous rap­porte ce qu’elle a appris en s’a­dres­sant aux deux camps.

« Tu n’as pas peur ? Tout le monde va te haïr. » Cette réac­tion, j’y ai sou­vent eu droit lorsque j’in­ter­vie­wais des per­sonnes prises dans la « guerre du genre » qui divise en pro­fon­deur le monde uni­ver­si­taire occi­den­tal ces der­nières années. Les aver­tis­se­ments selon les­quels il était ris­qué pour une cher­cheuse en début de car­rière d’en­quê­ter sur le sujet pro­ve­naient d’u­ni­ver­si­taires de tous bords — de fémi­nistes « cri­tiques du genre », qui décri­vaient avoir été vili­pen­dées et ostra­ci­sées pour avoir affir­mé que le sexe est binaire et immuable, à ceux qui consi­dé­raient cette posi­tion comme un sec­ta­risme insen­sible ou, pire, « un pro­jet géno­ci­daire » (par­mi les­quels des res­pon­sables édi­to­riaux de revues approu­vant ain­si la cen­sure). Cer­taines portes du monde uni­ver­si­taire pour­raient se fer­mer dis­crè­te­ment si j’al­lais plus loin ; les invi­ta­tions à prendre la parole dis­pa­raî­traient et les abus en ligne sui­vraient, m’ont-ils prévenue.

« Le cli­mat est tel­le­ment toxique autour de ce sujet », m’a-t-on plu­sieurs fois répé­té. Un socio­logue en milieu de car­rière a ajou­té : « Il y a des conflits et du har­cè­le­ment, mais aucun débat n’a lieu. » Cepen­dant, le sujet sem­blait trop impor­tant pour être igno­ré. Récem­ment, il est pas­sé de Twit­ter (où il est deve­nu une réa­li­té presque quo­ti­dienne) au centre de la scène poli­tique : Liz Truss aurait-elle été élue à la tête du par­ti conser­va­teur par les dépu­tés et les membres de ce par­ti sans son oppo­si­tion constante à l’au­to-décla­ra­tion de genre ? Le débat n’est pour­tant nulle part plus fébrile que dans le monde uni­ver­si­taire. Il a mis fin à des ami­tiés, des col­la­bo­ra­tions de recherche et même des car­rières uni­ver­si­taires.

La récente accu­sa­tion selon laquelle la secré­taire géné­rale de l’U­ni­ver­si­ty and Col­lege Union, Jo Gra­dy, aurait pré­si­dé à une « chasse aux sor­cières contre ceux et celles qui cri­ti­quaient l’auto-déclaration du genre » l’illustre bien. Le Times a obte­nu le compte ren­du d’une réunion à laquelle elle avait par­ti­ci­pé et qui visait à recueillir des infor­ma­tions sur de pré­ten­dus « trans­phobes et acti­vistes cri­tiques du genre » tra­vaillant dans les dépar­te­ments de diver­si­té des universités.

Il y a plus de deux ans, j’ai entre­pris de déter­mi­ner si les aver­tis­se­ments concer­nant l’investigation de ce sujet étaient jus­ti­fiés ou si, comme d’autres le sug­gèrent, il s’a­gis­sait d’af­fir­ma­tions fal­la­cieuses for­mu­lées par des per­sonnes dési­reuses de déclen­cher une fausse « guerre cultu­relle ». Cela m’a conduit à inter­ro­ger 50 uni­ver­si­taires spé­cia­li­sés dans les études de genre issus de nom­breuses dis­ci­plines, notam­ment la socio­lo­gie, la psy­cho­lo­gie et l’é­du­ca­tion, dont la plu­part tra­vaillaient dans des uni­ver­si­tés anglaises, afin de connaître leur point de vue et leur expé­rience concer­nant cette question.

Ayant abor­dé le sujet avec un esprit ouvert, mes dis­cus­sions ne m’ont cepen­dant lais­sé aucun doute sur le fait qu’une culture de la dis­cri­mi­na­tion, du silence et de la peur s’était ins­tal­lée dans les uni­ver­si­tés d’An­gle­terre et de nom­breux autres pays.

Toutes les per­sonnes que j’ai inter­ro­gées se défi­nis­saient comme fémi­nistes, et 14 d’entre elles avaient des opi­nions que l’on qua­li­fie aujourd’hui de « cri­tiques du genre ». Pour elles, il existe une dif­fé­rence claire entre le « sexe », qui fait réfé­rence à des caté­go­ries bio­lo­giques binaires et immuables, et le « genre », qui décrit les rôles, les com­por­te­ments et les attri­buts qu’une culture don­née assigne à des indi­vi­dus en ver­tu de leur sexe. Il est impor­tant de com­prendre cette dif­fé­rence parce qu’en plus de consti­tuer une contrainte pour les deux sexes, le genre sert à jus­ti­fier la subor­di­na­tion des femmes. Ces uni­ver­si­taires remar­quaient éga­le­ment que leur point de vue était, jus­qu’à récem­ment, lar­ge­ment par­ta­gé au sein du fémi­nisme, ain­si que dans de nom­breuses dis­ci­plines universitaires.

Il appa­rais­sait clai­re­ment que les uni­ver­si­taires fémi­nistes « cri­tiques du genre » que j’avais inter­ro­gés avaient fait face à des réper­cus­sions néga­tives, pen­dant des années, en rai­son de leur pers­pec­tive (désor­mais pro­té­gée au Royaume-Uni par la loi sur l’é­ga­li­té de 2010, suite à une déci­sion judi­ciaire éta­blie l’année pas­sée selon laquelle une cher­cheuse, Maya Fors­ta­ter, avait été illé­ga­le­ment licen­ciée pour avoir écrit sur Twit­ter que les femmes ne pou­vaient pas chan­ger leur sexe bio­lo­gique). Entre autres expé­riences, ces per­sonnes décri­vaient des plaintes dépo­sées auprès de la direc­tion et par celle-ci, des ten­ta­tives d’annulation d’é­vé­ne­ments, du « dépla­te­for­mage[1] », des dés­in­vi­ta­tions, des inti­mi­da­tions, des calom­nies et la perte de toute pos­si­bi­li­té de pro­gres­sion de car­rière, com­pre­nant le fait de se voir empê­ché d’obtenir cer­tains postes.

D’autres expli­quaient avoir été phy­si­que­ment évin­cées lors de cer­tains évé­ne­ments et avoir reçu des tor­rents d’in­sultes en ligne, y com­pris des menaces de meurtre. Une cher­cheuse en cri­mi­no­lo­gie m’a expli­qué que son expé­rience était « un enfer inter­mi­nable ». Un uni­ver­si­taire en droit m’a fait remar­quer que « l’im­pact était énorme [et] allait durer long­temps ». Conscients de ces consé­quences poten­tielles, et évo­quant des sen­ti­ments de peur, d’i­so­le­ment et de déses­poir, d’autres avaient déci­dé de « se cacher dans l’ombre ».

Cer­tains de ceux qui se trou­vaient au début de leur car­rière m’ont décla­ré qu’il « serait tout sim­ple­ment beau­coup trop ter­ri­fiant » de rendre publiques leurs opi­nions en rai­son de la menace d’être « ostra­ci­sés… parce que beau­coup de choses dans le monde uni­ver­si­taire dépendent des rela­tions per­son­nelles », tan­dis que des col­lègues plus expé­ri­men­tés fai­saient allu­sion à « l’au­to-pré­ser­va­tion ». Tous crai­gnaient le « ter­rible retour de bâton » sur inter­net ; un socio­logue inquiet des menaces de mort et de viol qu’il avait obser­vé ailleurs m’a confié : « J’ai des enfants — j’ai peur. »

Du point de vue de ces uni­ver­si­taires, les par­ti­sans de ce que l’on qua­li­fie sou­vent de « fémi­nisme trans-inclu­sif » [ou fémi­nisme incluant les per­sonnes trans] déte­naient un contrôle qua­si-total du milieu uni­ver­si­taire, déci­dant de ce qui était dis­cu­té dans les dépar­te­ments ou publié dans les revues universitaires.

Mais les fémi­nistes trans-inclu­sifs se consi­dé­raient-ils dans cette posi­tion de force ? J’ai par­lé à 20 de ces uni­ver­si­taires pour com­prendre leurs idées, qui forment des ensembles hété­ro­gènes, sou­vent ambi­gus et contra­dic­toires, et pour savoir s’ils recon­nais­saient les accu­sa­tions por­tées contre eux selon les­quelles ils dis­po­saient d’une main­mise injuste sur le milieu universitaire.

Pour cer­tains d’entre eux, le « sexe » est une construc­tion impo­sée par des sys­tèmes oppres­sifs, notam­ment le colo­nia­lisme occi­den­tal. D’autres affirment qu’il s’a­git d’un spectre bio­lo­gique sus­cep­tible — en tout cas par­tiel­le­ment — de chan­ger. Pour d’autres encore, il s’a­git à la fois d’une fic­tion sociale et d’une réa­li­té bio­lo­gique. De même, le « genre » est com­pris de dif­fé­rentes manières : comme une construc­tion sociale ou dis­cur­sive (modèle per­for­ma­tif) ; comme une com­bi­nai­son indis­so­ciable d’élé­ments bio­lo­giques, psy­cho­lo­giques et sociaux (modèle bio­psy­cho­so­cial) ; ou, dans une bien moindre mesure, comme une sub­jec­ti­vi­té innée, évo­quant des notions de cer­veaux sexués (modèle psy­cho­bio­lo­gique). Par­fois, le terme « genre » est uti­li­sé comme syno­nyme d’« iden­ti­té de genre », laquelle est géné­ra­le­ment com­prise comme un sen­ti­ment interne de soi en tant que femme, homme, les deux, ni l’un ni l’autre ou quelque chose d’autre, comme « non-binaire », et qui, entre autres pos­si­bi­li­tés, peut être « plu­rielle » (« comme avoir deux ou plu­sieurs alter ego ou per­so­nas ») ou « fluide » (chan­geant « au fil des années, des mois ou de la jour­née »), comme l’ex­plique l’ou­vrage Gen­der : A Gra­phic Guide (« Le genre : un guide graphique »).

Mal­gré sa diver­si­té concep­tuelle, le gen­risme converge autour de la demande pour que le genre (l’identité de genre) rem­place le sexe dans la plu­part des — sinon tous les — contextes. Contrai­re­ment au fémi­nisme, son sujet poli­tique n’est pas les per­sonnes de sexe fémi­nin, les femmes, mais plu­tôt toutes les per­sonnes sou­mises à l’op­pres­sion de genre — un concept redé­fi­ni pour mettre l’ac­cent sur le manque de choix et d’af­fir­ma­tion rela­tifs à l’i­den­ti­té de genre.

Pour beau­coup, l’ur­gence de recon­naître cette injus­tice socié­tale ne sau­rait être sur­es­ti­mée. Cer­tains estiment que les « fémi­nistes radi­cales excluant les trans » (TERF), comme elles sont fré­quem­ment appe­lées, ne par­ti­ci­pe­raient à rien de moins qu’un « pro­jet colo­nial [et] fina­le­ment éli­mi­na­toire » contre les per­sonnes qui s’i­den­ti­fient comme trans­genres ou non-binaires, ain­si que le rap­porte Ali­son Phipps dans son livre Me, not You : The Trouble with Mains­tream Femi­nism (« Moi, pas toi : le pro­blème du fémi­nisme grand public »), paru en 2020. En ce qui concerne le « dépla­te­for­mage », cer­taines per­sonnes inter­ro­gées se sont moquées de l’i­dée selon laquelle les fémi­nistes cri­tiques du genre en étaient vic­times, se fai­sant l’é­cho d’é­cri­vains influents comme Sara Ahmed, qui, en 2015, a dis­cré­di­té des affir­ma­tions faites par des fémi­nistes selon les­quelles la silen­cia­tion, dans les uni­ver­si­tés, était « un méca­nisme de pou­voir », tout en concé­dant qu’elle « vou­lait éli­mi­ner les posi­tions qui visent à éli­mi­ner des gens » [tra­duc­tion : elle sou­haite évin­cer, licen­cier, voire, pire, toutes les fémi­nistes et toutes les per­sonnes qui n’adhèrent pas à la théo­lo­gie trans­genre, NdT].

D’autres, en revanche, adop­taient ouver­te­ment une pos­ture de « non-débat » au motif que le fémi­nisme cri­tique du genre serait un « dis­cours de haine » ou même une « vio­lence rhé­to­rique [qui] a en fait des objec­tifs réels », simi­laires à ceux des mou­ve­ments comme le fas­cisme ou l’eu­gé­nisme. Une per­sonne inter­ro­gée s’i­den­ti­fiant comme une femme trans­genre a décrit la situa­tion actuelle dans le milieu uni­ver­si­taire comme « une bataille poli­tique pour un espace ins­ti­tu­tion­nel », pré­ci­sant : « Ma ligne de fond poli­tique est la sui­vante : je ne cède pas aux per­sonnes qui sont inté­res­sées par mon éra­di­ca­tion et celle de tous ceux qui me res­semblent dans le monde, car je consi­dère que c’est un pro­jet génocidaire. »

Ce point de vue, ain­si que la convic­tion selon laquelle « les femmes cis pos­sèdent plus de pou­voir que les per­sonnes trans », conduisent les uni­ver­si­taires gen­ristes à s’abs­te­nir de dénon­cer fran­che­ment les tac­tiques agres­sives de cer­tains mili­tants trans­genres à l’é­gard de fémi­nistes. Tac­tiques qui com­prennent notam­ment des menaces et des sug­ges­tions de vio­lence extrême qui, en plus d’être omni­pré­sentes sur les réseaux sociaux, semblent être de plus en plus tolé­rées dans les uni­ver­si­tés. Par exemple, l’an­née der­nière, un docu­ment de confé­rence d’un étu­diant de troi­sième cycle de la Lon­don School of Eco­no­mics décri­vait une scène dans laquelle des fémi­nistes cri­tiques du gen­risme devaient « crier pour qu’on les épargne ». Le docu­ment décri­vait ensuite la menace poten­tielle : « Je tiens un cou­teau sous ta gorge et je crache ma tran­si­den­ti­té dans ton oreille », et concluait : « Tu as peur ? Putain, j’es­père bien que oui. »

Cepen­dant que nous dis­cu­tions de cet hor­rible anti­fé­mi­nisme, cer­taines per­sonnes inter­ro­gées, y com­pris plu­sieurs qui tra­vaillaient sur la vio­lence à l’é­gard des femmes, conti­nuaient néan­moins à équi­vo­quer. Comme le dit une socio­logue : « Ma prio­ri­té, ce sont les per­sonnes qui sont lésées par ce débat, que je per­çois comme étant les per­sonnes trans. » « Ces fémi­nistes cri­tiques du genre — elles intel­lec­tua­lisent [le sexe et le genre], et je pense que c’est dom­ma­geable », a‑t-elle ajouté.

Lorsque je lui ai deman­dé de décrire ses argu­ments, elle m’a tou­te­fois répon­du : « Je ne sais pas si ce que je com­prends ou ce que je pense être les pro­blèmes sont les pro­blèmes, je vais être hon­nête avec vous — je reste en dehors de leur che­min. » Ce remar­quable alliage de condam­na­tion et d’i­gno­rance à l’é­gard du fémi­nisme cri­tique du genre était assez com­mun par­mi les uni­ver­si­taires gen­ristes. Nombre d’entre eux admettent volon­tiers qu’ils limitent leurs enga­ge­ments uni­ver­si­taires, y com­pris leurs lec­tures, à leurs « chambres d’é­cho et à leurs bulles » où, comme l’a noté un res­pon­sable édi­to­rial, « nous par­ta­geons tous fon­da­men­ta­le­ment les mêmes perspectives ».

De nom­breux uni­ver­si­taires gen­ristes ont éprou­vé des dif­fi­cul­tés ou se sont mon­trés décon­cer­tés lors­qu’on leur a deman­dé de four­nir leurs propres défi­ni­tions du sexe, du genre et (en par­ti­cu­lier) de l’i­den­ti­té de genre, bien que leurs recherches et leur ensei­gne­ment tournent autour de ces mêmes sujets. Cer­tains ont recon­nu l’ab­sence d’une réflexion suf­fi­sante, tan­dis que d’autres ont expli­qué cette situa­tion sin­gu­lière en invo­quant la crainte de « per­pé­tuer des pré­ju­dices », par leurs pro­pos, à l’é­gard des per­sonnes qui s’i­den­ti­fient comme trans­genres. Pour d’autres encore, l’in­quié­tude était liée au fait de « pas­ser pour un TERF », ou était une réac­tion au fait qu’« il est très peu tolé­ré de débattre de cer­tains sujets qui sont dif­fi­ciles, sous peine de se voir trai­té de transphobe ».

Un cer­tain nombre d’u­ni­ver­si­taires gen­ristes recon­naissent que « des conver­sa­tions plus nuan­cées, plus hon­nêtes et plus res­pon­sables [devraient] avoir lieu », mais uni­que­ment entre gen­ristes et dans des espaces pri­vés, car, en public, « il faut être pour son équipe et suivre la ligne du par­ti », ain­si que me l’a expli­qué un spé­cia­liste de l’éducation.

Une autre émi­nente cher­cheuse a déplo­ré que « la capa­ci­té à débattre ouver­te­ment de sujets épi­neux, com­plexes et contes­tés ait dimi­nué au cours des der­nières années » — mais tout en admet­tant qu’elle n’accepterait pas de publier un article fémi­niste cri­tique du genre dans la revue dont elle est rédac­trice en chef.

Onze autres per­sonnes inter­ro­gées et qui occu­paient des fonc­tions de res­pon­sables édi­to­riaux dans des revues d’é­tudes fémi­nistes, de genre et de sexua­li­té ont admis recou­rir à une forme de « gate­kee­ping » [tra­duc­tion sans langue de bois : fil­trage,  cen­sure, NdT]. Toutes ont confir­mé que les pers­pec­tives gen­ristes dominent ces publi­ca­tions, dans le sens où « au sein du comi­té de rédac­tion, aucun d’entre nous ne se décri­rait comme appar­te­nant au camp de la cri­tique du genre ». Ces res­pon­sables édi­to­riaux ont éga­le­ment sou­li­gné qu’il s’agissait du point de vue pri­vi­lé­gié des auteurs ou autrices, des lec­teurs et lec­trices et des mai­sons d’é­di­tion. Pour cer­tains, il s’a­git d’une ques­tion de valeurs aca­dé­miques, le fémi­nisme cri­tique du genre étant décrit comme « mal­avi­sé », « dépas­sé » ou « com­plè­te­ment délé­gi­ti­mé ». D’autres, en revanche, ont recon­nu que « l’ob­jec­tion est d’ordre politique ».

Les efforts de cen­sure ne se limitent pas aux revues. Des uni­ver­si­taires gen­ristes ont recon­nu avoir per­son­nel­le­ment impo­sé des ban­nis­se­ments de réseaux et d’é­vé­ne­ments uni­ver­si­taires, ain­si qu’un contrôle lan­ga­gier des col­lègues et des étu­diants. « Si des étu­diants écrivent le mot “femme » dans leur essai, je le raye », m’a dit un socio­logue, car « ce qui compte, c’est l’i­den­ti­té de genre ».

Qu’en est-il de ceux ou celles qui se trouvent « au milieu » [ou, au centre] ? J’ai par­lé avec 16 autres uni­ver­si­taires dont je ne connais­sais pas le point de vue, et plus de la moi­tié d’entre eux se sont posi­tion­nés comme n’é­tant pas direc­te­ment ou uni­que­ment en faveur d’un « camp » (à l’instar de quelques-uns que j’avais ini­tia­le­ment clas­sés dans la caté­go­rie des gen­ristes). Ces indi­vi­dus situés « dans l’entre-deux » ont eu ten­dance à décrier le fait que « qui­conque se trouve au milieu n’a tout sim­ple­ment pas d’es­pace pour s’ex­pri­mer ». Ils ont éga­le­ment sou­li­gné qu’ils sou­hai­taient des inter­ac­tions moins hos­tiles et un « débat plus nuan­cé ». Tou­te­fois, lors­qu’on leur a deman­dé davan­tage de pré­ci­sions, c’est prin­ci­pa­le­ment le gen­risme qu’ils ont cri­ti­qué. Les uni­ver­si­taires gen­ristes sont accu­sés de faire de « l’étalage de ver­tu », de « faire de la figu­ra­tion woke », de « sau­ter oppor­tu­né­ment dans le wagon en marche », de « faire du tri­ba­lisme » et de « pra­ti­quer une poli­tique de la cen­sure sup­po­sé­ment vertueuse ».

Ces uni­ver­si­taires « cen­tristes », qui s’i­den­ti­fiaient comme des fémi­nistes de gauche, ont dénon­cé à plu­sieurs reprises ce qu’ils consi­dé­raient comme des pen­chants agres­sifs, dog­ma­tiques, voire auto­ri­taires. Une psy­cho­logue a évo­qué des simi­li­tudes avec « les régimes auto­ri­taires qui aiment contrô­ler les pen­sées et les dis­cours de leurs citoyens », et une autre par­ti­ci­pante nous a confié avoir déci­dé de démis­sion­ner de son rôle de coédi­trice d’une revue, invo­quant des pré­oc­cu­pa­tions similaires.

« C’est la seule fois que j’ai vécu quelque chose comme ça », a décla­ré une per­sonne « cen­triste » inter­ro­gée, confir­mant une opi­nion lar­ge­ment répan­due selon laquelle « nous n’a­vons pas ces conver­sa­tions parce que nous avons tous trop peur ». Cer­tains ont expli­qué que les conver­sa­tions « secrètes » ou « pri­vées » étaient le seul endroit où ces sujets pou­vaient être évo­qués, mais que même celles-ci « ne sont pas un espace sûr pour s’ex­pri­mer. Et ce [par­mi] les uni­ver­si­taires spé­cia­listes du genre. » À plu­sieurs reprises, des per­sonnes inter­ro­gées ont affir­mé s’abs­te­nir d’ex­pri­mer publi­que­ment leurs opi­nions par crainte d’être accu­sées de trans­pho­bie, ou d’être « cata­lo­guées comme fémi­nistes cri­tiques du genre ».

Nombre de ces répon­dants du type « je-ne-suis-pas-fémi­niste-cri­tique-du-genre-mais » évo­quaient des pré­oc­cu­pa­tions au sujet du gen­risme, notam­ment concer­nant l’ap­proche médi­cale « affir­ma­tive » des enfants s’i­den­ti­fiant comme trans­genres, la dis­pa­ri­tion des espaces uni­sexes et l’im­pact de la sup­pres­sion du sexe en tant que caté­go­rie dans la col­lecte de don­nées, au pro­fit du genre. Ils recon­nais­saient avoir une exper­tise per­ti­nente à offrir dans ces domaines, mais étaient « trop effrayés » pour ce faire. « Y a‑t-il des choses que je pour­rais écrire ? Oui. Est-ce que je pense qu’elles pour­raient faire une dif­fé­rence, qu’elles pour­raient offrir quelque chose ? Oui. Est-ce que j’é­cri­rai à ce sujet ? Non. Ce qui vous dit tout ce que vous devez savoir sur la situa­tion actuelle », a décla­ré une socio­logue. « Si j’ai peur d’é­crire à ce sujet… alors je ne doute pas que des per­sonnes que l’on pour­rait plus faci­le­ment clas­ser dans la caté­go­rie des TERF ont peur de par­ler, s’autocensurent », a‑t-elle ajouté.

Une cher­cheuse en psy­cho­lo­gie de ten­dance modé­rée était sur le point d’ar­rê­ter ses recherches sur le genre parce que « vous voyez ce qui arrive à d’autres per­sonnes », tan­dis qu’une uni­ver­si­taire spé­cia­li­sée dans les études cultu­relles fémi­nistes m’a avoué : « J’en­vi­sage sérieu­se­ment de dire à mon chef de dépar­te­ment que je ne veux plus ensei­gner mon cours [lié au genre]. »

Ces deux uni­ver­si­taires m’ont expli­qué qu’elles « ne se sentent tout sim­ple­ment pas en sécu­ri­té », la seconde ajou­tant : « Je n’ai pas du tout de points de vue extrêmes. Je me situe plu­tôt au centre, à dire que c’est un débat com­plexe, aux mul­tiples facettes, et que dans le cadre uni­ver­si­taire, nous devons être capables de les explo­rer. » Elle remar­quait par ailleurs que « c’est un sen­ti­ment d’a­lié­na­tion parce que le monde uni­ver­si­taire devrait être un lieu de dis­cus­sion et d’é­change d’i­dées, or ce n’est pas le cas. Ce n’est pas le cas dans notre contexte. » Mani­fes­te­ment bou­le­ver­sée, elle a tout de même pour­sui­vi : « C’est aus­si incroya­ble­ment anxio­gène parce que je ne veux pas perdre mon emploi et que je ne veux pas mettre mes enfants en dan­ger — je sais que cela pour­raient les mettre en danger. »

Les par­ti­ci­pants « cen­tristes » contri­buent non seule­ment à encou­ra­ger l’autocensure, mais aus­si la silen­cia­tion des autres dans le milieu uni­ver­si­taire. Cer­tains avaient dis­sua­dé des étu­diants de par­ti­ci­per à des pro­jets fémi­nistes cri­tiques du genre, ou s’étaient abs­te­nus d’in­vi­ter des ora­teurs ayant de telles opi­nions, ce qu’une socio­logue en fin de car­rière a jus­ti­fié par le fait que « cela cau­se­rait trop de pro­blèmes, [et] j’ai été inti­mi­dée par cette violence ».

Bien sûr, je crains de nuire à ma car­rière et plus encore pour avoir pro­vo­qué, ain­si que des per­sonnes que j’ai inter­ro­gées l’ont for­mu­lé à plu­sieurs reprises, des « conver­sa­tions dif­fi­ciles » — sur­tout en tant que cher­cheuse immi­grée en début de car­rière avec une famille à charge. Mais, en même temps, pour­quoi vou­drais-je tra­vailler dans le monde uni­ver­si­taire si je ne peux pas effec­tuer un tra­vail uni­ver­si­taire ? Il est bien plus ter­ri­fiant d’être bâillon­née que d’être détestée.

Lau­ra Favaro


Lau­ra Fava­ro est cher­cheuse au Centre de recherche sur le genre et les sexua­li­tés de la City, à l’Université de Londres.

Tra­duc­tion : Nico­las Casaux

  1. Le dépla­te­for­mage, « deplat­for­ming » ou « no-plat­for­ming » en anglais, a été défi­ni comme une « ten­ta­tive de boy­cot­ter un groupe ou un indi­vi­du en sup­pri­mant les plates-formes (telles que les lieux de parole ou les sites web) uti­li­sées pour par­ta­ger des infor­ma­tions ou des idées » ou « l’ac­tion ou la pra­tique consis­tant à empê­cher une per­sonne ayant des opi­nions consi­dé­rées comme inac­cep­tables ou offen­santes de contri­buer à un forum ou à un débat, notam­ment en la blo­quant sur un site web par­ti­cu­lier » (Wiki­pe­dia). (NdT)

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« Plus on partage, plus on possède. Voilà le miracle. »En quelques années, à peine, notre collec­tif a traduit et publié des centaines de textes trai­tant des prin­ci­pales problé­ma­tiques de notre temps — et donc d’éco­lo­gie, de poli­tique au sens large, d’eth­no­lo­gie, ou encore d’an­thro­po­lo­gie.contact@­par­tage-le.com

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