Les Etats-Unis poussent la Russie à l’escalade en Ukraine

Les Etats-Unis poussent la Russie à l’escalade en Ukraine

Par M. K. Bhadrakumar − Le 21 aout 2022 − Source Indian Punchline

En termes militaires, les drones rudimentaires, assemblés localement, qui lâchent une ou deux bombes fabriquées dans le pays sur des sites non gardés en Crimée sont au mieux des piqures d’épingle contre l’ensemble de l’opération militaire spéciale de la Russie en Ukraine. Mais elles peuvent avoir des conséquences profondes à d’autres égards.

Pour commencer, cette escalade a l’approbation de Washington. Un haut responsable de l’administration Biden a déclaré au NatSec Daily que les États-Unis étaient favorables à des frappes en Crimée si Kiev les jugeait nécessaires. « Nous ne choisissons pas les cibles, bien sûr, et tout ce que nous avons fourni est à des fins d’autodéfense. Toute cible qu’ils choisissent de poursuivre sur le sol ukrainien souverain est par définition de la légitime défense« , a déclaré cette personne.

Mais Washington sait – et Moscou sait – que, comme tout sophisme, celui-ci est aussi un argument habile mais intrinsèquement fallacieux et trompeur. Le New York Times a interprété l’attaque de drones en Crimée comme un défi au leadership du président Vladimir Poutine. Le Times a écrit que les attaques en Crimée « ont mis la pression politique intérieure sur le Kremlin, les critiques et les débats sur la guerre se déchaînant de plus en plus sur les médias sociaux et soulignant que même ce que le gouvernement russe considère comme le territoire russe n’est pas sûr. »

Le Times affirme que « tandis que les images de tirs antiaériens traversant le ciel bleu de Crimée ricochaient sur les médias sociaux, la réalité viscérale de la guerre devenait de plus en plus évidente pour les Russes – dont beaucoup se sont ralliés à la ligne du Kremlin, martelée par les médias d’État, selon laquelle l’ »opération militaire spéciale » visant à sauver l’Ukraine de la domination nazie se déroule sans heurts et conformément au plan. »

Le journal cite un éminent groupe de réflexion de l’establishment à Moscou qui reconnaît que l’attaque de la Crimée est un développement « sérieux » dans la mesure où « les gens commencent à sentir que la guerre vient à eux. » Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a affirmé dans un discours national samedi dernier : « On peut littéralement sentir dans l’air de la Crimée que l’occupation y est temporaire, et que l’Ukraine reviendra. »

Une fois de plus, alors que la Russie gagne régulièrement la guerre militaire en Ukraine, les États-Unis sont déterminés à ne pas perdre la guerre de l’information. Pour Washington, à l’ère d’Internet, la guerre doit être gagnée dans l’esprit du peuple russe. Par conséquent, cette escalade étudiée de Washington place Moscou face à un dilemme, car si elle reste sans réponse, Zelensky pourrait viser le pont de Crimée, long de 19 km, qui relie la péninsule de Krasnodar en Russie continentale à la péninsule de Kerch en Crimée.

En fait, c’est une quasi-certitude. Le fait est que le pont de Kertch est « le pont de Poutine » dans la conscience du peuple russe. Lors de l’ouverture officielle du pont à la circulation automobile en mai 2018, Poutine aurait déclaré aux ouvriers : « À différentes époques historiques, même sous les prêtres tsars, les gens rêvaient de construire ce pont. Puis ils y sont revenus dans les années 1930, les années 40, les années 50. Et finalement, grâce à votre travail et à votre talent, le miracle s’est produit. »

Par conséquent, il n’y a pas de meilleur moyen de percer le halo autour de Poutine que d’envoyer au fond de la mer Noire au moins une partie du pont de Kertch. Pendant ce temps, du point de vue des États-Unis, les attaques de drones de Kiev en Crimée servent déjà trois objectifs.

Premièrement, il s’agit de porter un coup au moral des Russes. En effet, l’immense popularité de Poutine en Russie est devenue une plaie pour l’administration Biden. La façon magistrale dont Poutine a sorti l’économie russe du mode de crise est un exploit incroyable qui défie toute logique de pouvoir dans le calcul américain – l’inflation est en baisse constante (contrairement à ce qui se passe dans les pays européens et aux États-Unis) ; le déclin du PIB se réduit ; les réserves de change gonflent ; la balance courante est positive ; et, ô surprise, la soi-disant « option nucléaire » de l’administration Biden – le retrait de la Russie du système de messagerie SWIFT – n’a pas réussi à paralyser le commerce extérieur.

Deuxièmement, Washington et Kiev s’efforcent désespérément de trouver des « succès » pour détourner l’attention. Le Times qui reprend l’histoire parle de lui-même. En réalité, l’offensive russe dans le Donbass a créé un nouvel élan et broie régulièrement les forces ukrainiennes. Dans la semaine, les forces russes auront encerclé le pivot de la ligne de défense ukrainienne, la ville de Bakhmut, qui est un centre de communication pour les mouvements de troupes et la logistique d’approvisionnement dans le Donbass. Les forces russes ont atteint les faubourgs de la ville par le nord, l’est et le sud. La chute de Bakhmut sera encore une défaite cuisante pour Zelensky.

D’autre part, deux mois après que Zelensky ait promis une « contre-offensive » sur Kherson, près de la Crimée, celle-ci n’est nulle part en vue. Même ses plus ardents partisans dans les médias occidentaux se sentent déçus. Certes, le désenchantement est grandissant en Europe.

Le Premier ministre hongrois Viktor Orban, sans doute le politicien européen le plus intelligent aujourd’hui (avec une économie enregistrant une croissance de plus de 6 % alors que le reste du continent est embourbé dans la récession), a déclaré au magazine allemand Tichys Einblick, au cours d’une interview donnée la semaine dernière, que cette guerre marquait la fin de la « supériorité occidentale« . Il est intéressant de noter qu’il a désigné les grandes compagnies pétrolières comme étant des « profiteurs de guerre » et a souligné que les bénéfices d’Exxon ont doublé, ceux de Chevron ont quadruplé et ceux de ConocoPhillips se sont démultipliés. (Le message d’Orban était clair : l’Amérique a affaibli l’UE. Cette pensée doit troubler de nombreux politiciens européens aujourd’hui.)

Troisièmement, Washington a jeté le gant de manière mesurée. Mais il est impossible de faire entrer la guerre dans les salons des Américains moyens comme le Times dit que cela se passe en Russie. Vingt Américains ont été tués à Kharkiv il y a deux jours, par une frappe de missile russe de haute précision, mais il n’y aura pas de sacs mortuaires retournant au cimetière d’Arlington ; cela ne fait pas non plus la une des médias grand public américains.

Les États-Unis prévoient de monter encore plus haut dans l’échelle de l’escalade. L’escalade est la dernière chance de l’administration Biden de retarder une victoire russe. Le stratège et universitaire américain John Mearsheimer a écrit que le risque d’une escalade désastreuse est « nettement plus grand que ce que l’on croit habituellement. Et étant donné que les conséquences d’une escalade pourraient inclure une guerre majeure en Europe et peut-être même l’annihilation nucléaire, il y a de bonnes raisons de s’inquiéter fortement. »

La préférence de Moscou est d’éviter toute escalade, puisque l’opération militaire spéciale donne des résultats. En revanche, ce sont les États-Unis qui sont visiblement désespérés et, dans l’immédiat, les projets russes d’organiser des référendums à Kherson et à Zaporozhye en septembre doivent être retardés. C’est là que réside le danger.

L’intensification actuelle de l’action des États-Unis à propos de la centrale nucléaire de Zaporozhye indique qu’ils ont l’intention cachée d’intervenir directement dans la guerre à un moment donné. La tentative de Kiev d’organiser une explosion nucléaire à Zaporozhye ne peut être vue que sous cet angle. Moscou semble anticiper une telle éventualité.

Le ministre de la défense, Sergey Shoigu, a révélé hier que la Russie a commencé à produire en masse des missiles de croisière hypersoniques Tsirkon et qu’elle les déploie déjà. Les États-Unis n’ont pas la capacité de contrer le Tsirkon, qui est estimé être 11 fois plus rapide que le Tomahawk avec des caractéristiques de pénétration de cible bien supérieures. Shoigu a peut-être lancé un avertissement sans équivoque : la Russie ne se laissera pas intimider en cas d’intervention de l’OTAN en Ukraine.

M.K. Bhadrakumar

Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone
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