Pourquoi les ouvriers espagnols se battent-ils ?

Pourquoi les ouvriers espagnols se battent-ils ?

Nous livrons ici une courte analyse de la Ligue des Communistes Internationalistes. Il s’agissait d’un groupe belge qui entretint des liens avec le groupe BILAN jusqu’au début de l’année 37. À ce moment-là s’opéra une rupture entre les deux groupes, justement à propos de la question de l’antifascisme : une fraction majoritaire de la LCI prônait prioritairement la poursuite de la guerre contre Franco, plutôt que la guerre sociale dirigé contre l’État en tant que tel. Malgré ce dévoiement, ce que la LCI, comme BILAN a très bien vu dès août 36 était le danger que représente l’union sacrée du Front Populaire pour la révolution, avertissant ainsi le prolétariat des autres pays, notamment en France, où avait été élu un gouvernement de ce type[1].


Il n’y a pas de nouvelles plus avidement lues que celles qui nous viennent d’Espagne. Instinctivement, comme dans chaque bataille qui met en action de grandes masses populaires, les travailleurs de partout ont le sentiment que c’est aussi leur sort qui se joue dans la terrible lutte engagée sur tout le territoire de la péninsule ibérique entre l’armée rebelle et le front populaire. Que les vœux des travailleurs du monde entier accompagnent les ouvriers en armes qui livrent le combat aux plus féroces forces de réaction qui soient, il n’est plus guère nécessaire de le dire. Mais il serait excessivement dangereux que les travailleurs confondent l’héroïque sacrifice des ouvriers espagnols et l’entreprise du « front populaire » qui le couvre et qui semble, pour le moment, lui donner son entier contenu. Aussi admirable que nous paraît le premier, aussi vil et pernicieux est le second dans ses effets sur la lutte émancipatrice du prolétariat dont une des phases se joue dans la lutte espagnole.

Car, en effet, il s’agit bien de cela : d’une phase de la bataille qui oppose le prolétariat au capitalisme dans son effort pour la destruction d’un régime social qui le voue à la pire des exploitations. C’est là une vérité essentielle que les travailleurs espagnols auront, hélas !, encore trop souvent à mettre sous les yeux des dirigeants du front populaire et qu’il n’est pas si mauvais que le prolétariat des autres pays médite dès maintenant.

La presse démocratique s’efforce de présenter le front populaire espagnol comme un petit monde démocratique idéal, une espèce de réduction d’un régime social paradisiaque dont tous les éléments se trouvent liés par des liens de solidarité et de fraternité indéfectibles. À cette union idyllique, s’opposerait le fascisme groupant tous les tenants et aboutissants de l’exploitation sociale et de la réaction. À cette assertion s’opposent les propres déclarations des dirigeants du front populaire. Mieux que leurs déclarations encore, les agissements et les accointances des dirigeants du front populaire espagnol dans ces dernières années vont nous révéler leur véritable nature[2]. L’armée qui se révolte maintenant contre le gouvernement du front populaire est celle dont la république s’est servie jusqu’à maintenant. Les généraux qui se révoltent contre Madrid sont ceux que les gouvernements républicains successifs maintinrent en place, ce sont ceux qu’ils utilisèrent pendant des années pour massacrer les travailleurs qui espéraient de la république autre chose qu’un changement de décors. La république a laissé subsister en son sein toutes les forces de réaction[3].

Premières pages du journal stalinien « L’Humanité », faisant l’éloge capitaliste du Front Populaire antifasciste (éditions du 24 et 25 juillet 1936)

C’est ce qu’ont fait à peu près toutes les révolutions bourgeoises démocratiques. En Allemagne, ce furent sous les gouvernements socialistes et démocrates que la Reichswehr fut constituée, en recrutant le personnel dirigeant de l’ancienne armée impériale. Cette Reichswehr se consolida au travers de tous les gouvernements républicains et Hitler ne dut pas y opérer de grands changements pour en faire un instrument de sa politique[4]. Ce fait se répète en Espagne. L’armée qui a fait couler tant de sang ouvrier, qui fut l’instrument de la dictature de Primo de Rivera[5], continua, sous la République, presque sans changement. Elle continua à assumer son rôle de gardien du capitalisme. C’est elle qui se dresse maintenant contre le gouvernement de front populaire et c’est à sa conscience que M. Prieto fait appel pour faire cesser la guerre civile[6].

Manuel Azaña, en 1932.
Le futur président de la République espagnole est alors ministre de la Guerre.
À sa gauche, un général… Un certain Francisco Franco.

Les éléments manquent pour fixer en détails la manière dont la résistance au fascisme s’amorça[7]. Ce qu’on sait déjà, c’est que les masses ouvrières furent les premières à réagir sans attendre le signal du gouvernement. Le Service d’Information de la CNT et de la FAI relate comment les ouvriers à Barcelone ripostèrent au soulèvement militaire. Les ouvriers s’armèrent par leurs propres moyens, en prenant les casernes d’assaut au mépris de leur vie. En deux jours, ils vinrent à bout de l’insurrection. Au dernier moment, la garde civile fit cause commune avec les ouvriers. Après le combat, se constitua un Comité des Milices Antifascistes[8] où figurent la CNT et la FAI (13 000 hommes), l’UGT (syndicats socialistes, 2 000 hommes), les organisations marxistes unifiées (3 000 hommes) et… les forces de police et la garde civile (4 000 hommes).

Très probablement partout ailleurs les événements se sont déroulés de la même façon. Les travailleurs n’ont pas attendu le signal du gouvernement pour se mesurer avec le fascisme. Il y avait déjà des semaines d’ailleurs qu’ils menaient le combat. Le gouvernement a fait très probablement ce que font les chefs réformistes lorsqu’ils sont débordés par leurs troupes : ils se sont mis à leur tête dans le but de les encadrer et d’en rattraper la direction. La présence dans ce même front antifasciste de travailleurs et de gardes civils (les gendarmes espagnols) en dit long sur la solidité de ce front.

Le gouvernement a dans les partis du front populaire des auxiliaires précieux qui empêcheront que la lutte des ouvriers armés ne dépasse les limites permises. Le parti socialiste a déjà donné des preuves assez sérieuses[9]. Quant au parti communiste, les événements de France et d’ailleurs montrent qu’il est capable de mettre les bouchées doubles pour rattraper le niveau de trahison atteint par le parti socialiste[10].

À cela on peut mesurer la tâche du prolétariat espagnol. Il est facile de faire de l’éloquence à propos de sa bravoure et de son esprit de sacrifice. Mais c’est l’insulter que de croire que sa conscience de classe puisse se résumer dans l’évolution à courte vue des dirigeants du front populaire. C’est lui faire affront que de supposer qu’il puisse supporter longtemps l’union avec les gardes civils, les généraux républicains, ses bourreaux d’hier et de demain. Que le gouvernement n’épargnera aucune peine pour transformer une partie de la population en armes en une armée régulière au service du capitalisme[11], qu’il n’épargnera aucun moyen de corruption pour diviser les ouvriers, voilà qui ne souffre pas de doute. Nous nous refusons à voir dans la saoulerie démocratico-populaire l’expression de la conscience de classe du prolétariat espagnol. Nous saluons dans sa lutte contre le fascisme le début du combat de classe de la classe ouvrière pour mettre fin à son exploitation. Nous saluons dans la grande bataille qui vient de s’engager les prémisses de la lutte pour le socialisme que le prolétariat espagnol ne peut pas ne pas entreprendre. Et c’est à ce titre que nous avons à le soutenir non seulement contre les chacals du fascisme et du cléricalisme, mais encore contre tous ceux qui n’aspirent qu’à étouffer la conscience prolétarienne pour mieux pactiser avec l’ennemi.

Bulletin de la Ligue des Communistes Internationalistes, août 1936


[1] Nous renvoyons le lecteur à l’une de nos premières publications sur l’Espagne de 36-37 : l’article « Plomb, Mitraille, Prison », dans lequel le groupe BILAN fait une analyse fine de l’arc menant de la révolution de juillet 36 à l’écrasement du prolétariat en mai 37. On a là la critique de l’antifascisme, du Front Populaire et de la démocratie, incarnée par toutes les forces de gauche : staliniens, socialistes, anarchistes et poumistes.

http://guerredeclasse.fr/2022/05/18/plomb-mitraille-prison-ainsi-repond-le-front-populaire-aux-ouvriers-de-barcelone-osant-resister-a-l-attaque-capitaliste/

[2] Il suffira pour le lecteur de parcourir l’histoire de la Seconde République espagnole pour s’en rendre compte : du réformisme mou du début de la république en passant par les sabotages des actions paysannes en 1933 puis des mineurs asturiens en 1934, jusqu’aux événements de la guerre civile dont nous retraçons le parcours dans ces publications, le réel ne ment pas sur cette invariance des « partis ouvriers » à vouloir briser l’élan révolutionnaire.

[3] Certains bouchers de la répression des Asturies en 1934 reçoivent même des avancements du gouvernement du Front Populaire, comme Franco par exemple.

[4] Jacques Benoist-Méchin, dans son Histoire de l’armée allemande, nous montre bien comment, à travers la constitution des corps francs par des officiers allemands dans la foulée de la défaite en 1918, ceux-ci vont servir d’instrument de répression à la social-démocratie pour écraser le prolétariat dans les communes se constituant en Allemagne, et à Berlin notamment. Écrasement qui fut même encouragé par les puissances occidentales afin de pouvoir entériner le Traité de Versailles.

[5] La dictature de Primo de Rivera, qui dura de septembre 1923 à janvier 1930, fut une nécessité pour la monarchie espagnole de l’époque, pour barrer la route au mouvement ouvrier en plein essor. Pour cela, celle-ci s’allia avec une partie de la bourgeoisie ainsi que l’organisation ouvrière la plus forte d’Espagne, le Parti socialiste, par la nomination de conseillers d’État et parlementaires. On peut rappeler que Largo Caballero était entré au Conseil d’État, durant cette décennie.

[6] Dans son ouvrage, Burnett Bolloten rappelle qu’Indalecio Prieto fut le seul à tenter de dissuader Martinez Barrio de démissionner. Ce dernier fut le chef du gouvernement le temps d’une matinée et fut chargé de tenter les ultimes négociations avec les militaires.

[7] Nous rappelons que cet article de la LCI fut écrit dans le mois qui suivit le 19 juillet 1936. Nous renvoyons donc nos lecteurs vers les deux articles publiés récemment sur les événements en question : http://guerredeclasse.fr/2022/07/19/linsurrection-victorieuse-de-juillet-1936/ et http://guerredeclasse.fr/2022/07/27/le-19-juillet-1936-g-munis/

[8] Voir notre critique à propos de ce comité dans notre précédent article : http://guerredeclasse.fr/2022/08/15/dualite-du-pouvoir-la-contre-offensive-reactionnaire/

[9] L’attitude du parti socialiste à Madrid en octobre 1934, soit moins de deux ans avant juillet 1936, est particulièrement révélatrice. La tension dans les rues étant à son paroxysme avec notamment la probable nomination d’un cabinet ministériel avec forte influence du parti réactionnaire (la CEDA présidée par Gil-Robles), les socialistes annoncèrent aux ouvriers le 2 octobre que l’insurrection serait proclamée au cas où ce cabinet serait effectivement constitué. Lorsque le 4, ce fut bien le cas, ceux-ci passèrent plutôt le mot d’ordre de grève générale « pacifique ». Le prolétariat de Madrid, lui, décida d’occuper les rues et fit trembler le gouvernement. Du 4 au 5, le parti socialiste promit de faire livrer des armes qui ne vinrent jamais et la ferveur déclina peu à peu jusqu’au mot d’ordre de la direction socialiste le 13 de reprendre le travail. Cynisme jusqu’au-boutiste dans le procès qui fut intenté des mois plus tard à Largo Caballero, dirigeant socialiste, celui-ci rejetant la responsabilité des événements aux Alliances Ouvrières.

[10] Le parti stalinien français avait déjà rendu à ses « légitimes propriétaires » les entreprises occupées par les ouvriers pendant une grève générale en 1936. « Il faut savoir terminer une grève », « Tout n’est pas permis », s’étaient exclamés respectivement Maurice Thorez et Léon Blum (ce dernier n’était pas stalinien, mais socialiste).

[11] Prévision pleine de sens : en novembre 1936 viendront les fameux décrets de militarisation dont nous parlerons dans nos prochains articles.

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Source: Lire l'article complet de Guerre de Classe

À propos de l'auteur Guerre de Classe

« Nous pensons d’abord qu’il faut changer le monde. Nous voulons le changement le plus libérateur de la société et de la vie où nous sommes enfermés. Nous savons que ce changement est possible par des actions appropriées »

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