Le Pentagone : messages personnels

Le Pentagone : messages personnels

Le Pentagone : messages personnels

• Tout comme les  dirigeants du Pentagone ont mis longtemps avant d’obtenir eu téléphone leurs vis-à-vis russes après le 24 février, ils ont aujourd’hui le même “il n’y a pas d’abonnés…” avec les Chinois. • Bien entendu, conséquence de l’escapade de Pelosi. • Il n’empêche : les militaires US retardent un tir d’essai d’un ICBM pour que les Chinois ne s’alarment pas (comme ils ont fait avec les Russes). • Le Pentagone est pris entre ses engagements guerriers et ses craintes devant les nouvelles postures. • Il est le symbole de la GrandeCrise, impuissance de la puissance.

Que se passe-t-il au Pentagone ? Voyons-nous simplement une tentative de gestion d’une situation d’extrême confusion créée par un pouvoir civil tiraillé entre ses faiblesses sans nombre, sa parcellisation, et une sorte de “besoin d’exister” au moins par une communication effrénée affirmant un hégémonisme complètement dépassé et passé de mode ? Voyons-nous logiquement une crainte que ces divers excès de désordre de communication n’induisent en erreur les Chinois, après les Russes mais parallèlement à eux, d’une telle façon que l’on risque les pires conséquences ? Voyons-nous évidemment la crainte effrénée du risque d’une guerre totale par enchaînement incontrôlé, et au bout du compte au nucléaire ?

Quoi qu’il en soit de ces hypothèses… C’est au tour des Chinois de refuser de prendre au téléphone leurs vis-à-vis dirigeant le Pentagone (le secrétaire à la défense Austin) et les forces armées (le général Milley).

« Alors que la Chine poursuit ses exercices militaires “encerclant” Taïwan en représailles à la visite provocatrice de la présidente de la Chambre des représentants américaine Nancy Pelosi sur l'île cette semaine, de hauts responsables militaires chinois refusent de rappeler leurs homologues du Pentagone, selon le site ‘Politico’.

» Pékin aurait rejeté plusieurs appels du secrétaire à la Défense Lloyd Austin et du président des chefs d'état-major interarmées, le général Mark Milley, ces derniers jours, selon “trois personnes ayant connaissance de ces tentatives”. Le dernier contact confirmé de Milley avec le chef d'état-major interarmées chinois, le général Li Zuocheng, remonte au 7 juillet, tandis que Austin a rencontré en personne le ministre de la défense chinois, le général Wei Fenghe, en juin.

» Vendredi, Pékin a décidé de couper les liens diplomatiques avec Washington dans un certain nombre de domaines militaires et civils. Le ministère chinois des affaires étrangères a publié une liste de questions sur lesquelles il n'y aura plus de communication entre les responsables chinois et américains, notamment les contacts militaires au niveau des commandants de théâtre et les entretiens de coordination de la politique de défense au sens large. »

Cette situation du Pentagone vis-à-vis des Chinois n’est pas nouvelle dans la forme, puisque, comme dit plus haut, il y a eu ces derniers mois exactement cette même situation vis-à-vis des Russes. On en a parlé à plusieurs reprises, et on reprend à chaque fois le déroulement de cette étrange sarabande du “il n’y a personne au numéro que vous demandez”, jusqu’au moment où les Russes consentent enfin à répondre.

« Il y a d’abord l’affaire du coup de téléphone de Austin (secrétaire à la défense, USA) à Choïgou (ministre de la défense) ; ou plutôt, devrions-nous dire, enfin les Russes acceptant de prendre les appels téléphoniques de leurs “collègues” américanistes du Pentagone. On sait que cela fait plusieurs mois que les “collègues” russes refusent de décrocher le téléphone, – depuis le 11 février pour le président du comité des chefs d’état-major US (général Milley) cherchant à parler au général Gerasimov ; depuis le 18 février pour Austin appelant en vain Choïgou. Ce refus des Russes inquiétait particulièrement le Pentagone. Pour autant, il ne paraît pas évident que les retrouvailles soient particulièrement rassurantes… »

Ce dernier point est intéressant et éclaire plus encore le désarroi du Pentagone, dans cette occurrence où Austin avait enfin réussi à avoir Choïgou au bout du fil… L’ironie de Larry Johnson nous permet de comprendre les aspects si contradictoires de la confusion du Pentagone tentant à tout prix de parler, – aux Russes dans ce cas, toujours avec la même situation qu’on retrouve avec les Chinois à qui le Pentagone veut parler de toute urgence  

« Tout la monde a noté qu’Austin avait demandé à Choïgou un “cessez-le-feu immédiat” en Ukraine, – demande qui s’est heurté, semble-t-il,  à un manque d’intérêt du “collègue” russe. Larry Johnson se charge de nous expliquer, ci-après, ce que cette demande a de particulièrement surprenante à l’heure où la volaille de la communication du bloc-BAO célèbre les exploits des armées et de l’héroïsme ukrainiens. […]

» “…Si la Russie était en train de perdre ou d'être complètement bloquée en Ukraine, on pourrait s'attendre à ce que Shoigu soit celui qui appelle Austin et implore sa pitié. Eh bien, ce n'est pas ce qui s'est passé. C'est Austin qui a passé l’appel, apparemment sans se soucier de son récent appel public à affaiblir la Russie. Pourquoi Austin demanderait-il instamment à Shoigu de mettre en œuvre un “cessez-le-feu immédiat” si la Russie se fait botter le cul ? Le fait que la Russie se fasse botter le cul par l'Ukraine est exactement ce qu'Austin a appelé de ses vœux. Vous vous souvenez ?

» “‘Nous voulons voir la Russie affaiblie au point qu'elle ne puisse plus faire le genre de choses qu'elle a faites en envahissant l'Ukraine…’

» “Si la Russie est acculée est dans les cordes, pourquoi arrêter la bagarre ? On arrête le combat quand c'est son gars qui se fait tabasser, non ?…”  »

Du temps de Curtiss LeMay…

Il faut utilement comparer ce comportement du Pentagone, et des militaires US particulièrement, avec ce qu’il fut au temps de la Guerre Froide, et particulièrement dans les années 1950 et quelques années au-delà, – jusqu’au départ de certains généraux de l’USAF, particulièrement le général Curtiss LeMay et son “homme de main” le général Powers. De 1948 à 1965, ces deux hommes tinrent sous leur commandement le Strategic Air Command [SAC], alors branche exclusive contrôlant la puissance stratégique nucléaire, et l’USAF elle-même par LeMay qui fut son vice-chef puis chef d’état-major de 1958 à 1965.

LeMay est certainement l’exemple le plus extrême d’un comportement qui se retrouvait dans l’essentiel des commandements des forces armées. Il s’agissait d’une attitude, développée hors du contrôle de l’autorité civile US, souvent très ferme, parfois agressive, vis-à-vis des forces armées des pays “adverses” (les mêmes sous des formes différentes : l’URSS et la Chine maoïste). Il n’y avait guère de contacts, sinon au sein d’organisations plus larges (contacts de chefs américains et soviétiques dans le cadre de l’OTAN et du Pacte de Varsovie) ; dans tous les cas, ils n’étaient certainement pas recherchés, ni par les chefs militaires US, ni par les dirigeants civils du Pentagone… Quel contraste avec aujourd’hui !

On rappelle ici quelques précisions concernant le comportement du général LeMay :

« … Lashmar expédie ce débat en mettant en évidence que les vols de reconnaissance n'avaient pas vraiment un but d'information qui aurait pu servir à une politique générale du pays. Ils étaient devenus la “politique” en soi d'un clan mené par LeMay, et une politique de provocation systématique dont le but était de provoquer une réaction soviétique justifiant une “riposte” nucléaire stratégique du SAC. LeMay vantait les vertus d'un plan développé en 1953 par le colonel Sleeper de l'USAF à l'Air War College, et désigné Project Control. Celui-ci impliquait un chantage nucléaire contre l'URSS, assorti de tirs nucléaires limités de “démonstration” (contre telle ou telle ville russe), pour obtenir un désarmement unilatéral de l'URSS. C'est le domaine de la paranoïa de quelques-uns, disposant des instruments de la dissuasion ultime et de leur contrôle, sans être investis de l'autorité et de la responsabilité constitutionnelles d'en user.

» Ainsi LeMay organisa-t-il des vols dont le Président en place (ni le reste de l'administration) ne savait rien, et qui impliquaient des violations délibérées, et surtout très visibles, de l'espace aérien soviétique, dans l'espoir de déclencher une réaction soviétique justifiant la riposte du SAC, riposte qui aurait été ordonnée hors du contrôle du même Président. Ainsi LeMay mit-il de sa seule initiative, en pleine crise de Cuba, ses forces en statut DefCon 2 (Defense Condition), c'est-à-dire l'ultime degré de préparation avant la guerre, alors que Kennedy n'avait autorisé que DefCon 3 pour ne pas risquer de paraître aux yeux des Soviétiques sur le point d’engager les hostilités. Ainsi LeMay maintint-il un tir d’essai d’un ICBM américain le 26 octobre 1962, au sommet de la tension de la crise cubaine, avec peut-être le secret espoir qu’il soit identifié par les Soviétiques comme le premier acte d'une attaque nucléaire et déclenche leur riposte …

» Lashmar résume: “Il s'agissait, sous la direction de LeMay puis de Powers, de transcender l'habituelle fonction de collecte d'informations des vols de reconnaissance, en un outil d'une politique globale. […] LeMay imposa une pression terrible sur l'Union soviétique. Ces missions constituaient une provocation systématique dans un jeu de poker terrifiant”. »

Retour aux temps présents

La différence entre le sentiment et les conceptions des généraux US dans ces deux époques, – l’époque de LeMay et la nôtre, – est encore une fois mise en évidence par la répétition d’une même séquence inversée. A cet événement d’octobre 1962, en pleine crise des mussiles de Cuba, où LeMay fait tirer un essai d’ICBM pour éventuellement susciter une réaction soviétique lui permettant d’avoir enfin “sa” guerre (nucléaire), on a déjà opposé les deux instances où le Pentagone a annulé le même essai d’un ICBM ‘Minuteman III’, le 1er mars 2022 et le 1er avril 2022, de crainte qu’une telle opération n’alarme les Russes dans le sens de la possibilité d’une attaque nucléaire.

On retrouve une circonstance absolument identique, – toujours comme contre-modèle de la méthode-LeMay, – cette fois destinée à ne pas alarmer la Chine (quoique cette prudence vaille, après tout, pour les Russes également) :

« Les exercices militaires chinois au large des côtes de Taïwan ont incité l'armée de l'air américaine à reporter un test de sa force de dissuasion nucléaire jeudi.

» Un missile balistique intercontinental (ICBM) Minuteman III devait être lancé depuis la base aérienne de Vandenberg en Californie, mais il a été mis en attente, apparemment pour éviter d'attiser les tensions avec Pékin.

» Ce retard a été rapporté pour la première fois par le Wall Street Journal, qui cite des responsables anonymes du ministère de la défense. “Il s'agit d'un test prévu de longue date, mais il est reporté pour dissiper tout malentendu compte tenu des actions de la RPC [République Populaire de Chine] autour de Taïwan”, a déclaré le responsable au WSJ.

» Plus tôt dans la journée, le commandement du théâtre oriental de l'Armée populaire de libération (APL) chinoise a donné le coup d'envoi d'exercices militaires intensifs dans six zones autour de l'île, avec l'utilisation d'une douzaine de missiles hypersoniques. L'exercice a été largement interprété comme une réponse à la visite de la présidente de la Chambre des représentants des États-Unis, Nancy Pelosi, à Taipei en début de semaine, que Pékin a condamnée comme une provocation.

» Taipei a condamné les exercices, les qualifiant de facto de “blocus de l'espace aérien et maritime de Taïwan”, et a accusé Pékin de mener une “guerre psychologique contre Taïwan et ses citoyens”. »

Ces diverses circonstances où l’on voit le Pentagone, qui a pourtant la pose courante de clamer sa puissance extraordinaire et sans égale, prendre de multiples et inquiètes précautions vis-à-vis de deux puissances qu’il s’emploie par ailleurs à dénigrer, dénotent troubles et confusions significatives d’une grave incertitude. Il est vrai que le Pentagone, ainsi si attentif à ne pas troubler les Russes et les Chinois, continue à alimenter la narrative de leurs faiblesses et de leurs incapacités à véritablement s’affirmer. Ce faisant, il les laisse s’affirmer…

L’attitude du Pentagone vis-à-vis de l’incroyable escapade de Nancy Pelosi marque ce trouble et cette confusion… Avisant le président de tenter d’en dissuader la Speaker ; mettant tout en branle pour faciliter ce déplacement et brandir quelques déploiements classiques (le bien-nommé USS ‘Ronald Reagan’) ; dénonçant les réactions chinoises comme menaçantes et inappropriées ; les facilitant par ailleurs en annulant l’essai du ‘Minuteman III’ pendant qu’Austin et Milley tentent désespérément de parler à leurs homologues chinois comme ils l’ont fait avec Choïgou et Gerasimov… L’attitude du Pentagone vis-à-vis de la Russie et d’Ukrisis est également faite de ces hauts et de ces bas : main tendue (numéro de téléphone composée en vain), foudre menaçante à coup d’expédition d’howitzers HIMARS du type ‘game-changer’ qui ne modifie pas grand’chose. Le Pentagone obéit aux consignes erratiques de ses autorités civiles, exalte le régime Zelenski, rallie régulièrement des alliés consentants et hallucinés, tout en laissant filtrer des analyses pessimistes et la nécessité de tout faire pour éviter un conflit direct. Une créature singulière à cet égard, taillée sur son modèle, le Secrétaire Général de l’OTAN, nous informe ainsi régulièrement et quasi-mécaniquement, d’une part qu’il est impensable que la Russie puisse gagner cette guerre, d’autre part qu’il importe que l’Ukraine s’apprête à quelques concessions territoriales de poids pour que cesse cette guerre après que la Russie l’ait gagnée.

Le Pentagone d’aujourd’hui n’a plus grand’chose à voir avec celui de LeMay. Par moment, il donne l’impression de vouloir être et de s’affirmer comme le “seul adulte raisonnable” dans cet asile de fou qu’est “D.C.-la-folle” ; à d’autres moments, il nous conduit à croire que sa raison de “seul adulte” le conduit, lui, à la conclusion horrible qu’il n’y a rien à faire qui puisse arrêter le déferlement de l’effondrement. Dans certains cas, on croirait qu’il va se déchaîner en tentant de ranimer les couleurs de sa puissance d’antan ; dans d’autres, on croirait tout autant qu’il se heurte à un découragement profond, dont il ne cache pas qu’il en est, au moins en partie, lui-même la cause.

Jamais une telle puissance militaire, dans son apparence quantitative, dans son comportement goulue de mépris de toutes les lois et toutes les souverainetés, dans son réseau incroyable de centaines de bases et de ses armées alliées de corrompus, n’a pourtant paru aussi impuissante jusqu’à une sorte de paralysie inconsciemment voulue par elle-même. Il y a dans l’infécondité de cette puissance, dans les balbutiements de ses exigences impératives dont elle ne sait que faire, les signes terrifiant d’un projet d’hégémonie parvenu à son propre nihilisme jusqu’à sa néantisation. Tout se passe comme si la surpuissance de cette puissance devenue impuissante parvenait enfin au terminus de son autodestruction.

Bref, tout est dans l’ordre des choses, et le Pentagone est au fond dans cet état d’esprit où toutes les matières de la modernité-tardive se mélangent en une parabole de la GrandeCrise, – cet état d’esprit décrit par le Daily Telegraph (du 1er août) cité par Alastair Crooke :

« C'est l'été avant la tempête. Ne vous y trompez pas, avec les prix de l'énergie qui vont atteindre des sommets sans précédent, nous approchons de l'un des plus grands séismes géopolitiques depuis des décennies. […]

» En Europe et en Amérique, un système d'élite technocratique construit sur la mythologie et la complaisance s'effondre. Sa fable fondatrice, – prophétisant l'enrôlement glorieux des États-nations dans le gouvernement mondial et les chaînes d'approvisionnement, – s'est métastasée en une parabole de tous les périls de la globalisation. […]

» Pour le dire simplement, le roi est nu : l'Establishment n'a tout simplement pas de message pour les électeurs face aux terribles épreuves. La seule vision de l’avenir qu’il peut évoquer est celle du Net-Zero, – un programme dystopique qui porte à de nouveaux sommets la politique sacrificielle de l'austérité et la financiarisation de l'économie mondiale. Mais il s'agit d'un programme parfaitement logique pour une élite qui n’a plus aucun lien avec le monde réel. »

 

Mis en ligne le 06 août 2022 à 21H00

Source: Lire l'article complet de Dedefensa.org

À propos de l'auteur Dedefensa.org

« La crisologie de notre temps » • Nous estimons que la situation de la politique générale et des relations internationales, autant que celle des psychologies et des esprits, est devenue entièrement crisique. • La “crise” est aujourd’hui substance et essence même du monde, et c’est elle qui doit constituer l’objet de notre attention constante, de notre analyse et de notre intuition. • Dans l’esprit de la chose, elle doit figurer avec le nom du site, comme devise pour donner tout son sens à ce nom.

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