La technologie n’est pas la solution, mais un des principaux problèmes, un des principaux moteurs de la catastrophe en cours. Mais tâchons de dissiper quelques malentendus. En disant cela, nous n’affirmons pas qu’il nous faudrait cesser de fabriquer et d’utiliser n’importe quel genre d’outil (« objet fabriqué »). Parmi les définitions que le Larousse donne pour « technologie », on trouve :
« Ensemble des outils et des matériels utilisés dans l’artisanat et dans l’industrie. »
Cette définition reflète sans doute le sens le plus courant de l’emploi du terme « technologie » : la plupart des gens considèrent que n’importe quel outil, appareil ou ustensile est une technologie, le panier en osier comme la centrale nucléaire.
Cependant, n’avoir qu’un seul terme pour désigner des choses aussi différentes que le panier en osier et la centrale nucléaire peut se révéler problématique, tant les choses ainsi désignées diffèrent dans leur nature. En vue de faire ressortir ce qui les distingue, certains ont entrepris de classer, d’organiser, conceptuellement, les différents types d’outils existant, et proposé de distinguer « technique » et « technologie » — ou de distinguer des « technologies douces » et des « technologies dures », des « basses technologies » et des « hautes technologies » (low-tech et high-tech). Ces différenciations s’avèrent cruciales. Celles ou ceux qu’on dit parfois « technophobes » (vieille méthode du pouvoir qui consiste, pour se débarrasser d’une critique, à l’assimiler à une irrationalité, une démence) ne s’opposent en réalité jamais à la technique, jamais à l’« ensemble des outils et des matériels utilisés dans l’artisanat et dans l’industrie ».
Différents types de technologies
Le sociologue et historien Lewis Mumford distinguait des « techniques démocratiques » et des « techniques autoritaires ». Par « techniques démocratiques » il désignait les outils ou les technologies (dans son sens très large, le plus courant) qui reposent sur « une méthode de production à petite échelle », qui favorisent « l’autogouvernement collectif, la libre communication entre égaux, la facilité d’accès aux savoirs communs, la protection contre les contrôles extérieurs arbitraires » et « l’autonomie personnelle », qui confèrent « l’autorité au tout plutôt qu’à la partie ». Aussi, la « technique démocratique », reposant « principalement sur la compétence humaine et l’énergie animale mais toujours activement dirigée par l’artisan ou l’agriculteur », exige « relativement peu », est « ingénieuse et durable » et « très facilement adaptable et récupérable ». Historiquement, ces techniques démocratiques remontent « aussi loin que l’usage primitif des outils » et ont ainsi « sous-tendu et soutenu fermement toutes les cultures historiques jusqu’à notre époque ».
En contraste, les « techniques autoritaires », plus récentes (qui apparaissent « à peu près au quatrième millénaire avant notre ère »), ne confèrent « l’autorité qu’à ceux qui se trouvent au sommet de la hiérarchie sociale », reposent sur le « contrôle politique centralisé qui a donné naissance au mode de vie que nous pouvons à présent identifier à la civilisation, sans en faire l’éloge », « sur une contrainte physique impitoyable, sur le travail forcé et l’esclavage », sur « la création de machines humaines complexes composées de pièces interdépendantes, remplaçables, standardisées et spécialisées — l’armée des travailleurs, les troupes, la bureaucratie[1] ».
La réalisation d’un panier en osier relève donc de la première catégorie (technique démocratique). Elle ne nécessite pas de « contrôle politique centralisé », ni de conférer l’autorité à des individus se trouvant au sommet d’une hiérarchie sociale, etc. Le panier en osier peut être produit à petite échelle, il favorise l’autonomie personnelle, le savoir-faire nécessaire à sa fabrication est très simple, très facilement transmissible, nul besoin d’un vaste système scolaire et d’importantes spécialisations du savoir, nul besoin d’une division hiérarchique du travail, etc. Et sur le plan matériel, l’obtention des matériaux nécessaires à sa fabrication s’avère également très simple : il suffit de trouver un endroit où pousse un peu d’osier.
La fabrication d’une cuillère en plastique, en revanche, de même que la construction d’une centrale nucléaire (d’un smartphone, d’un téléviseur, d’un panneau solaire photovoltaïque, d’un immeuble, d’une route, d’une voiture, d’un réfrigérateur, etc.), relèvent de la seconde catégorie. Elles reposent sur le contrôle politique centralisé qui caractérise la civilisation techno-industrielle, confèrent l’autorité à ceux qui la gouvernent, requièrent ces « machines humaines complexes composées de pièces interdépendantes, remplaçables, standardisées et spécialisées » que sont « l’armée des travailleurs, les troupes, la bureaucratie », etc.
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Dans un livre publié aux éditions l’Échappée en 2011, intitulé Les Luddites en France, résistance à l’industrialisation et à l’informatisation, une distinction du même ordre est proposée :
« Il convient de ne pas confondre techniques (conviviales) et technologie (non durable). La technique est un ensemble de procédés et leur sédimentation instrumentale dans les objets produits par l’artisan. La technique est consubstantielle à l’Homo sapiens, elle apparaît en même temps que nos ancêtres. La stature debout libère la main et l’objet technique viendra tout naturellement combler ce vide : le biface est une prothèse de l’être humain qui fait littéralement corps avec lui. La technique suppose toujours une mobilisation conjointe du corps et de l’esprit. Dans un premier temps, la technologie n’était que discours sur la technique. Mais aux alentours de 1850, la technologie devient un ensemble de processus dont la taille dépasse l’être humain et la communauté villageoise. Une voiture qui verrait le jour dans un monde sans infrastructures routières, sans extraction ni raffinage du pétrole, sans mécaniciens, etc., ne permettrait aucunement de se déplacer. Ces processus sont rendus possibles par l’alliance de la science et de la technique. La science contemporaine n’est plus affaire d’individus, mais de populations entières enrôlées au service de la technologie.
La technologie est donc l’exact inverse de la technique. Là où la technique présuppose une expérience humaine riche de sens, des rapports communautaires de taille restreinte fondés sur un mode de vie ménageant des espaces de solidarité ainsi qu’une orientation du travail selon les besoins et les nécessités du moment, la technologie implique le triple désœuvrement auquel les luddites se sont opposés ; chômage rendu inéluctable en raison du remplacement du travail vivant par le travail mort (capital technique), perte de sens généralisé produite par un travail mécanique indépendant de toute finalité autre que financière ou politique, et finalement disparition des modes de vie impliquant proximité et communauté pour les remplacer par des organisations sociales fondées sur une stricte division hiérarchisée des tâches et des fonctions. »
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Dans les années 1970, le couple Clarke (Robin et Janine), impliqué dans le mouvement pour les « technologies douces » (ou « technologies appropriées »), proposa, dans un de ses ouvrages, le tableau suivant[2] :
(Ce tableau fut d’ailleurs reproduit dans le Nouvel Observateur de juin-juillet 1972, un numéro « spécial écologie » intitulé « La dernière chance de la Terre ».)
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Dans son manifeste en date de 1995, paru en français aux éditions de l’Encyclopédie des Nuisances sous le titre La Société industrielle et son avenir, Theodore Kacynski note :
« 208. Nous distinguons deux types de technologies : la technologie à petite échelle, mise en œuvre par des communautés restreintes, sans aide extérieure, et la technologie qui implique l’existence de structures sociales organisées sur une grande échelle. Il n’y a pas d’exemple significatif de régression technologique dans les communautés restreintes. En revanche, la technologie de l’autre type régresse réellement lorsque la structure dont elle dépend s’effondre. Par exemple, lorsque l’Empire romain se désagrégea, le premier type de technologie survécut parce que n’importe quel artisan intelligent pouvait construire une roue à eau, n’importe quel forgeron pouvait travailler le fer selon les méthodes romaines, etc. Mais la technologie dépendant de l’organisation de l’Empire régressa. Ses aqueducs tombèrent en ruine et ne furent jamais reconstruits, ses techniques de construction des routes furent perdues, son système d’égouts fut oublié et d’ailleurs, jusqu’à un passé assez récent, celui des villes européennes ne surpassa pas celui de la Rome antique.
209. Cette impression d’un progrès continu de la technologie vient du fait qu’il s’agissait principalement, jusqu’à un siècle ou deux avant la révolution industrielle, d’une technologie à petite échelle. Mais, pour l’essentiel, la technologie élaborée depuis la révolution industrielle est une technologie qui implique l’existence d’une organisation à grande échelle. Prenez l’exemple du réfrigérateur. Il serait pratiquement impossible à une poignée d’artisans locaux d’en construire un sans disposer de pièces usinées ou de l’outillage de l’ère postindustrielle. Si par quelque miracle ils y parvenaient, cela ne leur servirait à rien sans une production régulière d’électricité. Ils devraient donc construire un barrage sur une rivière ainsi qu’un générateur, ce dernier nécessitant beaucoup de fils de cuivre. Imaginez ces artisans en train de fabriquer ces fils sans machines modernes. Et où trouveraient-ils le gaz pour la réfrigération ? Il leur serait beaucoup plus facile de construire une glacière, de conserver la nourriture dans la saumure ou en la séchant, comme cela se faisait avant l’invention du réfrigérateur. »
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Dans son livre Des ruines du développement (1996), afin d’exposer les caractéristiques des technologies modernes (ou des technologies dures dans le vocabulaire des Clarke, ou des techniques autoritaires dans le vocabulaire de Lewis Mumford), l’écrivain Wolfgang Sachs prend pour exemple :
« un mixeur électrique. Il extrait les jus de fruits en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Quelle merveille ! …à première vue. Il suffit de jeter un coup d’œil sur la prise et le fil pour s’apercevoir qu’on est en face du terminal domestique d’un système national et, en fait, mondial. L’électricité arrive par un réseau de lignes alimenté par les centrales qui dépendent à leur tour de barrages, de plates-formes off-shore ou de derricks installés dans de lointains déserts. L’ensemble de la chaîne ne garantit un approvisionnement adéquat et rapide que si chacun des maillons est encadré par des bataillons d’ingénieurs, de gestionnaires et d’experts financiers, eux-mêmes reliés aux administrations et à des secteurs entiers de l’industrie (quand ce n’est pas à l’armée). Le mixeur électrique, comme l’automobile, l’ordinateur ou le téléviseur, dépend entièrement de l’existence de vastes systèmes d’organisation et de production soudés les uns aux autres. En mettant le mixeur en marche, on n’utilise pas simplement un outil, on se branche sur tout un réseau de systèmes interdépendants. Le passage de techniques simples à l’équipement moderne implique la réorganisation de la société tout entière. »
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Dans son excellent livre Défense et illustration de la novlangue française, paru en 2005 aux éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, Jaime Semprun décrit pareillement ce qu’il retourne de tel ou tel appareil du quotidien que l’on a souvent tendance à considérer comme un « objet isolé, tel que son utilité ponctuelle le fait passer pour bénin et de peu de conséquences ». Afin de montrer comment, « dès qu’on le considère comme partie intégrante d’un ensemble, tout change », il prend pour exemple la voiture :
« Et ainsi l’automobile, machine on ne peut plus triviale et presque archaïque, que chacun s’accorde à trouver bien utile et même indispensable à notre liberté de déplacement, devient tout autre chose si on la replace dans la société des machines, dans l’organisation générale dont elle est un simple élément, un rouage. On voit alors tout un système complexe, un gigantesque organisme composé de routes et d’autoroutes, de champs pétrolifères et d’oléoducs, de stations-service et de motels, de voyages organisés en cars et de grandes surfaces avec leurs parkings, d’échangeurs et de rocades, de chaînes de montage et de bureaux de “recherche et développement” ; mais aussi de surveillance policière, de signalisation, de codes, de réglementations, de normes, de soins chirurgicaux spécialisés, de “lutte contre la pollution”, de montagnes de pneus usés, de batteries à recycler, de tôles à compresser. Et dans tout cela, tels des parasites vivant en symbiose avec l’organisme hôte, d’affectueux aphidiens chatouilleurs de machines, des hommes s’affairant pour les soigner, les entretenir, les alimenter, et les servant encore quand ils croient circuler à leur propre initiative, puisqu’il faut qu’elles soient ainsi usées et détruites au rythme prescrit pour que ne s’interrompe pas un instant leur reproduction, le fonctionnement du système général des machines. »
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Nous pourrions continuer à donner des exemples, mais l’idée devrait être claire. Il s’agit d’une part de comprendre qu’aucune technologie (au sens usuel du terme), aucun outil, aucun appareil, aucun ustensile n’est « neutre » — contrairement à ce que prétendent ceux qui semblent n’avoir jamais réfléchi un seul instant à ce que cela pouvait bien signifier[3] —, étant donné que tous possèdent des implications sociales et matérielles spécifiques (à la fois en amont, pour être conçus et fabriqués, et en aval, dans les effets qu’ils induisent).
Et il s’agit, d’autre part, de distinguer les instruments techniques compatibles avec la démocratie et le respect de la nature de ceux qui ne le sont pas. Lorsque nous (luddites, néoluddites, naturiens, écologistes, primitivistes, etc.) nous déclarons hostiles envers « la technologie », nous n’employons pas le terme dans le sens proposé dans le Larousse. Parce que le sens contemporain du mot « technologie » est d’invention relativement récente, il nous semble opportun de l’utiliser pour désigner les hautes technologies, toute la high-tech, les technologies modernes, les « techniques autoritaires » de Lewis Mumford (on pourrait aussi parler de « technologies de civilisation », de même qu’on parle de « maladies de civilisation »), les « technologies dures » des Clarke : toutes les technologies intrinsèquement incompatibles avec la démocratie et le respect de la nature en raison de ce qu’elles impliquent sur le plan social et sur le plan matériel.
Non-neutralité de la technologie
Mais revenons un instant sur l’idée courante selon laquelle la technologie (en prenant le terme dans son acception courante englobant tous les outils existants, selon la définition du Larousse citée en introduction) serait « neutre », selon laquelle toute technologie ne serait « qu’un outil », qu’il ne tiendrait qu’à nous de bien ou mal utiliser. Avec une fourchette, on peut manger ou blesser quelqu’un. Avec un couteau, peler une orange ou égorger son voisin. Avec un marteau, enfoncer — au choix — un clou ou un œil. Etc. Certes. Les outils, les instruments techniques, les technologies, peuvent être utilisés de différentes manières : c’est-à-dire qu’ils présentent une certaine polyvalence en matière d’usage.
Mais cette polyvalence en matière d’usage, en quoi serait-elle « neutre » ? Sur quel plan ? Le fait de disposer d’une technologie aux possibilités diverses possède certainement un effet sur nous. On ne se comporte pas de la même manière, on n’envisage pas les choses de la même façon selon que l’on sait avoir accès à un couteau (une fourchette, un marteau, une voiture, etc.) ou non. Au travers des potentialités qu’elle recèle, chaque technologie altère notre rapport aux autres et au monde. Quelle neutralité ?
Et surtout (peut-être plus significatif encore) : d’où sortent les hypothétiques fourchettes, couteaux, marteaux (ou voitures, satellites, ou réseau internet) régulièrement pris en exemple par ceux qui se retrouvent, plus ou moins machinalement, à défendre la thèse de la « neutralité » de la technologie ? Ils tombent du ciel ? Ils poussent dans les arbres ? Ils flottent tous quelque part dans l’espace-temps ? Non, il faut les produire. C’est encore pourquoi l’argument de la « neutralité » ne tient pas. La fabrication de n’importe quel outil, de n’importe quelle technologie, de la plus simple (un panier en osier) à la plus complexe (une centrale nucléaire) possède des implications sociales et matérielles. Ce qui n’a rien de « neutre ». Et ce sont ces implications sociales et matérielles qui déterminent si l’on a affaire à une technologie démocratique ou à une technologie autoritaire.
Le panier en osier, pour reprendre les exemples déjà évoqués, appartient clairement à la première catégorie, tandis que la cuillère en plastique et la centrale nucléaire appartiennent à la seconde. Le cas des objets comme le couteau est spécial dans la mesure où il en existe des versions très simples, correspondant à des basses technologies (ou technologies douces), dont les implications sociales et matérielles sont minimes, et des versions complexes, issues de la sphère des hautes technologies, dont les implications sociales et matérielles sont innumérables. En effet, un couteau ne possède pas les mêmes implications sociales et matérielles selon qu’il s’agit d’un couteau (préhistorique) en silex ou en obsidienne ou d’un couteau acheté chez Ikea en acier inoxydable (comprenant du chrome, du molybdène et du vanadium) avec manche en polypropylène : les procédés de fabrication, les matériaux nécessaires, les savoir-faire impliqués ne sont pas du tout les mêmes.
C’est ainsi que certains types de technologies sont compatibles avec des formes d’organisation sociale égalitaires, non hiérarchiques, véritablement démocratiques, tandis que d’autres (les hautes technologies, les technologies complexes, les technologies de civilisation) semblent difficilement concevables sans un vaste système social autoritaire composé de hiérarchies.
Mais dans tous les cas, aucune technologie n’est « neutre ». Ne pas le réaliser, c’est passer à côté d’un élément essentiel, structurant, de la réalité humaine.
Technologie et politique
Examinons les choses autrement. Il devrait être évident qu’à différentes formes d’organisation politique correspondent différents types de développement technologique possibles — c’est tout l’objet de la distinction de Lewis Mumford entre « techniques démocratiques » et « techniques autoritaires ». Dans une vaste oligarchie comme l’URSS d’avant la chute du mur de Berlin ou les États-Unis contemporains (ou n’importe quel État-nation moderne de taille moyenne ou grande), il est possible pour les dirigeants — moyennant, dans certains cas, des arrangements internationaux, afin d’obtenir des matières premières absentes sur un territoire étatique donné — d’organiser tout un système industriel (une industrie minière, différentes industries manufacturières, etc.) et donc de produire des technologies d’un certain type, des technologies avancées, des hautes technologies. Impossible de faire de même pour une petite société tribale autogouvernée vivant dans les montagnes de la Colombie actuelle ou dans le désert du Kalahari en Afrique.
De même que les technologies, les régimes politiques possèdent leurs exigences sociales et matérielles. Jean-Jacques Rousseau notait, dans son Projet de constitution pour la Corse, rédigé en 1765 : « Un gouvernement purement démocratique convient à une petite ville plutôt qu’à une nation. On ne saurait assembler tout le peuple d’un pays comme celui d’une cité et quand l’autorité suprême est confiée à des députés le gouvernement change et devient aristocratique. » Dans Le Contrat social, il remarquait pareillement que la première condition permettant l’établissement d’un gouvernement démocratique était « un État très petit, où le peuple soit facile à rassembler, et où chaque citoyen puisse aisément connaître tous les autres ».
Dans son livre Le Mythe de la machine (1964), Lewis Mumford constatait la même chose :
« La démocratie, au sens où j’emploie ici le terme, est nécessairement plus active au sein de communautés et de groupes réduits, dont les membres se rencontrent face-à-face, interagissent librement en tant qu’égaux, et sont connus les uns des autres en tant que personnes : à tous égards, il s’agit du contraire exact des formes anonymes, dépersonnalisées, en majeure partie invisibles de l’association de masse, de la communication de masse, de l’organisation de masse. Mais aussitôt que de grands nombres sont impliqués, la démocratie doit ou succomber au contrôle extérieur et à la direction centralisée, ou s’embarquer dans la tâche difficile de déléguer l’autorité à une organisation coopérative. »
Bien d’autres penseurs, à travers l’histoire, ont souligné combien la question de la taille, de la grandeur d’une société, était déterminante sur le plan politique (cette idée se retrouve dans des écrits majeurs au moins depuis Aristote et ses Politiques). Il devrait s’agir d’une évidence (qu’il n’en soit pas ainsi témoigne simplement de la confusion massive dans laquelle nous plonge notre endoctrinement civilisé). L’exemple de la démocratie athénienne l’illustre bien. Bien que son caractère démocratique puisse être largement discuté en raison de l’exclusion des femmes et de la présence d’esclaves, si l’on parle de démocratie, c’est parce que les citoyens se rassemblaient dans l’agora pour élaborer directement les règles qu’ils se donnaient. Ainsi que — parmi tant d’autres — l’abbé Sieyès le fit remarquer (en 1798, à l’Assemblée constituante), gouvernement représentatif et démocratie sont deux choses différentes (voire opposées), et « la France n’est point, ne peut pas être une démocratie », puisqu’il « est évident que 5 à 6 millions de citoyens actifs, répartis sur vingt-cinq mille lieues carrées, ne peuvent point s’assembler, il est certain qu’ils ne peuvent aspirer qu’à une législature par représentation. Donc les citoyens qui se nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes immédiatement la loi : donc ils n’ont pas de volonté particulière à imposer. […] S’ils dictaient des volontés, ce ne serait plus cet État représentatif ; ce serait un État démocratique[4]. »
(C’est ainsi que la démocratie s’avère moins efficace, sur différents plans, que la dictature. La démocratie est plus exigeante : il s’agit que chacun participe, contribue, réfléchisse, consacre du temps à son élaboration permanente. En dictature, ou dans des organisations oligarchiques, comme dans les États-nations contemporains, les masses se contentent essentiellement d’obéir, de suivre des ordres, des voies toutes tracées, de se plier à des directives, de subir des schémas organisationnels conçus par le petit nombre. Obéir, c’est plus simple. La hiérarchie a son efficacité. L’autoritarisme permet la société de masse. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles nous sommes embarqués dans une course folle dans laquelle toutes les entités en compétition ne peuvent envisager de renoncer à cette efficacité sous peine de se voir dévorer par les autres.)
Bref, la démocratie (réelle) ayant ses conditions, celles et ceux qui tiennent à la défendre — à établir de véritables démocraties — devraient comprendre que ces conditions s’avèrent, à leur tour, déterminantes sur le plan technologique. (C’est sans doute ce qui a amené Orwell à conclure que : « L’anarchisme suppose, selon toute vraisemblance, un faible niveau de vie. Il n’implique pas nécessairement la famine et l’inconfort, mais il est incompatible avec l’existence vouée à l’air conditionné, aux chromes et à l’accumulation de gadgets que l’on considère aujourd’hui comme désirable et civilisée. La suite d’opérations qu’implique, par exemple, la fabrication d’un avion est si complexe qu’elle suppose nécessairement une société planifiée et centralisée, avec tout l’appareil répressif qui l’accompagne. »)
Là encore, on constate donc que la technologie est le problème. L’existence des technologies complexes, des technologies modernes, des technologies de civilisation, explique l’inexistence de la démocratie (ou inversement).
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Pour qui n’adhère pas à la « religion industrielle » moderne, pour qui n’est pas imprégné par ses fantasmes de puissance et de contrôle, tout ceci ne devrait pas être mal perçu. Il s’agit somme toute d’une très bonne chose. Cela signifie que nous pourrions, dans un même mouvement, nous débarrasser des technologies lourdement destructrices qui ravagent le monde et faire émerger de véritables démocraties. L’un est une condition de l’autre.
Les fossoyeurs de la low-tech : le Low-tech Lab, le Low-tech Magazine, Explore, Bihouix, l’Ademe, EDF, etc.
Dans les années 1970, en France comme aux États-Unis, des groupes de militants, écologistes et autres, comprenaient que la technologie était au cœur de presque toutes les principales problématiques sociétales.
(Quelques décennies auparavant, fin XIXème, début XXème, les anarchistes naturiens remarquaient déjà que l’industrie, le machinisme, le développement technologique, étaient incompatibles avec la liberté humaine, arguant qu’une « humanité libre » refuserait de se prêter aux « travaux de mines, de fonderie de métaux, de creusement de carrières […] de terrassement, de pavage, de balayage et d’éclairage par tous les temps ; de curage d’égout ou de vidange ». Émile Gravelle proclamait : « À ceux qui parleront de révolution tout en déclarant vouloir conserver l’Artificiel superflu [l’industrie, le système des machines, la technologie], nous dirons ceci : Vous êtes conservateurs d’éléments de servitude, vous serez donc toujours esclaves ; vous pensez vous emparer de la production matérielle pour vous l’approprier, eh bien cette production matérielle qui fait la force de vos oppresseurs est bien garantie contre vos convoitises ; tant qu’elle existera, vos révoltes seront réprimées et vos ruées seront autant de sacrifices inutiles. »)
Mais revenons-en aux années 1970. Theodore Roszak notait que la contre-culture de ces années-là était divisée sur la question de la technologie, avec, très schématiquement, d’un côté des « réversionnaires » et de l’autre des « technophiles » (et souvent un mélange des deux). Pour les réversionnaires, l’industrialisation constituait « l’état extrême d’une maladie culturelle devant être soignée avant qu’elle ne nous tue tous[5] ». Ainsi attendaient-ils « avec impatience le jour où les usines et les machines lourdes seront laissées à l’abandon, et où nous pourrons revenir au monde du village, de la ferme, du camp de chasse, de la tribu. Cela nous ramènerait à une vie proche de la terre et des éléments, faite de plaisirs simples et communautaires, en mesure d’offrir un véritable épanouissement[6]. » Les technophiles, eux, estimaient que la solution à tous nos problèmes se trouvait dans la continuation de l’industrialisation, qu’il fallait s’efforcer de contrôler au mieux (quoi que cela puisse vouloir dire), dans la continuation du développement technologique.
Et donc, dans tout ça, différentes critiques de la technologie émergèrent, qui donnèrent naissance à différents courants en faveur de « technologies appropriées », de « technologies intermédiaires » de « technologies douces », de technologies « conviviales » (Ivan Illich), de technologies « libératrices » (Murray Bookchin), etc. C’est aussi à ce moment-là que l’expression low-tech commença à être utilisée.
Les plus lucides de ces critiques, aussi les plus radicaux — c’est la même chose — comprenaient le problème que posaient les hautes technologies, l’industrie, le machinisme (les « techniques autoritaires » dans le vocabulaire de Lewis Mumford). Ils comprenaient également — ça va avec — en quoi le capitalisme et l’État sont deux nuisances fondamentales, impliquant une exploitation généralisée de l’humain par l’humain et une dépossession politique totale. Tout cela les amenait à souhaiter une désindustrialisation ou détechnologisation intégrale des sociétés humaines, à la manière des réversionnaires susmentionnés, à vouloir renouer avec des techniques, des technologies ou des outils pré-industriels, respectueux du vivant et compatibles avec la démocratie (un régime politique de petites sociétés, de sociétés à taille humaine). Les moins lucides, qui ne voyaient rien de fondamentalement problématique dans l’État, dans le capitalisme et l’industrie, s’imaginaient simplement qu’une bonne civilisation industrielle était possible, et que quelques réformes relativement superficielles du développement technologique règleraient les problèmes qu’il posait par ailleurs.
Le capitalisme, depuis longtemps passé maître dans l’art de récupérer à son profit les critiques qu’on lui adresse, se débrouilla évidemment pour récupérer, coopter et neutraliser la plupart de ces critiques. Plusieurs organismes de recherche sur le sujet des technologies prétendument alternatives ou intermédiaires ou autres furent créés grâce à des fonds étatiques ou des financements d’entreprises (comme le NCAT, le National Center for Appropriate Technology (« Centre national pour des technologies appropriées »), fondé en 1976 aux USA). C’est tout naturellement que l’argent (public ou privé), au travers d’organismes étatiques ou d’entreprises, se mit à encourager les critiques les plus superficielles de l’industrie et de la technologie, à favoriser les critiques les plus compatibles avec le développement du capitalisme industriel existant. Et par-là même à favoriser la disparition des autres.
Et puis, le sujet — la problématique technologique — est relativement tombé dans l’oubli. Jusqu’à récemment (il y a un peu plus d’une décennie, environ).
En effet, à la faveur de l’empirement constant du désastre écologique et social et de ses manifestations toujours plus indéniables, ces dernières années, l’idée de low-tech s’est graduellement (re)taillé une place dans le débat public. Notamment grâce à des personnalités comme Philippe Bihouix, Agnès Sinaï de l’institut Momentum ou encore Corentin de Chatelperron du Low-tech Lab, mais aussi grâce à des organismes comme l’Ademe, l’OECD, le « fonds de dotation » Explore et même grâce à des entreprises comme EDF. Mais, comme on devrait s’en douter au vu de qui la promeut, ce retour de l’idée de low-tech correspond aussi à sa ruine la plus totale. Tous ces organismes, tous ces individus, promeuvent un concept de low-tech qui n’a pas grand-chose de bassement technologique, pas grand-chose de low-tech, et qui en outre s’inscrit dans la continuation du capitalisme technologique existant (tous insistent pour ne pas opposer high-tech et low-tech, comme ces experts invités dans un épisode du podcast « Engagés » consacré au sujet — podcast diffusé par Usbek & Rica et financé par EDF ! — qui prétendent promouvoir une sorte de « sobriété technologique » d’un côté (mais une sobriété n’ayant pas grand-chose de réellement sobre), et de l’autre défendent la continuation du développement technologique aérospatial). Fabriquer sa « tiny house » — ou quoi que ce soit d’autre — avec des outils et des matériaux tous issus du système industriel, ça n’a rien de low-tech, bricoler un ordinateur à partir de pièces récupérées ici et là non plus. C’est pourtant ce genre de choses que le Low-tech Lab — financé par la multinationale Schneider Electric — associe à la low-tech. La low-tech que promeuvent tous ces imbéciles est totalement dépendante de la high-tech (voire relève directement de la high-tech).
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Dans les années 70, Robin et Janine Clarke, qui défendaient le concept de « technologies douces » (ou « technologies écologiques », tableau ci-dessus) et de « communautés biotechniques », déploraient le fait que nombre de groupes établis pour explorer d’autres modes de vie se contentaient de promouvoir des alternatives technologiques basées sur une sorte de « parasitisme de la société industrielle[7] ». Bon nombre des zélateurs contemporains de la low-tech font la même chose. Et beaucoup d’autres font pire (leur low-tech est directement high-tech, quand elle ne désigne pas purement n’importe quoi).
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Cependant, force est de reconnaître que grâce à eux, la low-tech (qui n’en est pas) a un bel avenir devant elle. Elle va pouvoir tranquillement accompagner et même participer à l’empirement du désastre, à la catastrophe que constitue le capitalisme industriel — la civilisation.
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La seule perspective low-tech digne de ce nom devrait impliquer un rejet total des hautes technologies, de la high-tech, des « techniques autoritaires » dont parlait Lewis Mumford. C’était ce que défendaient les anarchistes naturiens de la fin du XIXème siècle. Aucun compromis n’est possible (si vous voulez continuer de vivre dans une société industrielle, produisant des (ou juste quelques) hautes technologies, vous aurez l’autoritarisme, les hiérarchies et la dépossession qui vont avec, vous aurez le désastre social et écologique). C’est une telle perspective low-tech que nous, naturiens, primitivistes, écologistes ou décroissants (radicaux), etc., défendons toujours aujourd’hui.
Nicolas Casaux
- https://www.partage-le.com/2015/05/31/techniques-autoritaires-et-democratiques-lewis-mumford/, ce texte a d’ailleurs tout récemment été publié sous forme de livre par les éditions La Lenteur. ↑
- https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/0016328772900407 ↑
- Voir le post-scriptum de ce texte : https://www.partage-le.com/2021/11/04/dirty-biology-ou-lart-de-rendre-cool-le-desastre-technologique-par-nicolas-casaux/ & : https://www.partage-le.com/2021/08/23/les-exigences-des-choses-plutot-que-les-intentions-des-hommes-par-nicolas-casaux/ ↑
- Discours à l’Assemblée nationale constituante le 7 septembre 1789. ↑
- Theodore Roszak, Du satori à la Silivon Valley, Editions Libre, 2022. ↑
- Ibidem. ↑
- « The biotechnic research community », Futures, Volume 4, Issue 2, June 1972, Pages 168–173 : https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/0016328772900407 ↑
Source: Lire l'article complet de Le Partage