Génocide du Rwanda, colonisation de l’Afrique, génocide du Cambodge, génocide des Indiens d’Amérique, Shoah, Première et Deuxième Guerres mondiales, Guerre de Corée, Invasion de l’Irak, Grande Terreur en URSS, etc. La quasi-totalité des guerres, des massacres et des génocides qui rythment l’histoire de la civilisation sont le fait d’hommes. La civilisation est une création d’hommes — de même que l’État et le capitalisme — un type de société à domination masculine. Toutes les institutions qui constituent l’État français aujourd’hui (au même titre que l’État français lui-même) ont été élaborées par et pour des hommes. La catastrophe écologique en cours est donc aussi un produit masculin.
En Afrique, depuis « les indépendances » (mais les indépendances pour quoi, pour qui ? et vis-à-vis de qui ou quoi ?), depuis la « décolonisation », mais surtout — car la cause se trouve plutôt ici — suite à la colonisation, d’importantes catastrophes sociales et écologiques ont pris place et prennent encore place. Y compris dans la région des Grands Lacs. Ce documentaire de Joseph Bitamba se concentre sur ce qu’il s’est passé et ce qu’il se passe dans trois pays de la région : le Burundi, le Congo et le Rwanda. Génocide du Rwanda, massacres ethniques et répression au Burundi, conflits incessants au Congo. Au total, dans le cadre de tous ces affrontements, des centaines de milliers de femmes ont été violées. Et dans ceux qui sont encore en cours, beaucoup de femmes sont et seront encore violées et violentées. Beaucoup d’enfants sont nés, naissent et continuent de naître au milieu de ces champs de traumatismes, et beaucoup de femmes ont dû porter et vivre, et seront condamnées à porter et « à vivre avec un être issu de la barbarie des hommes », pour reprendre la formule du documentaire Rwanda, La vie après : paroles de mères.
En temps dit « de paix », dans la civilisation, dans le capitalisme mondialisé, les femmes forment déjà une classe sociale infériorisée, subordonnée, particulièrement exploitée et violentée. En temps de guerre, les violences sexuelles — les « viols de guerre » — sont utilisées pour terroriser et détruire, en Ukraine comme en RDC. Des soldats de l’armée française sont régulièrement accusés de viols, encore aujourd’hui, y compris dans des pays d’Afrique. L’armée française a eu recours au viol en Algérie. Etc.
Comme l’écrit Claire-Élise Peron, dans de nombreux conflits, et notamment depuis les années 1990 et les conflits en Bosnie et au Rwanda : « Ces violences sexuelles ont la particularité de traumatiser la population vaincue à la fois physiquement par les mutilations, mais aussi psychologiquement par le climat de terreur et d’humiliation qui s’étend au-delà de la victime directe. »
Mais dans des pays — comme le Burundi, le Rwanda et la RDC — où les droits civiques sont presque inexistants, et les droits des femmes pire encore, qui se soucient d’elles ? Qui se soucie de toutes ces femmes violées, de leurs enfants et de leurs traumatismes ? En raison de codes de l’honneur odieux, d’une culture viriliste, patriarcale, infâme, leurs maris ou compagnons tendent à les abandonner. La femme violée leur fait honte. La victime est doublement accablée. Quelques organismes, organisations et associations tentent de faire connaitre leur sort et de les aider, y compris, par exemple, dans leurs démarches judiciaires visant à obtenir justice. Et c’est très bien.
Mais cela ne constitue et ne constituera malheureusement jamais une véritable solution aux problèmes fondamentaux. Les organismes qui aident ces femmes sont tous liés, plus ou moins directement, aux principales organisations responsables ou co-responsables des désastres sociaux à l’origine de leurs malheurs.
Les États européens, après avoir saccagé l’Afrique, après y avoir détruit d’innombrables sociétés humaines et fabriqué des États de toutes pièces durant la colonisation, et tout en continuant de bénéficier du pillage de ses richesses et de la situation sociale calamiteuse de nombre d’Africains et d’Africaines, se proposent généreusement, philanthropiquement, au travers de l’ONU et d’autres organismes, d’aider l’Afrique. Quelle bonté.
En ce qui concerne les femmes violées de la région des Grands Lacs, le documentaire met en valeur le travail de l’ONG française « We Are Not Weapons Of War » (« Nous ne sommes pas des armes de guerre »), financée, entre autres, par l’AFD (Agence Française de Développement), La Fondation du Grand-Duc et de la Grande-Duchesse du Luxembourg et indirectement (via la Women’s Initiatives for Gender Justice) par les gouvernements du Canada, de la Suisse, de l’Allemagne, du Luxembourg, des Pays-Bas, etc.
Par ailleurs, Joseph Bitamba, le réalisateur, se rend au « premier forum international contre les violences sexuelles dans les zones de guerre », intitulé « Stand, Speak, Rise Up », organisé au Luxembourg en mars 2019 à l’initiative de « Son Altesse Royale la Grande-Duchesse Maria Teresa de Luxembourg ». Forum financé, entre autres, par la Fondation Chomé, la Banque Raiffeisen, la Banque de Luxembourg, la fondation Engie, la Banque européenne d’investissement, Axa Assurances, la Banque Degroof Petercam, la Fondation du Grand-Duc et de la Grande-Duchesse du Luxembourg, ou encore la fondation Denis Mukwege.
La fondation Denis Mukwege, du nom du chirurgien gynécologique de renommée mondiale, qui tente d’aider « les victimes et les survivants de violences sexuelles liées à des conflits à s’unir et à défendre leurs droits », est elle-même financée, entre autres, par l’Union européenne, l’AFD, l’État allemand, etc.
Autrement dit, des États et des organismes privés (banques notamment) parmi les principaux responsables et bénéficiaires de la situation sociale et écologique actuelle de l’Afrique, des États et des organismes privés qui, pour certains, entretiennent même cette situation de diverses manières (financements, soutiens logistiques, etc.), font œuvre de charité en donnant quelques miettes monétaires à des organisations qui tentent, tant bien que mal, de pallier une partie des dégâts.
L’ignominie du capitalisme et de l’État dans tout son cynisme.
On rappellera, au passage, que contrairement à ce que beaucoup s’imaginent, le Luxembourg a lui aussi joué un rôle dans la colonisation de l’Afrique. Comme le rapporte un article récemment paru sur le site du magazine luxembourgeois Paperjam, « des Luxembourgeois sont partis au Congo pour y vivre et y travailler comme soldats, scientifiques, missionnaire, homme d’affaires ou même fonctionnaires coloniaux ».
Et :
« […] il y a cent ans, en 1922, le gouvernement belge met les Luxembourgeois à égalité des Belges dans ses colonies du Congo, du Ruanda et du Burundi. Toutes les carrières coloniales leur sont alors ouvertes et le Congo belge devient une colonie qui “appartient un peu” aux Luxembourgeois, comme on disait à l’époque. […] cette conquête coloniale, outre les motivations politiques et idéologiques, a permis aussi des développements économiques d’entreprises luxembourgeoises, mais aussi scientifiques avec le développement des sciences naturelles au 19e siècle qui profitent des colonies pour aller explorer de nouveaux territoires ou religieux à travers les missions catholiques. Des Luxembourgeois ont aussi participé à l’exploitation meurtrière du caoutchouc au Congo à l’époque du Roi des Belges Léopold II (1885–1908) qui fit plusieurs millions de morts. Des ressortissants du Grand-Duché ont participé à de nombreux autres aspects du système colonial : construction d’infrastructures de transport, d’éducation et de santé — le tout en recourant le plus souvent au travail forcé. »
En ce qui nous concerne plus localement, outre le rôle majeur de la France dans la colonisation africaine, on rappellera son implication, plus particulièrement, dans le génocide rwandais. Et puis un article de Médiapart paru en janvier 2022 rapportait comment l’État français avait « discrètement repris depuis 2018 sa coopération militaire avec la dictature en place au Burundi ». Et puis le système industriel hautement technologique qui existe en France n’existerait pas sans le pillage des ressources du Congo (et notamment de ses minerais, pour les hautes technologies, dont les batteries au lithium, les panneaux solaires, les éoliennes, etc.).
Les mêmes qui provoquent les ravages sociaux et écologiques, qui entretiennent ces ravages, passent également pour les sauveurs en entretenant (finançant) aussi les organisations qui tentent de pallier le désastre. Les pyromanes déchainés subventionnent aussi quelques maigres pompiers.
Même schéma et même problème dans l’écologie. La plupart des ONG écologistes dépendent, pour leur existence, des miettes que des ultra-riches, des multinationales, des fondations privées et des États acceptent de leur céder — ce qu’ils ne font jamais sans un minimum de conditions, ce qui explique les positions réformistes, pas révolutionnaires pour un sou, de ces ONG.
D’où l’absurdité de s’imaginer « changer le système de l’intérieur ». Le capitalisme est structurellement animé par la nécessité de faire 20 euros à partir de 10 euros, puis 30 à partir de 20, et ainsi de suite, à l’infini. Les maigres et ridicules palliatifs qu’il propose dépendent de la destruction infinie qu’il implique par définition.
& impossible de remédier à des injustices spécifiques sans s’attaquer aux injustices plus profondes, plus générales sur lesquelles elles reposent. Impossible de résoudre le problème des violences sexuelles liées aux conflits modernes sans s’attaquer à ce qui fait ces conflits, c’est-à-dire au capitalisme, à l’État, à la dépossession fondamentale.
Quoi qu’il en soit, Les oubliées des Grands Lacs est un documentaire bouleversant, qui expose puissamment l’horreur de la situation des femmes dans cette région du monde.
Nicolas Casaux
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