Eschatologie d’Ukrisis
24 juin 2022 (17H55) – Suis-je du parti de Douguine, déjà souvent cité dans cette affaire de l’Ukrisis, je veux dire cité en tant que philosophe ? Et même, selon moi, la seule plume philosophique qui ait quelque intérêt, considérable d’ailleurs, à suivre cette crise en tant que philosophe optant pour la spiritualité métaphysique comme outil d’investigation. Par conséquent, la question “Suis-je du parti de Douguine ?” n’a guère de sens.
Il ne fait aucun doute que Douguine s’exprime en tant que Russe, et bien russe ; il s’exprime en tant que nationaliste, et “nationaliste intégral”, un peu comme l’aurait été un Maurras croyant ; il est partisan de l’eurasisme, qui est une façon de tourner le dos au bloc américaniste-occidentaliste, – mais je n’ai aucunement l’impression qu’il me tourne le dos, à moi ! En fait, son “nationalisme intégral”, son eurasisme, sont des éléments intéressants pour ressentir plutôt que le reste de ce que nous dit Douguine, et manifestement le reste c’est l’essentiel.
Dans un texte récentsur un de ses articles commentant Ukrisis, on le voit ainsi passer de l’accessoire (son “parti”) à l’essentiel (effleurant ce que je nomme ici « Eschatologie d’Ukrisis »). D’abord, il s’explique sur ce qu’il juge être une bien mauvaise politique de Poutine, après l’acte nécessaire de la reprise de la Crimée de 2014, mais sans l’aide nécessaire à apporter aux russophones des républiques autoproclamées de l’Est de l’Ukraine…
Les premières lignes de cette citation avertissent de la nécessité de situer l’accessoire avant d’en venir à l’essentiel :
« Ainsi, interrogé dans ‘éléments’ n°146 (juin-juillet 2022) Douguine donne une intéressante interprétation des événements actuels, en tant que Russe sans aucun doute, mais surtout du point de vue métahistorique puisqu’il est philosophe, et puisqu’il est entendu qu’Ukrisis est un formidable événement crisique concernant bien plus que la Russie et l’Ukraine. »
Puis vient l’appréciation critique de cet aspect, que je qualifie d’“accessoire”, mais qui joue évidemment un rôle dans l’histoire avant qu’elle ne devienne métahistoire, – ou ne le devienne pas si l’on persistait à s’en tenir à l’aspect de la manouvre tactique historique (ce qu’il reproche à Poutine) :
« …D’abord il [Douguine]situe 2014 et le putsch de février, à Kiev, où l’Ukraine “est devenu un instrument aux mains des Anglo-Saxons”, et il s’explique de son insatisfaction concernant cet épisode :
» “C’est la raison pour laquelle je n’ai jamais compris pourquoi Poutine a reconnu le gouvernement ukrainien issu du coup d’État et signé les accords de Minsk, lâchant nos compatriotes de l’Est de l’Ukraine. Pendant huit ans, toute la politique de Minsk a été pour moi totalement incompréhensible. Voilà pourquoi le 24 février 2022 est une date importante : l’histoire réelle et l’histoire nécessaire se sont rejointes.” »
Effectivement, “l’histoire réelle et l’histoire nécessaire” c’est-à-dire l’histoire se faisant métahistoire. Ici, Douguine fixe l’importance qu’il accorde à l’événement du 24 février, “événement nécessaire” selon le mot de son ami Parvulesco, événement d’au-dessus de l’humain pour moi, avec sa charge merveilleuse de “souveraineté spirituelle” :
« …Auparavant, dans le même interview, il avait défini plus précisément ce qu’il nomme l’“l’histoire nécessaire”, citant son “grand ami” Jean Parvulesco… (On peut lire cet article de Douguine sur Parvulesco, “l’Étoile de l’Empire Invisible”, qu’il met sur le même rang et dans le même esprit qu’un Ezra Pound, un Julius Evola, un Raymond Abellio, et ainsi détachant son propos, par ces références, de la seule référence de la Russie.) :
» “L’entrée de l’armée russe en Ukraine relève de ce qu’il [Parvulesco] appelait la “marche dogmatique des choses”, l’équivalent de la Providence dans la tradition chrétienne, ou de la ruse de l’histoire selon Hegel. Voilà ce que j’ai pensé ce jour-là : on en revient à ce qui devait être fait.” »
Ces rappels me paraissent utiles pour m’attacher à un nouveau texte de Douguine (hier 23 juinsur ‘Euro-stratégies.hautefort.com’ sous le titre « La volte-face eurasienne de la Russie », provenant [le 20 juin] du site ‘geopolitika.ru’, sous le titre russe « evraziyskiy razvorot rossii »). Dans ce texte, Douguine poursuit sa démarche, – me semble-t-il, – de fusion de l’histoire en métahistoire. Il parle de plus en plus en métaphysicien de la “souveraineté spirituelle”, je dirais aussi bien en “métaphysicien de l’âme poétique” par référence à certaines de mes envolées buissonnières, – et je répéterais avec force, à ce propos de cette façon de l’analyse de son évolution : “me semble-t-il, et conformément à ma seule perception”….
Douguine recommence donc à affiner ses doléances, cette phase qu’il a détestées, où la Russie avait repris la Crimée et abandonné les russophones des républiques auto-proclamées. C’est toujours le Russe qui parle ! A partir du rappel de l’horrible trahison, de la “collaboration” des années 1990, le brusque surgissement de Poutine, aussitôt ralenti par son instinct naturel de prudence et de ruse, et peut-être aussi d’une certaine indécision devant des “partenaires” occidentaux si incompréhensibles, pris entre leur arrogance et leur soumission, et lui-même espérant tout de même un arrangement… C’est ce que Douguine nomme le changement de cap à 90° :
« Puis Poutine est apparu, d'abord brusquement, puis, au contraire, il a avancé au rythme d'une cuillère à café par heure, et la Russie a de nouveau changé de cap. Mais cette fois-ci, pas de 180 degrés par rapport à la trajectoire occidentale, mais de 90 degrés. Il est passé à la perpendiculaire. Quelque chose était resté accroché dans l'Ouest et quelque chose n'y était plus. L’eurasisme a commencé à se transformer : il n'était qu'une possibilité théorique et est devenu quelque chose de plus. Mais de manière incohérente et fragmentaire. C'est-à-dire que le cours est devenu à moitié eurasiste… »
On a même droit à un chapitre-Medvedev qui est plutô, passé dans une évolution assez lente et discrète, puis soudain précipitée comme en une fulgurance, de l’“atlanticisme“ à l’“eurasisme” farouchement anti-occidental (« Je les hais ») :
« Sous Medvedev, de 2008 à 2012, il y a eu une tentative de correction de trajectoire en direction de l'Occident (d'où la visite de Medvedev au siège du CFR avec la médiation du magnat du porc Friedman, la première réinitialisation, – ratée, – avec Hillary Clinton, les perfides Igor Jurgens et Arkadi Gontmakher (INSOR), la visite de Brzezinski promettant son soutien à un second mandat de Medvedev, et bien d'autres choses désagréables). Medvedev aujourd'hui est un “Eurasien systémique”, à l'époque il était un “Atlantiste systémique”. »
Ainsi Douguine nous amène-t-il à 2014, au Maidan, à la Crimée, puis à l’errance des accords de Minsk dont le “roi du chocolat”nous a dit il y a deux semaines qu’ils n’ont été qu’une sorte d’accessoire de toilette pour “gagner du temps”, pour “armer l’Ukraine” en vue de la grande bataille de la liquidation de la Russie, pour s’essuyer comme autant de chiffons de papier à jeter après usage ; ces déclarations étonnantes, faites avec un cynisme tranquille, qui justifient après-coup l’OMS du 24 février, – mais qui s’en soucie au sein du bloc-BAO ? Bien, on a vu que pour Douguine, « pendant huit ans, toute la politique de Minsk a été pour moi totalement incompréhensible », et alors on comprend pourquoi.
Pour Douguine, la Russie est un énorme, un immense navire si souvent incliné à se laisser aller sur son aire qui semble sans fin : « La Russie est très grande. Un énorme navire continental. Il est difficile de le déplacer rapidement vers un autre parcours en raison de sa lourdeur. » Pour cette raison, après ces pivotements divers, ces 90° suivant les premiers 90°, mais pourtant pas vraiment assurés des 180° au total ; ce qui fait que, même aujourd’hui, Douguine n’est pas assuré que son rêve de voir l’énorme bateau ait absolument pris son cap “eurasiste” même s’il est à peu près certain qu’il a totalement rompu ses amarres atlantistes
« …Vérification des faits: les villes russes sont bombardées et pilonnées par ceux que l'Occident soutient, équipe et pousse à le faire, c'est-à-dire ceux qui fixent la politique habituelle de l'Atlantisme. C'est tout ce qui compte. Il n'est plus possible de naviguer de cette façon, mais une déviation de 90 degrés n'est plus suffisante. Le cours a déjà été poussé dans la direction de l'eurasisme et, cette fois-ci, de manière irréversible. Et pas seulement par rapport à l'atlantisme, comme au début de l'ère Poutine: on ne peut plus retourner à ces 90 degrés, même théoriquement.
» Mais le navire Russie est très grand, trop grand. Il ne sera pas facile de l'inverser en un eurasisme complet, c'est-à-dire opérer un virage à 180 degrés par rapport au vecteur le plus fondamental de la civilisation occidentale. On ne sait pas combien de temps cela peut prendre; cela pourra être très long. Il se peut qu'il soit à nouveau bloqué. C'est imprévisible. Le calendrier est, en un sens, arbitraire. C'est l'échelle gigantesque du navire qui peut être un argument pour le faire aussi lentement que possible. Mais faites-le quand même, puisque vous ne pouvez pas ne pas le faire. Un virage à 90 degrés vers l'Ouest est déjà totalement inacceptable – tout aussi inacceptable que le parcours purement occidental des libéraux russes dans les années 1990. »
Bien : devons-nous nous interroger sur la suite de la croisière ? Certes non, car c’est à cet instant de sa narrative eurasiste que Douguine, soudain, abandonne la barre et sa navigation au plus-prêt. Il proclame sans le dire, comme nous le comprenons : mais au fond du fond, tout cela n’a aucune importance ! Si le cap à suivre n’est pas encore tout à fait assuré, le cap comme une avancée de terre qui dissimulait la course du sens de la narrativeest franchi, et la narrativedevient récit épique, homérique, récit métaphysique enfin. Alors, il ne nous importe plus de savoir où en est la Russie car, malgré ce qu’il en a, Douguine ne nous parle plus de la Russie, entité terrestre, mais du sens eschatologique de l’événement où la Russie est, en un sens et comme d’autres à leur façon, un “outil de Dieu”… « Mais voici le plus important » : approcher du moment où nous allons découvrir pourquoi « le peuple russe a été créé par Dieu » ; et quoi qu’en pense Douguine, ce moment vaut pour le peuple russe comme il vaut pour d’autre, car c’est un moment cosmique, une perspective eschatologique qui se noue.
« Mais voici le plus important : le Nouvel Ordre Mondial a créé une nouvelle inertie, a donné l'impulsion à une nouvelle trajectoire historique. La Russie, elle, a pris une autre direction, – une direction différente de celle des années 2000, par rapport au verre à moitié vide/à moitié plein de toutes les années précédentes du règne de Poutine.
» Personne n’est jamais prêt pour le changement. Mais les changements surviennent de temps en temps. Le triomphe de l’eurasisme à part entière dans la Russie contemporaine peut être reporté, mais ne peut être empêché.
» L’“Opération Militaire Spéciale” est précisément l'événement sur lequel la théologie politique authentiquement russe a été construite par anticipation. L’“Opération Militaire Spéciale” est le début de la renaissance de l'Empire, du dernier Royaume, qui resurgira de ses cendres.
» A partir de maintenant, c'est un nouveau vecteur. Probablement le dernier dans l'histoire de la Russie, étant donné le contexte eschatologique de la civilisation de l’apostasie mondiale.
» Nous approchons du moment pour lequel le peuple russe a été créé par Dieu. »
Aussitôt, l’on comprend que la grande affaire n’est même plus la Russie et son destin, ni Ukrisis bouleversant le monde, ni la vague de “cancellation” de tout ce qui bouge, ni l’UE faisant attendre ses « invités dans une maison désunie » pour espérer une installation dans cette Union unique au XXIIème siècle de notre ère (description de la situation d’un État élevé au rang de candidat à l’entrée dans l’UE par le Premier ministre albanaisà l’intention de ses amis ukrainiens), – ni même, pour en venir au terme dans une superbe ellipse révolutionnaire, de savoir sur qui Dieu a porté Son choix. Tout cela, finalement, ne m’importe pas.
Ici opère la “magie” du texte de Douguine qui s’avère vraiment, je confirme mon jugement, comme un des très rares philosophes capable d’agglomérer les faits de ce qu’on nomme la “grande” politique, — qui l’est fort peu aujourd’hui dans ses acteurs, mais énormément dans ses actes, – avec une vision de métaphysique de la spiritualité. Il rejoint ainsi le constat essentiel qui fait toute ma préoccupation, d’abord d’avoir cette conscience générale, par intuition ou par croyance, de l’immédiateté de la métaphysique de l’histoire, ensuite de pouvoir ainsi identifier l’amplitude et la forme des événements qui méritent un tel classement. Vraiment, peu m’importe qu’il soit Russe et qu’il parle d’une sorte de Sainte-Russie renouvelée par son Est, parce qu’il parle de beaucoup plus que cela, mais après tout, autant que ce soit un Russe et qu’il nous parle de la Sainteté renouvelée de la Russie.
Il suscite chez nous, – oserais-je dire ce “nous” comme si je n’étais pas seul, – une perception incertaine et indistincte mais d’une force inimaginable, de la qualité même et de l’ampleur de la séquence métahistorique que nous sommes en train de vivre. J’avoue préfèrer cela à un Premier ministre sorti de nulle part en Europe, disons du trou du cul du monde, ou de Belgique, pour faire un panégyrique robotisée de Zelenski, candidat et défenseur de “nos valeurs”. C’est cela, un Douguine ne nous apporte aucune réponse, aucune certitude, aucune précision sur notre sort. Douguine n’est pas un vaccin à prendre par doses massives pour continuer à débiter la bienpensance par doses successives ; il n’est même pas un prédicateur de la néo-Sainte-Russie nous annonçant sa Renaissance, même si c’est le cas.
Il nous dit, paradoxalement à l’aide d’un raisonnement très argumenté, construit sur des événements que nous suivons jour après jour, avec l’apparence d’une Cause acquise qui serait sa certitude, que nul ne peut plus dire désormais quels immenses événements nous attendent. Il nous dit qu’il y a bien un Mystère, que ce Mystère est là, que cette époque est un temps de Mystère plus que de simple Misère.
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