Il y a quelques mois, je suis tombé sur ce petit livre (une centaine de pages, en anglais), initialement paru en 1995. À l’époque, l’internet en était encore à ses balbutiements. Néanmoins, Mark Slouka, son auteur, percevait déjà très bien une importante partie des problèmes qu’il commençait déjà à poser, et qui allaient sans doute s’intensifier avec le temps. Le livre fut bien reçu par une partie des commentateurs et assez mal par d’autres au motif qu’il n’était rien d’autre qu’une éructation infondée contre le formidable progrès technologique (internet était une chose merveilleuse, Mark Slouka se trompait). Aujourd’hui, avec plus de 25 ans de recul, nous pouvons toutes et tous constater qu’internet est une calamité incroyable. Mark Slouka voyait tout à fait juste.
L’internet se trouve bien au centre d’une guerre des mondes. Pour être plus précis, l’internet, le numérique, le « monde virtuel », achève de nous plonger dans ce Mark Slouka appelle « l’irréalité ». Le numérique livre une guerre contre le monde réel, contre la réalité immédiatement accessible aux sens, contre la réalité non médiée. Tous les rapports humains, tous les rapports sociaux, s’en trouvent bouleversés, dégradés. Dans l’introduction du livre, que nous publions ce mois, en français, aux Éditions Libre, Slouka écrit :
« Quand avons-nous commencé à accepter des abstractions en lieu et place de la réalité ? La plupart des réponses pointent vers le début de ce siècle. Avant 1900, le quotidien de la majorité des individus était agraire, statique, local — en d’autres termes, pas très différent de ce qu’il avait été durant des siècles. Le XXe siècle, cependant, a modifié à jamais le rythme et le contenu de ce quotidien. En deux générations, l’ancien monde (pour le meilleur et pour le pire) a disparu. Sa disparition signifie la perte de deux choses qui avaient toujours participé à nous ancrer dans le monde : notre place au sein d’une communauté réelle et notre lien avec un lieu physique particulier.
Comment nous sommes-nous retrouvés sur la route de l’irréalité ? Les réponses constituent une liste des tendances les plus dramatiques du siècle — urbanisation, consumérisme, mobilité démultipliée, perte du caractère régional, aliénation croissante du lieu, et ainsi de suite —, mais leur dénominateur commun, la technologie, constitue la véritable force motrice de notre voyage vers l’abstraction.
Un simple exemple peut illustrer mon propos. Comme chacun sait, l’irréalité augmente avec la vitesse. En traversant un paysage à six kilomètres à l’heure, nous faisons l’expérience de la réalité particulière du lieu : ses odeurs, ses sons, ses couleurs, ses textures, etc. En conduisant à cent kilomètres à l’heure, l’expérience change radicalement. La voiture nous isole, nous éloigne ; le monde au-delà du pare-brise — qu’il s’agisse d’une mesa désertique ou de terres agricoles vallonnées — semble vaguement irréel. Aux vitesses supersoniques, le divorce est complet. À dix mille mètres d’altitude, le paysage devient une abstraction, aussi éloignée de la vie réelle qu’une peinture.
Cette irréalité, nous nous y sommes habitués. L’habitude en a atténué l’étrangeté. Nous sommes aussi à l’aise avec la vitesse surhumaine — et le niveau d’abstraction qu’elle implique — qu’avec le téléphone, par exemple, qui nous a soudainement coupés d’une habitude aussi vieille que notre espèce : se parler face à face. Nous oublions que les premiers utilisateurs du téléphone (nos grands-mères et nos grands-pères) trouvaient presque impossible de conceptualiser un autre être humain au-delà du cadran inerte ; pour communiquer, ils personnifiaient le boîtier et lui parlaient, comme à un animal de compagnie mécanique, plutôt qu’à quelqu’un d’autre par son intermédiaire. Aujourd’hui, ce type d’attachement instinctif à la réalité physique paraît pittoresque.
[…]
Et maintenant que nous approchons de la fin du siècle, diverses technologies informatiques, qui sont à la télévision ou à la vidéoconférence ce que le Concorde est à l’automobile, se proposent de parachever notre fuite de la réalité, de rendre totalement artificiel les environnements déjà partiellement synthétiques que nous habitons — de nous soustraire, une fois pour toutes, à la réalité.
Il me semble, autrement dit, que nombre de technologies issues des récents développements du monde informatique constituent une attaque contre la réalité telle que les êtres humains l’ont toujours connue. Il me semble que ce processus, ayant débuté il y a déjà quelque temps, sera considérablement facilité par la “révolution numérique” qui se propage actuellement à travers le monde industrialisé, et que ses implications sociales sont colossales. »
Une passionnante plongée dans les débuts de l’internet, un voyage dans le passé récent, qui, pourtant, paraît presque archaïque tant les choses ont rapidement changé au cours des trois dernières décennies. Dans un monde toujours plus médiatisé, dans lequel le numérique tient une place toujours plus prééminente, les analyses, les avertissements et le plaidoyer de Mark Slouka en faveur du retour à la réalité immédiate n’ont rien perdu de leur pertinence — au contraire.
Nicolas Casaux
Pour le commander : https://www.editionslibre.org/produit/la-guerre-des-mondes-mark-slouka-le-cyberespace-et-lassaut-technologique-contre-la-realite/
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