De Marx à Bourdieu pour comprendre Haïti — Erno RENONCOURT

De Marx à Bourdieu pour comprendre Haïti — Erno RENONCOURT

Dans les shitholes comme Haïti, certains font inlassablement les mêmes rêves blancs grâce auxquels ils font perdurer les cauchemars noirs : transformer la vie d’ici en poubelle pour mieux mériter l’envol vers les ailleurs où la vie parait plus belle.

Haïti doit réapprendre en urgence à penser dans la contestation et la critique, en osant faire preuve d’insolence inspirante et d’impertinence constructive. C’est seulement ainsi qu’elle pourra faire émerger un brin d’intelligence à projeter sur ceux et celles qui agonisent dans le noir. C’est au nom de cette urgence cognitive salutaire que nous contestons la pensée simplifiante provenant des politiques, des médias et des experts, qui sont les PME du métissage néocolonial, pour dire que si Haïti se présente invariablement dans des habits de déchéance, comme un shithole éternellement assisté, c’est parce qu’une certaine expertise nationale et internationale travaille à faire de la vie d’ici une poubelle en échange de succès précaires dans des ailleurs où la vie parait plus belle.

En effet, dans les shitholes comme Haïti, certains font inlassablement les mêmes rêves blancs grâce auxquels ils font perdurer les cauchemars noirs : faire de la vie une poubelle ici pour mieux mériter leur billet retour vers les ailleurs où la vie est plus belle. C’est donc aux frontières des liens professionnels (dépendance par métissage) entre ce réseau culturel (experts, intellectuels) métissé et les forces économiques et diplomatiques qu’il faut se situer pour trouver les causes des errances, des stagnations, des défaillances et des dysfonctionnements qui donnent à l’écosystème haïtien son relief shitholique et au collectif haïtien son apparence de fossile anthropologique.

Il est temps pour Haïti de comprendre que ses ennemis ne sont pas que les forces politiques médiocres, mais surtout les forces culturelles, intellectuelles, médiatiques, socio-professionnelles qui se présentent dans les mille réseaux de changement de la société pour faire perdurer le système néo libéral. Certains de font même passer pour des marxistes en se présentant comme des acteurs qui militent contre le néolibéralisme économique alors qu’ils sont entretenus par le néolibéralisme culturel. A ce titre, ces forces culturelles sont pour le système la variable de dépendance qui alimente l’impuissance collective et l’invariance institutionnelle.

Pour comprendre le fonctionnement psychologique de ce mécanisme pervers, il faut se projeter justement dans l’histoire, au temps barbare de la traite négrière où il y avait les esclaves nourricières qui étaient chargées d’allaiter les enfants de leurs maîtresses blanches [lien] au détriment de leurs propres progénitures. Les esclaves nourricières qui outrepassaient ces injonctions barbares étaient alors passibles de pires châtiments : viols collectifs, bastonnade, et même pendaison. Tandis que celles qui se soumettaient, à contre-cœur, au rituel d’occuper les bébés de leurs maîtresses blanches à la place des leurs, ces esclaves nourricières avaient un statut meilleur à celui des esclaves des champs. Elles étaient bien logées, bien nourries, bien vêtues. Et même qu’il arrivait aux colons de les inviter par moments à leur table pour partager leur repas, non par humanité, mais pour mieux tester leur indignité et leur apprentissage de la servitude volontaire. Il semblerait que ce soit avec ces esclaves, mieux traités et exercés à l’art de la survie par compromission et soumission, que les élites post coloniales ont été constituées pour saborder et faire échouer les projets des indépendances africaines.

Du métissage nourricier est né le métissage culturel qui a permis de penser et de construire l’échec des indépendances des pays d’Afrique. En conséquence, l’échec du renforcement institutionnel haïtien, sur la période post duvaliérienne, de 1987 à 2022, ne doit pas être pris pour une simple défaillance politique ou technique. Cet échec est intimement situé dans le prolongement de ce métissage culturel qui a nourri l’échec des indépendances des peuples noirs. Et il est co-géré par un réseau d’intellectuels entretenu pour alimenter la pensée néocoloniale comme les esclaves nourricières noires étaient entretenues pour allaiter les enfants de leurs maitresses blanches. Il est donc erratique de croire que l’échec démocratique haïtien est dû à la non modernisation des institutions étatiques, puisque le renforcement institutionnel, conduit sur plus de 40 ans par une expertise bien huilée qui devait assurer cette modernisation, est lui aussi un échec. Et c’est là le paradoxe du renforcement institutionnel promu comme outil de stabilité politique : à quoi sert de moderniser des institutions dont la gouvernance stratégique est confiée à une racaille politique qui revendique ouvertement la criminalité et ne recherche la légitimité politique que pour profiter de l’immunité qui assure l’impunité

L’impuissance des courants intellectuels de gauche en Haïti est de n’avoir pas anticipé la puissance de la culture, la force des idées, du virtuel et de la conscience dans le devenir du capitalisme. Comme le dit ce texte éloquent qui simule un dialogue à contretemps entre Marx et Bourdieu :

Pour Bourdieu, «Le succès historique de la théorie marxiste, représente sans doute aujourd’hui le plus puissant obstacle au progrès de la théorie adéquate du monde social». L’auteur fait l’hypothèse qu’en ne reconnaissant pas le monde symbolique (la conscience), les forces politiques de gauche ne pouvaient prévoir l’émergence de champs de production symbolique – les champs artistique, littéraire, scientifique, journalistique –, chacun engendrant ses propres effets de domination, venant outrepasser et contrecarrer le pouvoir symbolique du marxisme. Le marxisme ne permet pas de penser qu’une lutte de classement ou de représentation précède nécessairement la lutte des classes, c’est-à-dire que les classes doivent être constituées symboliquement avant de pouvoir entrer en lutte. Ne pouvant participer à une lutte de classement, le marxisme perd son pouvoir symbolique et la classe ouvrière bat en retraite pour redevenir une classe sur le papier, désormais dépourvue du rôle bien réel qu’elle jouait auparavant. Alors que le champ économique était en train de se constituer comme champ autonome en Europe au XIXe siècle, la prise du marxisme sur la réalité était ferme, mais avec l’émergence des champs culturel, scientifique et bureaucratique (à la fin du XIXe siècle ?), le marxisme a perdu cette prise et sa théorie est devenue rétrograde ».

Tout en validant une partie de cette thèse, je reste persuadé que ce n’est pas le marxisme en soi qui contient cette faille symbolique, mais l’interprétation que certains marxistes en ont fait. Car, il me semble que dans les Manuscrits de 1844, Marx reconnait la puissance de la conscience et donc la force de la représentation de la production symbolique. En effet, il écrit à la page 58 de ce texte : « C’est précisément dans le fait d’élaborer le monde objectif que l’homme commence donc à faire réellement ses preuves d’être générique. Cette production est sa vie générique active. Grâce à cette production, la nature apparaît comme son œuvre et sa réalité ». Il s’ensuit donc que « La production des idées, des représentations et de la conscience est d’abord directement et intimement mêlée à l’activité matérielle des hommes, elle est le langage de la vie réelle ». Les représentations, la pensée, les convictions intellectuelles des hommes apparaissent ici encore comme l’émanation directe de leur comportement matériel (professionnel). Autrement dit, toute la puissance de l’homme sur le monde réel vient de sa capacité à imaginer, à représenter ce monde dans sa tête, dans sa conscience avant de le construire.

Partant de cette idée, on peut admettre que les problèmes politiques ne sont que des objets idéels, et les institutions ne sont que le produit de la conscience des hommes puisque n’étant que des interfaces pensées par les hommes pour agir sur les contraintes du monde. Donc, si Haïti est invariablement défaillant, ce n’est pas parce que ses institutions sont défaillantes, mais parce qu’elles sont le reflet de la conscience défaillante des hommes qui sont en charge de leur renforcement. et c’est que le texte de Bourdieu prend son sens, certains marxistes se concentrent sur les institutions en occultant la charge de responsabilité symbolique, donc éthique, dans le fonctionnement de ces institutions. Ce qui donne justement aux acteurs médiatiques, leur toute puissance dans la structuration de la médiocrité.

Comme l’indique l’image éloquente ci-dessous, si Haïti se présente invariablement dans des habits de déchéance, comme un shithole éternellement assisté, c’est parce qu’une certaine expertise nationale et internationale travaille à faire de la vie d’ici une poubelle en échange de succès précaires dans des ailleurs où la vie parait plus belle.

C’est donc cette expertise qui est la bulle d’enfumage à crever pour faire émerger un brin d’intelligence dans le shithole. Car quoi qu’on dise, la vie n’est jamais que la somme des sacrifices qu’un collectif est prêt à faire pour prioriser les principes de justice, de dignité et de vérité sur les principes de pouvoir, de privilèges et de réussite. C’est ce que nous dit en tout cas cette dichotomie des grands principes énoncée par Noam Chomsky «Il existe deux ensembles de principes. Les principes de pouvoir et de privilège et les principes de vérité et de justice. Si vous courez après le pouvoir et les privilèges, ce sera toujours au détriment de la vérité et de la justice» (Noam Chomsky).

De sorte que si la vie est plus belle chez ceux d’ailleurs, c’est parce qu’aussi collectivement ceux d’ici sont si indignes qu’ils ont appris à se contenter de la vie même quand elle est poubelle. Pour citer à nouveau Noam Chomsky, changez les médias, pour paraphraser Bourdieu, dimensionnez les forces symboliques et culturelles, et vous agirez de manière intelligente sur le réel. Aussi incertain soit-il.

»» https://blogs.mediapart.fr/erno-renoncourt/blog/310322/de-marx-bourdie…

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Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir

À propos de l'auteur Le Grand Soir

« Journal Militant d'Information Alternative » « Informer n'est pas une liberté pour la presse mais un devoir »C'est quoi, Le Grand Soir ? Bonne question. Un journal qui ne croit plus aux "médias de masse"... Un journal radicalement opposé au "Clash des civilisations", c'est certain. Anti-impérialiste, c'est sûr. Anticapitaliste, ça va de soi. Un journal qui ne court pas après l'actualité immédiate (ça fatigue de courir et pour quel résultat à la fin ?) Un journal qui croit au sens des mots "solidarité" et "internationalisme". Un journal qui accorde la priorité et le bénéfice du doute à ceux qui sont en "situation de résistance". Un journal qui se méfie du gauchisme (cet art de tirer contre son camp). Donc un journal qui se méfie des critiques faciles à distance. Un journal radical, mais pas extrémiste. Un journal qui essaie de donner à lire et à réfléchir (à vous de juger). Un journal animé par des militants qui ne se prennent pas trop au sérieux mais qui prennent leur combat très au sérieux.

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