L’uchronie : Plus que de la SF, une Histoire permanente

L’uchronie : Plus que de la SF, une Histoire permanente

Avant d’évoquer ce genre, qui, nait dans la
littérature, en dépasse aujourd’hui largement le cadre, il faut
bien évidemment le définir a-minima.

Le mot lui-même est un néologisme issu du grec et pourrais signifier « non-temps ». Il y a de cela en effet, car l’uchronie cherche à écrire un temps alternatif, une Histoire parallèle à celle que nous connaissons. Il s’agit d’explorer toute la galaxie des « et si » que nous manions si couramment sans nous en rendre compte. En particulier, l’uchronie part la plupart du temps d’un événement précis, qui, modifié, change la face du monde, appelé point de divergence. Bien sûr, c’est en général la grande Histoire qui est modifiée dans cet exercice (mais pas que…) car ce que vous seriez aujourd’hui si vous n’aviez pas rencontré l’ami Jacques n’intéresse qu’un public limité. S’il fut pendant longtemps le parent pauvre de la grande galaxie SF, ce genre qui se rapproche d’un roman historique alternatif n’est pas si récent : voyons en quelques-uns des jalons.

La première pierre du genre peut selon
certain remonter à Tite-Live dans son Histoire de Rome depuis sa
fondation
car il se demande déjà ce qu’aurait donné l’épopée
d’Alexandre s’il était parti guerroyer à l’Ouest et non à
l’Est (contre les romains plutôt que contre les perses). Le fameux
mot de Pascal sur le nez de Cléopâtre s’en rapproche aussi.
Cependant la première œuvre attesté comme uchronie est beaucoup
plus récente : c’est au XIXème siècle que nous la devons,
sous la plume de Louis Geoffroy-Château (Louis Napoléon de son
prénom !) : il s’agit de Napoléon et la conquête du
monde
, publiéen 1836. Dans ce roman, l’auteur imagine
Napoléon refusant très tôt de rester en Russie et utilisant sa
puissante armée pour s’étendre sur le globe. Le genre n’est pas
encore défini cependant et c’est au philosophe français Charles
Renouvier qu’il faut en attribuer l’honneur et l’invention du
mot en 1876, dans son livre Uchronie, l’utopie dans l’Histoire.
Parallèlement l’uchronie a dépassé les frontières nationales,
se déclinant sous la plume d’écrivains anglophones tels que
Hawthrone.

Le XXème siècle voit le développement de
nombreuses autres œuvres et beaucoup sont alors les historiens et
hommes d’Etat qui s’y intéressent. Ainsi dés 1931, un ensemble
de professeur d’Oxford, dont Churchill lui-même, publie un recueil
de nouvelles intitulé If it had Happened Otherwise.

Des écrivains majeurs de la science-fiction ou de l’anticipation apportent aussi leur pierre à l’édifice : citons par exemple Ray Bradbury ou encore P.K. Dick et son excellent Le Maître du haut-château, qui est certainement le plus connu : ici ce sont les pays de l’Axe qui ont gagné la deuxième guerre mondiale et les USA sont dominés par les japonais à l’ouest et l’Allemagne à l’est, dans une guerre froide parallèle. Le mouvement gagne également en popularité grâce aux nombreuses nouvelles publiées dans les revues SF américaines.

Il est parfois compliqué de borner les
limites du genre car au cours du dernier siècle la notion d’univers
alternatifs s’est développée avec les histoires de voyage dans le
temps et de mondes parallèle. L’uchronie se distingue
essentiellement par cette notion de point de divergence :
L’histoire du monde était la même avant cela, dans une même
dimension et cet événement à toujours lieu dans le passé (bien
que ses conséquences puissent dépasser notre ligne temporelle).
C’est sa différence avec le genre proche du steampunk qui présente
un passé alternatif mais sans rupture claire. L’uchronie a aussi
une parenté avec l’utopie et son opposée la dystopie, et c’est
d’ailleurs ce que devient souvent la trame temporelle qui
dépasserait la notre, quoiqu’ une bonne uchronie sait rester
nuancée dans sa vision parallèle, cherchant un monde différent
plutôt que meilleur ou pire. Il est troublant de constater que les
utopies du passé peuvent être les uchronies de demain. Enfin
l’uchronie se distingue de l’Histoire secrète en ce qu’elle ne
s’appuie pas sur une quelconque organisation ou événement caché
(contrairement à un Da Vinci Code par exemple) et ne prétend
pas révéler la « véritable » Histoire.

Pour ce qui est de la forme, elle est aussi diversifiée que celle des autres littératures mais avec une prédilection pour le recueil de nouvelles.

L’uchronie aujourd’hui : de
multiples déclinaisons et une profondeur philosophique

Le genre a aujourd’hui atteint une certaine
maturité et a acquis ses lettres de noblesse, connaissant même un
boom commercial depuis les années 80. Il touche le grand public avec
l’aide de nombreux films et séries : Le Maître du
Haut-château
à d’ailleurs été plutôt bien adapté dans ce
format. Les historiens sont toujours aussi férus de cette
littérature, elle leur a même inspiré une démarche méthodologique
appelée Histoire contrefactuelle, où il s’agit d’explorer les
divergences pour comprendre l’importance ou non d’un événement.
Cependant les universitaires sont loin d’être majoritaires chez
les écrivains uchroniques. Pour ce qui est des thèmes abordés, si
celui de la Seconde Guerre mondiale domine les publications, elles
traitent aujourd’hui de nombreuses autres périodes. Citons en
autre Roma Aeterna de Silverberg qui met en scène une
antiquité alternative où l’Empire Romain a survécu jusqu’à
nos jours, ou, plus prés de nous, le cycle Pavane de Roberts
qui explore l’évolution d’un Royaume-Uni reconquis par les
catholiques avec la Grande Armada (1588). L’influence steampunk
s’est aussi renforcée avec l’apparition de nombreux ouvrages
questionnant l’évolution technologique, avec une Révolution
industrielle retardée ou accélérée.

Parmi les œuvres récentes on trouve une excellente bande-dessinée française, Jour J, qui crée des points de divergence variés, des conquêtes de Gengis Khan débordants jusqu’à Rome à un débarquement américain raté amenant les soviétiques à Paris, nouvel épicentre de la guerre froide. De manière plus étonnante, les motifs uchroniques s’appliquent même à la fiction, puisqu’on repense jusqu’à l’histoire du célèbre Superman en ce demandant comment il aurait évolué s’il était plutôt tombé en URSS (Red Son).

L’uchronie se décline aujourd’hui dans le
monde entier et sur tous les supports, des jeux vidéo aux mangas en
passant par les chaînes youtube (AlterHis). Il faut dire
qu’elle offre autant de possibilités qu’il y a eu d’événements
marquants dans l’Histoire humaine. Elle se fait même
participative à travers des forums dédiés.

Mais l’uchronie n’est pas qu’un genre de divertissement : elle amène à de nombreuses réflexions productives, en Histoire bien sûr, mais aussi en Philosophie et donc en Politique. Il faut souvent de bonnes connaissances de la période considérée, et pour imaginer comment l’Histoire peut évoluer, il faut se replonger dans la mentalité de l’époque. Cela amène de fait à penser les événements autrement et à prendre du recul par rapport à la vision des vainqueurs et des dominants de notre monde. D’ailleurs Renouvier lui-même parle d’une « Histoire telle qu’elle aurait due être », signifiant par là la portée critique du genre et le nécessaire miroir qu’il présente aux idées de l’auteur sur le sujet ; en ce cas l’uchronie est intéressante pour ce qu’elle peut nous apprendre de lui. On trouve ainsi des visions influencées par tout le spectre politique. L’uchronie touche aussi à l’essentielle question de l’effet papillon et de l’influence d’événements parfois infimes : car si certains points de divergence éloignent l’Histoire parallèle de la notre, les tendances de fond, si elles ne sont pas violement renversées, finissent par ramener cette trame vers nous. C’est ce que réalisent les meilleurs uchronistes. Malgré tout la vision de l’Histoire uchronique est par essence événementielle plus que marxiste, bien que certains événements puissent s’étendre sur plusieurs années (Peste noire). L’uchronie a aussi le simple mérite de permettre, en utilisant l’Histoire dans la fiction, de faire découvrir celle-ci au plus grand nombre et de bien montrer que le futur n’est pas écrit et qu’on peut contribuer à le changer. C’est pour résumer une littérature questionnant les causes, la Vérité et le Déterminisme. Elle pourrait même avoir un écho au-delà de l’Homme, car d’éminents biologistes tentent aujourd’hui l’hypothèse d’une Terre alternative afin d’imaginer comment aurait évolué la vie (Exquise planète).

Le plus amusant à considérer est la part de réalité que porteraient ainsi certaines œuvres ; après tout n’est ce pas ce que nous propose la très sérieuse théorie scientifique des multivers ?

Pierre Lucius

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À propos de l'auteur Rébellion

Rébellion est un bimestriel de diffusion d’idées politiques et métapolitiques d’orientation socialiste révolutionnaire.Fondée en 2002, la revue Rébellion est la voix d’une alternative au système. Essentiellement axée sur les sujets de fond, la revue est un espace de débats et d’échanges pour les véritables opposants et dissidents. Elle ouvre ses colonnes à des personnalités marquantes du monde des idées comme Alain de Benoist, David L’Epée, Charles Robin, Pierre de Brague, Thibault Isabel, Lucien Cerise … Rébellion se veut également un espace « contre-culturel » au sens large (arts, littérature, musique, graphisme).

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