À gauche, un enfant qui grandit en captivité au sein de la civilisation industrielle, un milieu extrêmement toxique pour le corps comme pour l’esprit de l’animal humain. On le force par exemple à subir cette torture quotidienne nommée scolarité dans des usines – pardon, des écoles. En 1898, le doyen de la Stanford University School of Education Ellwood P. Cubberley déclara :
« Nos écoles sont, dans un sens, des usines, dans lesquelles les matériaux bruts – les enfants – doivent être façonnés en produits […]. Les caractéristiques de fabrication répondent aux exigences de la civilisation du XXème siècle, et il appartient à l’école de produire des élèves selon ses besoins spécifiques[1]. »
On retrouve au XIXe siècle et au tournant du XXe des idées similaires chez Napoléon Bonaparte ainsi que chez d’autres hommes politiques et historiens français[2]. Face à ces supplices – uniformisation de la pensée et entrave à l’exploration, l’expérimentation, l’activité physique – l’enfant compense comme il peut, par exemple en cherchant l’évasion. Il peut dès lors développer une très forte addiction aux écrans, l’une des innombrables drogues dures en libre circulation dans la zone civilisée de ce monde. Le moteur de la civilisation, c’est la toxicomanie. Sans plonger ses sujets dans la dépendance la plus dégradante qui soit, cette structure sociale ultra-inégalitaire ne tiendrait pas même une semaine sans s’effondrer.
Michel Desmurget, neuroscientifique directeur de recherche à l’Inserm et auteur de l’excellent ouvrage La Fabrique du crétin digital (2019), éclaire notre lanterne sur ce traitement de choc réservé aux enfants par la civilisation et sa technologie :
« Ce que nous faisons subir à nos enfants est inexcusable. Jamais sans doute, dans l’histoire de l’humanité, une telle expérience de décérébration n’avait été conduite à aussi grande échelle. »
Voici le résumé du livre par l’éditeur :
« La consommation du numérique sous toutes ses formes – smartphones, tablettes, télévision, etc. – par les nouvelles générations est astronomique. Dès 2 ans, les enfants des pays occidentaux cumulent chaque jour presque 3 heures d’écran. Entre 8 et 12 ans, ils passent à près de 4 h 45. Entre 13 et 18 ans, ils frôlent les 6 h 45. En cumuls annuels, ces usages représentent autour de 1 000 heures pour un élève de maternelle (soit davantage que le volume horaire d’une année scolaire), 1 700 heures pour un écolier de cours moyen (2 années scolaires) et 2 400 heures pour un lycéen du secondaire (2,5 années scolaires).
Contrairement à certaines idées reçues, cette profusion d’écrans est loin d’améliorer les aptitudes de nos enfants. Bien au contraire, elle a de lourdes conséquences : sur la santé (obésité, développement cardio-vasculaire, espérance de vie réduite…), sur le comportement (agressivité, dépression, conduites à risques…) et sur les capacités intellectuelles (langage, concentration, mémorisation…). Autant d’atteintes qui affectent fortement la réussite scolaire des jeunes[3]. »
Desmurget n’est bien entendu pas un partisan du mouvement anti-civilisation ni un adepte des idées de Deep Green Resistance ou du mathématicien Theodore Kaczynski, cela dit son analyse des effets négatifs de la technologie vaut le détour. Selon Desmurget, « les “enfants du digital” sont les premiers enfants à avoir un QI inférieur à celui de leurs parents », une tendance particulièrement tangible en Norvège, au Danemark, aux Pays-Bas ou encore en France[4]. Dans un récent entretien avec Marianne, il poursuit sa description du carnage, un processus accéléré de déliquescence de la race humaine qui ne date pas d’hier puisqu’il a démarré avec la première révolution industrielle. À cause de l’omniprésence des écrans dans notre quotidien, « on retrouve des lésions en avant du cerveau des enfants[5] ».
Allez savoir pourquoi, les thuriféraires du Progrès se permettent encore en 2022 d’affirmer haut et fort, malgré la quantité phénoménale de données scientifiques contredisant leur position, que la civilisation est l’environnement le plus sain qui soit, celui qui bénéficie le plus au développement et au bien-être de l’enfant. En dépit du désastre humanitaire engendré par l’industrie numérique qui colonise nos vies avec ses gadgets faisant office d’Armes de Surveillance Massive, le média technologiste L’ADN érige l’art du gaming infantile en vertu. Un progressiste, ça ose tout, c’est même à ça qu’on les reconnaît. Pourtant les milliardaires et les cadres dirigeants de l’industrie numérique interdisent ou limitent fortement les écrans chez leurs enfants[6].
Un article de L’ADN titrait en 2021 :
« Aujourd’hui, les enfants rêvent d’être esportif plutôt que footballeur »
Si vous n’êtes pas familier avec le langage des technolâtres en état de mort cérébrale, sachez que « esportif » signifie « sportif virtuel ». Ces gens présentent très sérieusement comme un sport de haut niveau le fait de rester les fesses vissées sur une chaise durant dix heures d’affilée, les yeux rivés sur un écran. Sauf que la pratique d’un vrai sport dans le monde réel ne détruit pas la santé.
La journaliste poursuit :
« En quelques années, la figure du gamer est passée du “geek enfermé dans sa chambre” à la superstar de Twitch et à l’athlète de eSport. On en parle avec Alexandre Malsch, CEO de la marque de gameswear Fulllife. »
Ce dernier affirme avec enthousiasme :
« Nous sommes à ce point d’inflexion où on commence à se rendre compte que le gaming est un art de vivre : en plus d’être un divertissement, c’est un sport et une culture de manière générale[7]. »
Une culture qui célèbre un toxicomane en tant qu’« athlète » ou « superstar » est une culture cinglée. Selon l’anthropologue et psychologue du MIT Sherry Turkle, la technologie s’apparente à un « assaut contre l’empathie », un trait répandu dans le monde animal[8], et développé à un degré élevé chez les humains. C’est l’empathie qui nous permet de tisser des liens sociaux intimes, solides et durables. Dans un article paru en 2018 dans la revue Behavioral Scientist, Sherry Turkle décrit ce qu’il convient de qualifier de crime contre l’humanité :
« Dès les prémices de l’informatique, j’ai pu constater que les ordinateurs offraient l’illusion de la compagnie sans les exigences de l’amitié, puis, lorsque les programmes sont devenus vraiment bons, l’illusion de l’amitié sans les exigences de l’intimité. Parce que, face à face, les gens demandent des choses que les ordinateurs ne demandent jamais. Avec les gens, les choses se passent mieux si vous êtes attentif et si vous savez vous mettre à la place de l’autre. Les personnes réelles exigent des réponses à ce qu’elles ressentent à un moment précis, et pas n’importe quelle réponse.
Le temps passé dans une simulation du monde prépare les enfants à passer plus de temps dans une simulation[9]. »
Au sein de cette technoculture sournoise qui mène l’humanité à sa perte, mais qui parvient à s’imposer grâce à la puissance des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), il est désormais possible d’être à la fois athlète et obèse. Fulllife est une marque de vêtements qui tente de rendre cool une existence de nolife adipeux accroc aux jeux vidéo[10]. L’industrie des jeux d’argent a quant à elle trouvé un nouveau filon à exploiter[11]. C’est une constante du système technologique – les pratiques à la fois les plus perverses socialement et les plus dommageables pour l’environnement[12] sont presque systématiquement encouragées puis érigées en modèle. Les gens qui promeuvent avec zèle, dans leur propre intérêt, cette technoculture infâme privant les enfants d’une vie digne de ce nom sont à ranger du côté des criminels de la pire espèce.
Selon l’OMS, il y a déjà plus de 2 milliards de personnes en surpoids ou obèses sur Terre[13] et la moitié de la population mondiale sera touchée en 2030[14] ; les chercheurs estiment que la myopie, une autre maladie de civilisation, touchera la moitié de la population mondiale en 2050[15] ; la sédentarité explose chez les enfants qui « perdent l’envie de faire du sport[16] », avec le risque de développer toute une panoplie de maladies dégénératives (dites « de civilisation ») ; etc. Chaque jour qui passe donne raison à l’affirmation suivante de Theodore Kaczynksi : « la révolution industrielle et ses conséquences ont été une catastrophe pour la race humaine[17]. »
À droite sur l’image d’illustration, un enfant libre, habile et vif, en excellente santé physique et mentale. Dès l’âge de 9 ans, il sait où et comment chercher de la nourriture dans la forêt équatoriale et manipuler une machette aussi grande que lui sans se blesser. De plus, il grandit dans un milieu naturel essentiel à son bien-être (terre, arbres, animaux, rivières, alimentation nutritive et saine, campement ou village à taille humaine, technologie à la mesure de l’homme, absence de béton, de machines, donc de toute pollution sonore ou visuelle, etc.).
L’anthropologue Gül Deniz Salali a étudié les chasseurs cueilleurs Mbendjele au Congo-Brazzaville, un groupe appartenant aux BaYaka. Ce peuple de la forêt écume depuis des dizaines de milliers d’années le bassin du Congo et n’a jamais connu la famine (le mot n’existe pas dans leur langue), jusqu’à ce que la civilisation occidentale convoite les ressources naturelles de l’Afrique et y excrète ses biens culturels à fort pouvoir dégénératif[18]. J’ai traduit ci-dessous quelques extraits d’un article de Gül Deniz Salali paru en 2019 dans la revue scientifique The Conversation[19]. Sur sa chaîne Youtube, on peut également observer des enfants Mbendjele de moins de 10 ans partir seuls en expédition dans la forêt pour ramasser des champignons[20]. En Tanzanie chez les Hadza, un autre groupe de chasseurs-cueilleurs, les enfants sont tout aussi talentueux pour traquer du petit gibier et chasser à l’arc[21]. Ajoutons que les membres des sociétés traditionnelles et rurales de taille modeste sont dans leur majorité en excellente forme physique et vivent jusqu’à des âges comparables aux membres des sociétés centralisées administrées par une bureaucratie étatique, fortement urbanisées et industrialisées[22].
La mortalité infantile est aussi bien plus élevée dans les sociétés traditionnelles, il serait futile de le nier. Durant la majeure partie de l’histoire de l’humanité, un taux de mortalité élevé équilibrait les naissances avec les décès[23], un phénomène naturel modérant localement la croissance démographique au-delà de certaines limites écologiques. Au risque de faire hurler les progressistes, la baisse drastique des taux de mortalité survenue avec la révolution industrielle aux XVIIIe et XIXe siècle fut un des principaux facteurs de l’explosion démographique mondiale, en Europe comme ailleurs dans le monde. Privilégier la survie d’un individu par rapport au bien-être du groupe ou de l’espèce est une absurdité spécifique au système de normes et de croyances de la modernité. Du point de vue du groupe, donner la priorité à l’individu sur le collectif revient à se suicider collectivement. Inutile de se lancer dans une longue démonstration, il suffit d’observer l’état du monde industrialisé. Multiplier les humains comme du bétail et concentrer cette ressource dans les camps de concentration urbains est le schéma caractéristique de développement des civilisations depuis des millénaires, un modèle toujours d’actualité. Le patron ultrariche d’Amazon Jeff Bezos veut voir la population croître encore et encore sur Terre, car la civilisation industrielle « carbure » à la croissance démographique[24]. Néanmoins, cela pourrait ne pas durer[25].
Ci-dessous, des extraits de l’article de Gül Deniz Salali dont je parlais plus haut.
« Lorsqu’Eteni, un bébé de 13 mois vivant dans les forêts tropicales du Congo, tente de découper de du gibier fraîchement abattu avec un couteau tranchant, personne n’interfère. En fait, on peut souvent observer Eteni en train de jouer avec des outils tranchants et d’imiter sa tante de neuf ans, Bwaka. À cet âge, cette dernière se montre déjà efficace pour creuser le sol à la recherche d’ignames sauvages ou pour couper de la viande de brousse avec sa machette.
En interagissant entre eux et avec les autres membres de la communauté, Eteni et Bwaka donnent un aperçu de la manière dont les enfants chasseurs-cueilleurs Mbendjele acquièrent les compétences indispensables à leur survie dans la forêt.
[…]
La plupart des nourrissons et des jeunes enfants apprennent en explorant librement leur environnement, en observant et en copiant les autres. Cette façon d’apprendre par imitation est un excellent moyen de transmettre efficacement des compétences. On peut probablement y déceler comment les premiers concepts et procédés ont été appris et communiqués au sein de groupes de chasseurs-cueilleurs anciens.
[…]
Aujourd’hui, chez les Mbendjele, l’enseignement est réservé à la transmission d’informations abstraites, comme la façon de se comporter avec les autres membres de la communauté. Plutôt que de donner des instructions directes à la manière d’un professeur occidental, parmi les chasseurs-cueilleurs les adultes créent souvent des opportunités d’apprentissage et surveillent ensuite l’activité de l’enfant. Par exemple, j’ai vu un adolescent apprendre à partager équitablement la nourriture entre les membres du camp. L’adulte qui le surveillait n’intervenait que pour donner son avis.
[…]
La transmission précise de ces compétences et connaissances par l’imitation et l’enseignement a permis à la culture humaine d’évoluer. Dans la plupart des sociétés actuelles, les écoles remplissent cette fonction. Mais pendant des milliers d’années, les humains n’avaient pas d’école formelle. Dans les sociétés traditionnelles comme chez les Mbendjele, les enfants passent la plupart de leur temps à jouer dans des groupes. Comme ces groupes sont composés d’enfants d’âges différents, ils constituent un environnement où les enfants peuvent apprendre les uns des autres.
Les compétences pratiques ou l’acquisition de connaissances au sein de groupes constitués d’enfants représentent plus de 60% de l’apprentissage observé dans notre étude. Au cours d’un de leurs jeux, les enfants Mbendjele imitent les rituels des adultes invoquant les esprits de la forêt. Pendant ces rituels, les femmes chantent ensemble en tapant dans leurs mains pour appeler les esprits de la forêt dans le camp. Prétendant avoir capturé des esprits en marchant dans la forêt, les hommes se couvrent de feuilles sauvages et se cachent le long d’un itinéraire secret, puis arrivent ensuite au camp pour exécuter des danses rituelles. En imitant ces rituels dans des groupes de jeu mixtes, les enfants des chasseurs-cueilleurs apprennent les rôles de genre et les pratiques culturelles.
Ayant grandi en Turquie, j’ai la chance d’avoir eu une enfance où j’ai pu jouer dans les rues avec d’autres enfants. Lorsque je suis avec les enfants Mbendjele, j’admire leur liberté de jouer en plein air et leur créativité pour transformer les différents matériaux trouvés dans la forêt en jeux.
Je pense que nous avons beaucoup à apprendre de l’enfance des chasseurs-cueilleurs. Non seulement elle nous éclaire sur l’évolution de la culture, mais elle peut nous inspirer pour repenser la manière d’éduquer les enfants – une chose dont les gens semblent étonnamment peu soucieux ailleurs dans le monde. »
Philippe Oberlé
http://carolblack.org/on-the-wildness-of-children/ ↑
https://www.partage-le.com/2017/01/03/sur-la-nature-sauvage-des-enfants-scolariser-le-monde-par-carol-black/ ↑
https://www.seuil.com/ouvrage/la-fabrique-du-cretin-digital-michel-desmurget/9782021423310 ↑
https://www.bbc.com/afrique/monde-54747935 ↑
https://www.marianne.net/societe/education/ecrans-on-retrouve-des-lesions-en-avant-du-cerveau-des-enfants ↑
https://fr.weforum.org/agenda/2020/03/ces-7-patrons-de-la-tech-limitent-drastiquement-le-temps-decran-de-leurs-enfants/ ↑
https://www.ladn.eu/nouveaux-usages/usages-et-style-de-vie/alexandre-malsch-le-gaming-est-un-style-vie-qui-infuse-toutes-les-couches-de-la-societe/ ↑
https://www.sciencesetavenir.fr/animaux/l‑empathie-un-sentiment-tres-animal_127784 ↑
https://behavioralscientist.org/the-assault-on-empathy/ ↑
https://full.life/ ↑
https://www.parieraucanada.ca/sport-virtuel/ ↑
https://www.monde-diplomatique.fr/2020/03/BROCA/61553 ↑
https://www.who.int/fr/news/item/07–12-2021-who-accelerates-work-on-nutrition-targets-with-new-commitments ↑
https://www.arte.tv/fr/videos/083970–000‑A/un-monde-obese/ ↑
https://www.lesechos.fr/industrie-services/pharmacie-sante/des-scientifiques-alertent-sur-un-boom-de-la-myopie-et-ses-facteurs-de-risque-1382926 ↑
https://www.lemonde.fr/sciences/article/2019/06/11/pourquoi-les-enfants-perdent-l-envie-de-faire-du-sport_5474675_1650684.html ↑
Theodore Kaczynski, La société industrielle et son avenir, 1995. ↑
https://www.scientificamerican.com/article/how-sustainable-development-ravaged-the-congo-basin/ ↑
https://theconversation.com/modern-hunter-gatherer-children-could-tell-us-how-human-culture-evolved-and-inspire-new-ways-of-teaching-122241 ↑
https://youtu.be/1Cc0yTO-h2E ↑
https://www.theguardian.com/artanddesign/gallery/2018/oct/22/hadza-the-last-hunter-gatherer-tribe-in-tanzania-in-pictures ↑
https://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1111/obr.12785 ↑
https://ourworldindata.org/world-population-growth#what-are-the-causes-of-population-growth ↑
https://www.theverge.com/2016/6/1/11830206/jeff-bezos-blue-origin-save-earth-code-conference-interview ↑
https://greenwashingeconomy.com/machine-contre-humain-grand-remplacement-pour-quand/ ↑
Source: Lire l'article complet de Le Partage