En couverture : un complexe d’appartements dans la ville de Chuguiv, dans l’est de l’Ukraine, touché par une frappe aérienne le 24 février. Photographe : Aris Messinis/AFP/Getty Images
« […] l’organisation de la vie est devenue si complexe et les processus de production, distribution et consommation si spécialisés et subdivisés, que la personne perd toute confiance en ses capacités propres : elle est de plus en plus soumise à des ordres qu’elle ne comprend pas, à la merci de forces sur lesquelles elle n’exerce aucun contrôle effectif, en chemin vers une destination qu’elle n’a pas choisie. […] l’individu conditionné par la machine se sent perdu et désespéré tandis qu’il pointe jour après jour, qu’il prend place dans la chaîne d’assemblage, et qu’il reçoit un salaire qui s’avère incapable de lui offrir les véritables biens de la vie.
Ce manque d’investissement personnel routinier entraîne une perte générale de contact avec la réalité : au lieu d’une interaction constante entre le monde intérieur et extérieur, avec un retour ou réajustement constant et des stimuli pour rafraîchir la créativité, seul le monde extérieur — et principalement le monde extérieur organisé par le système de puissance —, exerce l’autorité ; même les rêves privés nous sont communiqués, via la télévision, les films et les disques, afin d’être acceptables.
Parallèlement à ce sentiment d’aliénation naît le problème psychologique caractéristique de notre temps, décrit en termes classiques par Erik Erikson comme la “crise d’identité”. Dans un monde d’éducation familiale transitoire, de contacts humains transitoires, d’emplois et de lieux de résidences transitoires, de relations sexuelles et familiales transitoires, les conditions élémentaires pour le maintien de la continuité et l’établissement d’un équilibre personnel disparaissent. L’individu se réveille soudain, comme Tolstoï lors d’une fameuse crise de sa vie à Arzamas, dans une étrange et sombre pièce, loin de chez lui, menacé par des forces hostiles obscures, incapable de découvrir où et qui il est, horrifié par la perspective d’une mort insignifiante à la fin d’une vie insignifiante[1]. »
— Lewis Mumford, Le Mythe de la machine (1967)
La présente guerre en Ukraine devrait tout particulièrement nous amener à réaliser une chose qui n’est pas nouvelle mais qui ressort nettement durant de tels évènements — et dont, pourtant, mais sans surprise, personne ou presque ne parle. Une chose que Bernard Charbonneau soulignait en écrivant (c’était en 1945) qu’il importait tout particulièrement que nous prenions « conscience de l’autonomie du technique dans notre civilisation. Condition la plus élémentaire mais aussi nécessaire, tellement humble qu’elle ne relève pas d’une opération intellectuelle, mais d’une expérience de la situation objective ; prise de conscience, non d’un système idéologique, mais d’une structure concrète atteinte dans la vie quotidienne : la bureaucratie, la propagande, le camp de concentration, la guerre. Tant que nous n’aurons pas l’humilité de reconnaître que notre civilisation, pour une part de plus en plus grande, se définit par des moyens de plus en plus lourds ; tant que nous continuerons à parler de notre guerre, de notre politique, de notre industrie comme si nous en étions absolument les maîtres, le débat ne s’engagera même pas.
Je sais à quel point cette prise de conscience est contre nature. L’esprit humain, instinctivement, répugne à enregistrer ses défaites, il est si commode de se croire fatalement libre, et de rejeter une exigence de liberté qui commence à l’oppressante révélation d’une servitude. Mais si nous savons considérer en face l’autonomie de nos moyens et les fatalités qui leur sont propres, alors, à ce moment, commence le mouvement qui mène à la liberté. Car la liberté n’a jamais pu naître qu’à partir de la prise de conscience d’une servitude ; je crois que l’horreur de ne pas être maître de ses moyens est si naturelle à l’esprit humain qu’une fois ceci acquis, le reste suivra ; mais c’est aussi là que se situera le refus.
[…] Cette prise de conscience est la constatation d’une situation objective, elle est donc effort d’objectivité. Mais comme tout effort d’objectivité elle ne peut naître que d’une expérience intérieure qui extériorise l’objet. Si nous n’arrivons pas à considérer objectivement nos moyens, c’est parce qu’ils expriment une de nos tendances profondes que leur emploi cultive d’ailleurs systématiquement. La technique et la machine, c’est la puissance et un esprit centré sur la puissance s’identifie à elle : il lui sera donc impossible de les considérer de l’extérieur dans l’action qu’elles peuvent exercer sur les hommes.
[…] La prise de conscience de l’autonomie du technique n’est donc pas simple affaire de connaissance, elle suppose un affaiblissement de cette volonté de puissance, de ce besoin de dominer les choses et les hommes, de cet activisme qui tient lieu à l’individu moderne de religion[2]. »
Pour le dire autrement, tant que nous n’admettrons pas que le monde moderne nous dépasse largement, est massivement hors de notre contrôle, que plus rien, ou presque, n’est à la mesure de l’être humain, que la liberté dont on nous rebat les oreilles est une chimère, qu’à moins d’une refonte radicale, d’un démantèlement de l’organisation sociale planétaire dominante, d’un retour à des sociétés à échelle humaine, aucun des nombreux problèmes auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui ne saurait être résolu, nous parlerons essentiellement pour ne rien dire.
(Ce n’est pas le peuple russe qui a déclaré la guerre en Ukraine mais les autocrates à la tête de l’État russe. Ce ne sont pas les Français qui ont décidé d’envoyer des armes et du matériel militaire en Ukraine mais les autocrates à la tête de l’État français ou de l’Union européenne. Etc. L’État est un type d’organisation sociale fondé sur la dépossession politique du plus grand nombre.)
Pour le dire encore autrement, le sentiment de liberté que certains peuvent ressentir découle de leur identification à l’État ou au développement technique, à la machine — aux puissances qui les dominent. Ce sont elles qui sont libres, pas nous.
Nicolas Casaux
- https://www.partage-le.com/2018/11/15/lewis-mumford-et-la-critique-de-la-civilisation/ ↑
- https://www.partage-le.com/2015/12/28/il-y-a-70-ans-an-deux-mille-le-progres-la-technique-et-la-democratie-par-bernard-charbonneau/ ↑
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