Quand une fraction de l’ultragauche, autour du célèbre Julien Coupat de « l’affaire » dite « de Tarnac », et une grande maison d’édition, les éditions du Seuil et, aux avant-postes, son PDG de gauche Hugues Jallon, coopèrent en justifiant le conspirationnisme et des rapprochements avec l’extrême droite…
Le nom de Julien Coupat a connu la visibilité médiatique avec « l’affaire de Tarnac », ouverte par le sabotage de lignes TGV en novembre 2008. Coupat a alors été mis en examen et en détention provisoire avec d’autres camarades. La qualification de « terrorisme » est toutefois définitivement abandonnée par la Cour de cassation en janvier 2017. En avril 2018, Coupat est relaxé par le Tribunal correctionnel de Paris. Mais Coupat est aussi une figure du Comité invisible, galaxie qualifiée d’« appeliste » à cause d’un texte fondateur de ce groupe de 2003 (parfois indiqué par erreur de 2004) : L’Appel. Ce Comité invisible est l’auteur de trois livres publiés aux éditions de La Fabrique : L’insurrection qui vient (2007), À nos amis (2014) et Maintenant (2017). Il participe d’une mouvance plus large que l’on appelle « l’ultragauche » [1]. Il s’agit d’un espace militant composite issu de l’extrême-gauche soixante-huitarde mêlant plus ou moins des références conseillistes, situationnistes, anarchistes et autonomes, distinct des partis d’inspiration trotskyste ou maoïste et de l’anarchisme organisé comme de « la gauche radicale » émergeant dans les années 1990. Pour le Comité invisible, la filiation situationniste, et en particulier la figure de Guy Debord (1931-1994), est, entre autres, importante. C’est pourquoi il est fréquent de l’associer au « post-situationnisme ».
De l’ultra-systémisme au conspirationnisme
Sans mention de noms d’auteurs, les Éditions du Seuil ont publié le 21 janvier 2022 un Manifeste conspirationniste. Les enquêtes de Thomas Mahler sur le site de L’Express et d’Olivier Tesquet sur le site de Télérama font de Julien Coupat un des principaux auteurs de ce livre anonyme. Par contre, le Comité invisible s’est dissocié du livre dans un tweet du 20 janvier 2022. Vraisemblablement, le livre est principalement de la main de Julien Coupat, aidé par quelques autres militants d’ultragauche hors Comité invisible. C’est pourquoi dorénavant je parlerai de Coupat et al. pour désigner les auteurs.
Le Manifeste conspirationniste introduit une rupture par rapport aux trois ouvrages du Comité invisible. L’insurrection qui vient exprime un ultra-systémisme adossé à une arrogance post-adolescente où tout est impitoyablement sous l’emprise d’un « système » objectif et toute contestation est récupérée par « le système »… sauf l’appelisme. Ce qui tient d’une sorte de magie à caractère mystique. Déjà La Société du Spectacle (1967) de Guy Debord dessinait un ultra-systémisme objectif dont personne ne semblait pouvoir sortir et la perspective pourtant proposée d’une « auto-émancipation » via « les Conseils ouvriers révolutionnaires » [2] semblait relever de ce que dans les croyances religieuses on nomme un miracle. À nos amis s’est révélé plus intéressant, car l’arrogance commençait à se fendiller dans la confrontation avec les contradictions du réel. On y trouve toutefois quelques formulations à tonalité conspirationniste. Maintenant est, selon moi, le meilleur livre du Comité invisible, car il apporte à la pensée radicale, dans les chocs même de l’expérience, une lucidité créatrice portée par une sérénité mélancolique dans une langue poético-théorique rare.
Patatras avec le Manifeste conspirationniste ! À régression toute ! Les marges conspirationnistes d’À nos amis occupent le centre, un négationnisme larvé et une délégitimation de la critique de l’antisémitisme apportent leurs miasmes, des alliances à l’extrême droite deviennent possibles. L’arrogance refait son apparition dans ses modalités les plus ridicules. Coupat et al. se veulent héritiers de la grande tradition des pensées critiques mais, au bout du compte, ils sont à mille lieux d’atteindre les simples éclairs d’intelligence de la philosophie de l’humilité d’Eddy Mitchell – « La vie les a doublés » – et d’Alain Souchon – « Dérision de nous, dérisoires ».
L’ultra-systémisme objectif, mettant l’accent sur le poids de la domination de structures sociales impersonnelles, et le conspirationnisme, faisant de manipulations cachées la clé de l’explication, ne sont-ils pas antagoniques ? Oui, d’un point de vue logique, car le premier – bien qu’homogénéisant trop le réel et sous-estimant les possibilités émancipatrices, à la différence de Karl Marx lui-même dessinant une analyse du capitalisme en termes de contradictions et d’un jeu de tendances et de contre-tendances laissant ouvertes des brèches émancipatrices – relève de mécanismes inintentionnels et le second d’un intentionnalisme. Cependant le sociologue Pierre Bourdieu nous a appris que la logique des logiciens et les logiques pratiques relevaient de deux registres bien différents [3]. Déjà Debord était passé de l’ultra-systémisme de La Société du Spectacle à des allégations complotistes dans la préface à la quatrième édition italienne du livre en 1979 à propos du prétendu contrôle des Brigades rouges par les « services spéciaux » de l’État italien [4]. Plus près de nous, cela a été aussi le cas, d’une autre référence intellectuelle du Comité Invisible, le philosophe italien Giorgio Agamben au cours de l’épidémie actuelle de Covid-19, en hésitant entre ultra-systémisme et intentionnalisme complotiste échevelé, comme l’a montré le linguiste François Rastier dans Conspiracy Watch. Coupat et al. tentent à un moment une justification conceptuelle quelque peu bancale de ce type de passage en parlant, comme Agamben, de « conspirations objectives » (p. 52). Il y a toutefois un appui cognitif et rhétorique implicite commun entre les deux registres, qui n’est explicité ni par Debord, ni par Agamben, ni par Coupat et al. : la catégorie de totalité. Totalité objective dans le premier registre et totalité intentionnelle dans le second, mais avec dans les deux cas la prétention de tenir le « tout » dans sa main conceptuelle, sans trouées du réel, ni incertitude, ni aléas.
Bien avant le Manifeste conspirationniste, des dérèglements complotistes ont travaillé l’ultragauche avec la constitution d’un pôle négationniste en son sein à la croisée des années 1970 et des années 1980 [5]. Par exemple, Jean-Gabriel Cohn-Bendit (1936-2021), le frère ainé de Dany, a pu soutenir une partie des thèses de Robert Faurisson sur les chambres à gaz nazies en tant que « Juif libertaire » [6]…
Les traits d’une rhétorique conspirationniste
La revendication du conspirationnisme, dans le titre même du livre, relève bien sûr chez Coupat et al. de la provocation, technique courante dans les milieux situationnistes et post-situationnistes. Mais cela ne peut pas être réduit à de la provocation. Tout d’abord, le livre emboîte le pas à la disqualification de la critique du complotisme, maintenant assez balisée dans les discours ultraconservateurs et confusionnistes, d’Éric Zemmour à Frédéric Lordon, en passant par Michel Onfray et Natacha Polony : « la fulmination de tous les pouvoirs contre les conspirationnistes » (p. 9), « la meute des chiens de garde » (p. 26) ou « une supposée « épidémie de conspirationnisme » » (p. 185). Plus, la critique du conspirationnisme serait elle-même partie prenante du complot : « la rhétorique anticonspirationniste sert, en fait, depuis sa naissance à couvrir une intense activité conspirative » (p. 36).
Toutefois, Coupat et al. ne se contentent pas de mettre en cause la critique du complotisme, mais ils pratiquent à longueur de pages la rhétorique conspirationniste. On part alors d’un prétendu mensonge, un ÉNHAURME mensonge : « la mise en scène d’une meurtrière pandémie mondiale […] était bien une mise en scène » (p. 8), « la divine surprise d’un nouveau coronavirus » (pp. 91-92), « toute cette entreprise d’effroi planétaire planifié autour du Covid » (p. 103), « le coup de mars 2020 » (p. 155)… Mensonge qui s’appuierait sur une « propagande régnante » qui « durcit sa férule » (pp. 9-10). Dans cette contre-narration d’une épidémie-illusion, les morts du Covid-19 sont oubliés, comme l’a noté le philosophe Mathieu Potte-Bonneville, « parce que compte moins au fond la vie et la mort des figurants de cette mise en scène (on songe aux brésiliens, aux tunisiens, aux 120000 disparus d’ici) que leur aptitude à servir de marchepied pour pérorer à leur place ». Et, pour nos doctes anti-médecins, « les « vaccins » sont plus néfastes que le virus pour la plupart des gens » (p. 167).
Cette propagande titanesque couvrirait un « plan » et « il y a des étapes dans le plan » (p. 68). Dans ce cadre, « un enchaînement somme toute logique est prévu, dont au moins la première moitié a été amplement répétée » (ibid.). Ici, Thomas Mahler montre sur le site de L’Express que Coupat et al. recourent, à propos de la préparation du dit « plan », à des pseudo-« sources » similaires à celles promues par le récit complotiste d’une des jointures présentes entre la droite radicalisée et l’extrême droite : Philippe de Villiers.
Le complot pandémique serait une réponse à une série de crises menaçant la stabilité du « système » au cours de l’année 2019 (Hong Kong, Liban, Algérie, Catalogne, Chili, Irak, Colombie…) : « quiconque se met dans la peau de l’une quelconque des puissances organisées qui ont intérêt au maintien de l’ordre mondial en conviendra : en cet automne 2019, il est temps de siffler la fin de la récréation » (p. 89).
Pourtant, les origines de ce grand complot seraient plus lointaines : « Toute l’histoire commence à la veille de la Seconde Guerre mondiale, aux États-Unis » (p. 144). Et le grand complot se déploie alors sans entraves d’hier à aujourd’hui :
« C’était en 1951.
Mission accomplished ! » (p. 150)
Car il y aurait une « constellation de points tous liés entre eux malgré leur éclatement apparent » (p. 183). Tout se tient et ils se tiennent tous ! Dans la quête des supposées origines, on est conduit à revenir toujours plus loin : « on peut faire remonter cette façon spéciale d’exercer le pouvoir à la naissance de l’économie politique au XVIIIe siècle » (p. 192) Et d’ailleurs, il n’y a pas de hasard : « Le fondateur de la « secte des économistes », François Quesnay, n’était pas pour rien chirurgien du roi » (p. 251). Tout se tient, ils se tiennent tous et il n’y a pas de hasard… pour la rhétorique conspirationniste.
Coupat et al. participent ainsi de « l’idole des origines » si bien diagnostiquée par l’historien Marc Bloch [7]. Pour Bloch, cette véritable « hantise des origines » méconnaît que « pour la plupart des réalités historiques, la notion même de ce point initial demeure singulièrement fuyante » [8]. Le Manifeste conspirationniste ne cache guère cette manie explicative :
« L’engigneor, l’ingénieur, était déjà au XIIe siècle celui qui conçoit pour les princes fortifications et machines en vue d’assiéger.
Il n’en a pas fini avec cette origine, qui doit le poursuivre toujours, comme toute origine véritable. » (p. 123)
Affaiblissement conspirationniste de la critique sociale structurelle
Dans cette logorrhée verbale, on ne trouve guère d’outils pour clarifier conceptuellement le problème du conspirationnisme. Mais, en creux, par ses manques même, ses confusions et ses amalgames, le livre nous invite à des distinctions heuristiques. En premier lieu, on a déjà souligné ailleurs l’importance de distinguer les complots et les théories du complot, ce que ne font pas Coupat et al. Parler de complots renvoie à des manipulations cachées dans l’histoire humaine. Or, il y a bien eu et il y a des manipulations cachées dans notre histoire. Cependant un complot ne constitue au plus, pour les sciences sociales contemporaines, qu’un facteur en interaction avec d’autres facteurs dans la fabrication d’un événement, à l’intérieur d’une explication plurifactorielle. Les théories du complot se présentent, par contre, comme des récits mettant en leur cœur explicatif un complot. Le complot serait le principal facteur explicatif, comme si une manipulation cachée pouvait rentrer dans la chair des rapports sociaux comme dans du beurre, sans rencontrer ni d’autres facteurs, ni d’autres logiques, ni des résistances. C’est pourquoi, du point de vue des sciences sociales, ces théories sont erronées.
Il faudrait ajouter une troisième catégorie à celles de complots et de théories du complot : celle d’humeur conspirationniste, que Rudy Reichstadt qualifie de « soupçonnite » [9]. Il s’agit d’une tendance socio-psychologique consistant à aller spontanément chercher du côté de complots un fil explicatif par rapport à des événements qui surviennent. Coupat et al. cumulent humeur conspirationniste et théorie du complot.
Les auteurs du Manifeste conspirationniste s’affichent « profonds ». « Nous vaincrons parce que nous sommes plus profonds » : ce titre du dernier chapitre du livre (pp. 325-379) est reproduit en quatrième de couverture. Ils s’avèrent en fait superficiels, ou plus précisément ils se présentent comme des acteurs d’un dérèglement superficiel de la critique sociale structurelle portée historiquement par la gauche et la pensée critique, c’est-à-dire la critique de mécanismes impersonnels qui contraignent nos vie (capitalisme, étatisme, rapports de classes, de genres, raciaux…). Deux des auteurs qu’ils mobilisent pourtant au service de leurs dérives complotistes se situent aux antipodes de leur simplisme : Karl Marx (1818-1883) et Franz Kafka (1883-1924).
Dans la préface à la première édition du livre I du Capital en 1867, Marx nous enjoint de considérer le capitalisme comme une machinerie impersonnelle, qui n’est contrôlée par personne :
« Je n’ai pas peint en rose le capitaliste et le propriétaire foncier. Mais il ne s’agit ici des personnes, qu’autant qu’elles sont la personnification de catégories économiques, les supports d’intérêts et de rapports de classes déterminés. Mon point de vue […] peut moins que tout autre rendre l’individu responsable de rapports dont il reste socialement la créature, quoi qu’il puisse faire pour s’en dégager. » [10]
On est loin du Manifeste conspirationniste si obsédé par la CIA, comme dans un blockbuster hollywoodien !
En 1921, Kafka critique de manière éclairante une caricature représentant le capital comme un gros homme assis sur l’argent des pauvres, car selon lui l’image est « fausse et juste à la fois » :
« Juste dans une direction seulement. […] Le gros homme en haut-de-forme vit sur le dos des pauvres qu’il écrase, c’est juste. Mais que le gros homme soit le capitalisme, ce n’est plus tout à fait juste. Le gros homme domine le pauvre dans le cadre d’un système déterminé, mais il n’est pas le système lui-même. Au contraire, il porte lui aussi des chaînes, qui ne sont pas représentées sur ce dessin. […] Le capitalisme est un système de dépendances qui vont […] de haut en bas et de bas en haut. » [11]
Pour Kafka, le capitalisme est un entrecroisement de rapports de dépendances, enchaînant les capitalistes eux-mêmes, même s’ils en profitent au détriment des prolétaires, mais pas une manipulation du monde par les capitalistes.
Dans ce cadre superficiel, en remplaçant souvent l’enquête par des anecdotes et les concepts par des mots mis en italique, Coupat et al. affadissent un peu plus la critique sociale.
Les éditions du Seuil et Hugues Jallon : du coup éditorial à l’embourbement confusionniste
S’il ne s’était agi que d’une figure marginale comme Julien Coupat au sein de la galaxie elle-même très minoritaire de l’ultragauche, cela n’aurait pas constitué un événement idéologique inquiétant. Cela n’aurait été qu’une petite contribution aux interférences confusionnistes entre discours d’extrême droite, de droite et de gauche analysées dans mon livre La grande confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées (éditions Textuel, mars 2021) ; ces interférences confusionnistes favorisant l’extrême droitisation des débats publics depuis le milieu de années 2000 et le conspirationnisme en constituant une des tuyauteries cognitives et rhétoriques principales.
L’inquiétude vient surtout de la légitimité intellectuelle donnée à la démarche du livre par son éditeur, une des grandes maisons d’édition dotée historiquement d’un prestige intellectuel : les éditions du Seuil. Ces effets légitimants peuvent être lus comme un effet collatéral d’un coup éditorial valorisant la provocation politique d’une célébrité médiatique en contexte épidémique, en pariant sur les effets commerciaux du « politiquement incorrect », si prisé aujourd’hui dans les cercles ultraconservateurs et confusionnistes. Le risque est alors qu’il devienne radical chic dans certains milieux mondains parisiens de s’afficher « conspirationniste », en se sentant autorisé par cette publication au Seuil.
Il n’y a cependant pas que cela, car la direction des éditions du Seuil aurait pu en faire un livre comme un autre. Or, le PDG du Seuil, Hugues Jallon, a pris directement la défense du livre, comme il le fait rarement pour des livres qu’il publie. Les déclarations de Jallon à Olivier Tesquet de Télérama sont même sidérantes par rapport à la médiocrité intellectuelle du livre : « c’est un livre qui va faire date, tout simplement parce qu’il propose d’autres perspectives pour penser ce qui nous arrive » Et il ajoute : « une proposition politique originale, passionnante, intellectuellement structurée, même [si je suis] en désaccord avec certaines analyses ». Le titre de l’ouvrage serait même « une provocation à l’intelligence ». Mazette !
Légitimation intellectuelle renforcée donc du Manifeste conspirationniste ! Également légitimation politique de gauche, Jallon étant une personnalité de la gauche radicale : ancien PDG des éditions La Découverte (2014-2018) et, dans ce cadre, cofondateur en 2015 de la Revue du crieur, coéditée par La Découverte et Mediapart. Cette double légitimation intellectuelle et politique a déjà fait une première victime : Hervé Kempf, ancien journaliste du Monde, fondateur et rédacteur en chef du site écologiste anticapitaliste Reporterre.net, par ailleurs auteur du Seuil. Il a été enthousiasmé par l’ouvrage de Coupat et al. :
« Il faut voir le livre, à côté de son armature générale très convaincante, comme un tourbillon remuant l’air intellectuel tétanisé depuis deux ans par l’injonction du Covid. Tout conspire à ce que ce tourbillon et d’autres à venir balaient les miasmes qui stagnent dans nos esprits confinés. »
Le double parrainage par le Seuil et Jallon n’est pas seulement préoccupant à cause la contribution indirecte du conspirationnisme à l’extrême droitisation en cours des espaces publics. Le livre de Coupat et al. va plus loin, avec un négationnisme larvé, une disqualification de la critique de l’antisémitisme, voire une certaine justification de ce dernier, ainsi que des rapprochements plus directs avec l’extrême droite.
Négationnisme larvé ? Le nazisme et la Shoah en particulier, les expériences totalitaires en général, sont implicitement relativisés par des outrances rhétoriques concernant notre présent : « terreur » (p. 17), « une machine d’extermination éthique » (p. 143), « les maîtres de ce monde veulent se débarrasser de nous » (p. 221), « une tentative d’anéantissement » (p. 275), « des vocations de collabos » (p. 357), la comparaison avec la Résistance « à Paris en juillet 1940 » (p. 360), « torture blanche » (p. 365)…
Disqualification de la critique de l’antisémitisme ? La critique de l’antisémitisme est assimilée à une « ficelle fatiguée contre Nuit Debout puis les Gilets jaunes » utilisée par « les médias », une « manœuvre » visant « toute opposition tranchée à l’ordre existant » (p. 269). Cette délégitimation de la critique de l’antisémitisme a fait florès ces derniers temps chez l’économiste Frédéric Lordon, le philosophe Michel Onfray ou l’avocat « gilet jaune » François Boulo [12]. Elle participe à la minoration confusionniste de l’antisémitisme dans des secteurs de la gauche. Mais Coupat et al. poussent le bouchon plus avant vers une justification honteuse de l’antisémitisme. Car, selon eux, « cette manœuvre » conduirait à « acculer » à l’antisémitisme « ceux qui n’en peuvent plus » (p. 269). Ce sont les critiques de l’antisémitisme qui pousseraient les contestataires de l’ordre établi vers un antisémitisme avec lequel ils n’avaient rien à voir au départ. CQFD.
Rapprochement plus direct avec l’extrême droite ? « Il n’y a pas à craindre le contact » avec les « fascistes » au sein de manifestations communes (p. 377). Contact qui peut se faire « à coups de poing », mais aussi dans quelque chose qui pourrait ressembler à une alliance nouvelle, dans le plaisir « de se découvrir des frères et des sœurs là même où l’on s’y attendait le moins » (ibid.). Tiens donc ! Cela suppose de récuser « les prêches de pureté » (ibid.). Cela n’apparaît pas très cohérent dans un Manifeste où toute « gauche » est irrémédiablement condamnée comme impure par essence (pp. 49-51 et 331-332). Un terrain d’entente possible avec ces nouveaux « frères » et « sœurs » ? La primauté donnée à « la vengeance » (pp. 365-368), comme carburant socio-affectif, et donc au ressentiment. Du côté de l’extrême droite, certains ont bien entendu le message. Dès le 24 janvier 2022, le site nationaliste et antisémite créé par Alain Soral, Égalité & Réconciliation, met en ligne un texte intitulé « Quand l’extrême gauche comprend que le conspirationnisme est la nouvelle intelligence politique ». Il y avance notamment :
« On peut donc écrire que le complotisme intelligent de la droite nationale, ou même d’E&R, a contaminé la partie la plus sérieuse, celle qui réfléchit sans œillères, de l’extrême gauche, et elle est compatible, sur cette base d’accord, avec le populisme intellectuellement avancé, dont nous sommes. Naturellement, la bande à Coupat n’adhérera pas à E&R, mais des programmes communs se profilent ».
Le Manifeste conspirationniste échappe toutefois par moments à la gluance confusionniste. On y trouve, par exemple, quelques feuilles stimulantes sur les composantes spirituelles de l’émancipation sociale (pp. 348-353), à rebours du desséchement spirituel actuel des gauches. Mais, sises au milieu d’un fatras nauséabond, on ne peut guère en faire quelque chose.
Notes :
[1] Voir Audric Vitiello, « « Ultra-gauche » : esquisse de généalogie d’un courant politique radical », Fondation Jean-Jaurès, 15 mars 2019.
[2] Guy Debord, La Société du Spectacle [1e éd. : 1967], Paris, Gallimard, collection « Folio », 1996, &116-124, pp. 116-121, et &221, p. 209.
[3] Voir Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980.
[4] Guy Debord, Préface à la quatrième édition italienne de « La Société du Spectacle » [1e éd. : 1979], dans Commentaires sur la société du spectacle, Paris, Gallimard, collection « Folio », 1996, pp. 119-147.
[5] Voir Valérie Igounet Histoire du négationnisme en France, Paris, Seuil, 2000.
[6] Voir Philippe Corcuff, « Négationnisme d’ultra-gauche et pathologies intellectuelles de la gauche. À propos d’un texte de Jean-Gabriel Cohn-Bendit de 1981 », dans Philippe Mesnard (éd.), Consciences de la Shoah. Critique des discours et des représentations, Paris, Éditions Kimé, 2000, pp. 260-273, repris sur le site PHDN (Pratique de l’Histoire et Dévoiements Négationnistes), 20 décembre 2021.
[7] Dans Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien [manuscrit inachevé écrit en 1940-1943], Paris, Armand Colin, 1974, pp. 25-29.
[8] Ibid., p. 25.
[9] Dans Rudy Reichstadt, L’Opium des imbéciles. Essai sur la question complotiste, Paris, Grasset, 2019, p. 155.
[10] Karl Marx, Le Capital, préface à la 1e édition du livre I [1867], repris dans Philippe Corcuff (éd.), Marx XXIe siècle. Textes commentés, Paris, Textuel, 2012, pp. 17-18.
[11] Franz Kafka, 1921, cité par Michael Löwy, Franz Kafka rêveur insoumis, Paris, Stock, 2004, p. 27.
[12] Voir Philippe Corcuff, La grande confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées, Paris, Textuel, 2021, pp. 425-427.
Source: Lire l'article complet de Conspiracy Watch