I. Les origines de la guerre
« En étudiant des centaines de sociétés égalitaires de type tribal ou de bande (Boehm, 1993) afin de voir ce qui était entrepris à l’encontre des éléments perturbateurs, des individus avides de pouvoir, j’ai découvert que les personnalités problématiques étaient invariablement des hommes — chefs de groupe, chamans, chasseurs expérimentés, psychotiques meurtriers ou autres hommes dotés de pouvoirs inhabituels ou de fortes ambitions politiques. Parmi ces hommes, on retrouvait également des brutes cherchant à accroître leur pouvoir ou à s’approprier toujours plus de femmes. Il semble que ce soit presque toujours les hommes qui tentent de dominer leurs pairs. » (Christopher Boehm, Hierarchy In the Forest, 2001)
Une série documentaire en quatre parties a récemment été diffusée sur Arte, réalisée Raoul Peck, ex-ministre de la Culture d’Haïti, coproduite par Arte et la chaîne états-unienne HBO, intitulée Exterminez toutes ces brutes. Les principales thèses que Raoul Peck y avance manquent de cohérence. Le propos est un peu décousu. Les problèmes du monde un peu trop réduits aux méchants hommes blancs contre tous les autres (il cible trop peu l’exploitation et l’inégalité qui peuvent tout à fait exister et existent à l’intérieur de populations de même couleur de peau, sans égard pour celle-ci, y compris entre les deux sexes). Si la série vaut le visionnage, on regrette que Peck n’ait pas produit un contre-récit plus fin, plus pertinent, de l’histoire de la civilisation, à opposer à celui qui domine. S’il était honnêtement allé au terme de son investigation, il aurait remarqué que le point commun entre le génocide des Indiens d’Amérique, le massacre des Hereros, le génocide arménien, le génocide des Hottentots, le génocide des juifs et des Tziganes, le génocide du Rwanda et tous les autres massacres de masse (Guerres mondiales, etc.), c’est qu’ils sont le fait de civilisations.
Comme le note l’archéologue Jean-Paul Demoule : « On ne possède guère d’évidence de guerre pour les chasseurs-cueilleurs du Paléolithique, même si l’ethnologie a relevé des cas de guerre chez des chasseurs-cueilleurs récents. La préhistorienne Marylène Patou-Mathis recense deux seuls cas d’ossements ayant subi des violences dans le Paléolithique européen — violence ne signifiant pas guerre. »
En effet, « c’est avec la généralisation de la sédentarité entraînée par l’agriculture, puis l’augmentation continue de la population humaine qui en est l’une des autres conséquences, que la violence organisée — autrement dit la guerre — se systématise et prend des proportions qui ne cesseront de croître.
Il est peu de traces de violences institutionnelles parmi les sociétés néolithiques européennes les plus anciennes. Les villages sont ouverts, situés dans les plaines les plus fertiles, et l’on ne trouve pas de traces de blessures sur les squelettes des défunts. On a même eu tendance à considérer l’ensemble du Néolithique comme une période de paix, que symbolisaient les cités lacustres aux maisons sur pilotis, ces “marinas” préhistoriques où se serait déroulée, sur les bords des lacs des Alpes et du Jura, une vie paisible et prospère. »
Ainsi,
« si la violence semble attestée à toutes les époques de la préhistoire et de l’histoire, de par l’agressivité mal contrôlée de certains mâles humains, la guerre telle que nous la connaissons, y compris chez les sociétés traditionnelles, n’est le propre que de sociétés déjà nettement hiérarchisées, à savoir en Europe celles dites de l’Âge du bronze, à partir du IIIe millénaire au plus tôt. » (Les Dix millénaires oubliés qui ont fait l’histoire, 2017)
L’avènement de la civilisation est aussi celui de la guerre. Comme l’a écrit l’historien Lewis Mumford, le nouvel ordre économique qu’a imposé la civilisation
« s’est appuyé dans une large mesure sur l’exploitation violente imposée aux cultivateurs et aux artisans par une minorité armée et toujours menaçante : intrus itinérants ou seigneurs locaux fortement retranchés. Car la civilisation a entraîné l’assimilation de la vie humaine à la propriété et au pouvoir : en fait, la propriété et le pouvoir ont pris le pas sur la vie. Le travail a cessé d’être une tâche accomplie en commun ; il s’est dégradé pour devenir une marchandise achetée et vendue sur le marché : même les “services” sexuels ont pu être acquis. Cette subordination systématique de la vie à ses agents mécaniques et juridiques est aussi vieille que la civilisation et hante encore toute société existante : au fond, les bienfaits de la civilisation ont été pour une large part acquis et préservé — et là est la contradiction suprême — par l’usage de la contrainte et l’embrigadement méthodiques, soutenus par un déchaînement de violence. En ce sens, la civilisation n’est qu’un long affront à la dignité humaine. […]
Esclavage, travail obligatoire, embrigadement social, exploitation économique et guerre organisée : tel est l’aspect le plus sinistre des “progrès de la civilisation”. Sous des formes renouvelées, cet aspect de négation de la vie et de répression est encore bien présent aujourd’hui. »
Ainsi :
« Les deux pôles de la civilisation sont le travail organisé mécaniquement, et la destruction et l’extermination organisées mécaniquement. En gros, les mêmes forces et les mêmes méthodes d’opération étaient applicables aux deux domaines. »
Effectivement. Mumford notait aussi que
« le comble de l’irrationalité de la civilisation fut d’inventer l’art de la guerre, de le perfectionner et d’en faire une composante structurelle de la vie civilisée. Car, contrairement à ce que décrit le mythe du Léviathan, la guerre ne fut pas un simple vestige de formes plus anciennes et communes d’agression. Par tous ses aspects typiques, sa discipline, ses exercices, son maniement de grandes masses d’hommes traitées comme des pions, par ses agressions destructrices en masse, ses sacrifices héroïques, ses ravages irréparables, ses exterminations, ses pillages, par l’esclavage auquel elle réduisait les captifs, la guerre a plutôt été l’invention spécifique de la civilisation : son drame fondamental. »
Il remarquait en outre qu’en dehors
« de ses prétextes les plus évidents — expansion du pouvoir de l’État et rafle de main‑d’œuvre, possibilité de gagner par le pillage plus qu’on ne pouvait obtenir en un court laps de temps par un dur labeur —, la guerre avait encore une autre raison d’être : elle projetait à l’extérieur de l’État les conflits internes que la civilisation tout à la fois attisait et réprimait de façon draconienne à l’intérieur de l’État. » (Les Transformations de l’homme, 1956)
Guerre contre un virus, guerre contre le terrorisme, guerre contre la drogue, etc., la civilisation (l’État), qui se fonde, comme l’a noté l’anthropologue Stanley Diamond, sur la répression en interne (gilets jaunes) et la conquête extérieure (de Mars, de l’espace, de la lune, des fonds marins, de l’Ukraine, etc.), a toujours besoin d’ennemis à combattre.
(Pour regarder la série documentaire « Exterminez toutes ces brutes », c’est par ici (elle devrait être disponible gratuitement sur le site d’Arte pendant encore quelques semaines) : https://www.arte.tv/fr/videos/095727–001‑A/exterminez-toutes-ces-brutes‑1–4/
II. Abolir la guerre
En 2006, feu l’historien états-unien Howard Zinn donnait une conférence sur l’abolition de la guerre. Il s’agissait d’un thème qui lui était cher, à lui, qui avait participé à la Seconde Guerre mondiale — la « bonne guerre », la « guerre juste » — en tant que pilote de bombardier. Plus jamais ça. Plus jamais ces morts insensées, ce « massacre de gens qui ne se connaissent pas au profit de gens qui se connaissent bien mais ne se massacrent pas » (Paul Valéry).
Dans une lettre publiée dans L’Humanité du 18 juillet 1922, le grand Anatole France lui-même — par ailleurs une andouille possiblement misogyne — rappelait :
« que la guerre mondiale fut essentiellement l’œuvre des hommes d’argent, que ce sont les hauts industriels des différents États de l’Europe qui, tout d’abord, la voulurent, la rendirent nécessaire, la firent, la prolongèrent. Ils en firent leur état, mirent en jeu leur fortune, en tirèrent d’immenses bénéfices et s’y livrèrent avec tant d’ardeur, qu’ils ruinèrent l’Europe, se ruinèrent eux-mêmes et disloquèrent le monde. […]
Ainsi, ceux qui moururent dans cette guerre ne surent pas pourquoi ils mourraient. Il en est de même dans toutes les guerres. Mais non pas au même degré. Ceux qui tombèrent à Jemmapes ne se trompaient pas à ce point sur la cause à laquelle ils se dévouaient. Cette fois, l’ignorance des victimes est tragique. On croit mourir pour la patrie ; on meurt pour des industriels.
Ces maîtres de l’heure possédaient les trois choses nécessaires aux grandes entreprises modernes : des usines, des banques, des journaux. […] ils usèrent de ces trois machines à broyer le monde. »
Le socialiste états-unien Eugène Debs, figure majeure de la lutte antiguerre et anticapitaliste du début du XXème siècle (bien que très peu le connaissent), remarquait pareillement (en juin 1918) :
« À travers l’histoire, les guerres ont toujours été menées pour la conquête et le pillage. Au Moyen Âge, lorsque les seigneurs féodaux qui habitaient les châteaux — dont on peut toujours apercevoir les tours le long du Rhin — souhaitaient étendre leurs domaines, augmenter leur pouvoir, leur prestige et leur richesse, ils se déclaraient la guerre entre eux. Mais ils n’allaient pas eux-mêmes faire la guerre, pas plus que les seigneurs féodaux modernes, les barons de Wall Street, ne partent au front.
Les barons féodaux du Moyen Âge, prédécesseurs économiques des capitalistes de notre temps, déclaraient toutes les guerres. Et leurs misérables serfs menaient tous les combats. Les pauvres, serfs ignorants, avaient été éduqués dans la révérence de leurs maitres ; ainsi, lorsque leurs maitres se déclaraient la guerre entre eux, ils considéraient comme leur devoir patriotique de s’attaquer entre eux, de se trancher la gorge entre eux pour le profit et la gloire de leurs maîtres et barons qui, pourtant, les méprisaient. Voilà tout le drame de la guerre en quelques lignes. Les maîtres ont toujours déclaré les guerres ; les classes asservies les ont toujours menées. La classe des maîtres avait tout à gagner et rien à perdre, tandis que la classe assujettie n’avait rien à gagner et tout à perdre — en particulier la vie.
On les a toujours éduqués et entrainés à croire qu’il était de leur devoir patriotique d’aller en guerre et de se faire massacrer sur commande. Mais dans toute l’histoire de l’humanité, vous, le peuple, n’avez jamais eu votre mot à dire dans les déclarations de guerre. & aussi étrange que cela puisse paraître, aucune guerre de quelque nation que ce soit n’a jamais été déclarée par le peuple.
Et je tiens à souligner le fait — et on ne le répétera jamais assez — que la classe ouvrière qui mène tous les combats, la classe ouvrière qui fait tous les sacrifices, la classe ouvrière qui répand librement son sang et fournit ses corps, n’a jamais eu son mot à dire dans les déclarations de guerre ou dans les traités de paix. La classe dominante s’est toujours occupée des deux. Elle seule déclare la guerre et elle seule déclare la paix. Vous, vous n’avez pas à raisonner ; vous, vous avez à faire et à mourir. Telle est leur devise. & nous nous y opposons au nom de la classe ouvrière qui se réveille dans cette nation. Si la guerre est juste, qu’elle soit déclarée par le peuple. Vous, qui avez vos vies à y perdre, vous plus que quiconque devriez décider de ces litiges capitaux que sont la guerre et la paix…
Il vous faut comprendre, maintenant plus que jamais, que vous n’avez été conçus ni pour être esclave ni pour être de la chair à canon. Il vous faut savoir que vous n’avez pas été créés pour travailler, produire et vous appauvrir afin d’enrichir un exploiteur oisif ; que vous avez un esprit à cultiver, une âme à enrichir et une dignité à préserver.
Les dirigeants ne font que parler de votre devoir patriotique. Ils ne se préoccupent pas de leur devoir patriotique, uniquement du vôtre. La différence est marquée. Leur devoir patriotique ne les conduit jamais en première ligne, ni ne les entasse dans les tranchées. »
Abolir la guerre, donc. Dans sa présentation, Howard Zinn soulignait que pour ce faire, il était inutile et même absurde de compter sur les gouvernements :
« Les gouvernements ne s’en chargeront jamais ! Il ne faut jamais compter sur les gouvernements pour faire avancer les causes de la paix, de la justice, des droits humains ! Au cours de l’histoire humaine, on n’a jamais pu compter sur les gouvernements pour s’occuper des besoins fondamentaux des gens. Après tout, les gouvernements n’ont pas été créés pour cela. Les gouvernements ont été instaurés pour servir certains intérêts, qui ne sont pas ceux des populations. Il est très important que les gens comprennent cela ! Ceux qui ont des croyances naïves, celles avec lesquelles on grandit souvent dans ce pays, comme quoi “le gouvernement est notre ami”… Non ! Le gouvernement n’est pas notre ami ! »
C’est juste, mais aussi insuffisant. Howard Zinn était trop naïf. Selon toute probabilité, abolir la guerre exige rien de moins que l’abolition du capitalisme et des gouvernements, des États qui l’imposent, de l’État lui-même, de la société de masse, de toutes ces organisations sociales qui dépassent largement la mesure de l’être humain, sur lesquelles il n’a plus aucune maitrise. Plus encore : du patriarcat (qui est évidemment toujours une réalité, n’en déplaise aux imbéciles comme Emmanuel Todd : la totalité des institutions qui constituent l’État, y compris l’État prétendument démocratique moderne, sont des créations d’hommes, ont été conçues par et pour la domination des hommes autant que pour celle d’un petit nombre sur le plus grand nombre ; que des femmes y accèdent à des postes de direction ne change pas grand-chose à l’affaire). Les hommes ne savent que faire la guerre. Les uns contre les autres, contre les femmes, contre les enfants, contre la nature. (« Quand les riches se font la guerre ce sont les pauvres qui meurent », oui, mais s’il avait eu la vue moins courte, Sartre aurait ajouté que quand les hommes se font la guerre ce sont aussi les enfants, les femmes et la nature qui trinquent).
(Certes, on pourrait imaginer une alternative On pourrait imaginer que, sous l’égide d’un État mondial, d’un gouvernement planétaire puissamment organisé, lourdement coercitif, d’une domination de fer disposant d’importants moyens de conditionnements et de contrôles psychologiques, etc., façon dystopie ultime, la guerre pourrait disparaître. Mais d’une part cela ne réglerait selon toute probabilité aucun des nombreux problèmes actuels, liés à l’existence de l’État, du capitalisme et du patriarcat, parmi lesquels la destruction du monde, et d’autre part quelle personne saine d’esprit pourrait aspirer à un tel cauchemar ?!)
Abolir l’État et le patriarcat, donc. Un projet de long terme. En prend-on la direction ? Non. Pas vraiment. Néanmoins, le garder comme horizon. & se demander si le plus judicieux ne serait pas, donc, que certains se chargent de précipiter l’écroulement de la civilisation industrielle — rouvrir des possibles.
Nicolas Casaux
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