Bon Pote, Parrique, Hickel et le sempiternel fantasme d’une civilisation industrielle durable (par Nicolas Casaux)

Bon Pote, Parrique, Hickel et le sempiternel fantasme d’une civilisation industrielle durable (par Nicolas Casaux)

I.

« Casaux il cri­tique tout »

« Casaux il passe son temps à déni­grer tout le monde »

« Casaux il ne fait que cra­cher sur tous ceux qui se bougent »

C’est tota­le­ment vrai. Mea culpa. Sans doute devrais-je prendre exemple sur « Bon Pote », alias Tho­mas Wag­ner, qui tra­vaillait encore dans la finance il y a deux ou trois ans, avec « un tra­vail intel­lec­tuel­le­ment sti­mu­lant, un salaire confor­table, des col­lègues sym­pas et des horaires [lui] per­met­tant d’avoir une vie à côté », mais se recon­ver­tit depuis dans l’é­co-déma­go­gie, notam­ment en tant que « mar­ke­teur du GIEC ». Ça a l’air de bien mar­cher. Récol­ter plus de 6000 euros par mois sur Tipeee pour racon­ter aux gens que si on géné­ra­li­sait la migra­tion pen­du­laire vélo­ci­pé­dique, l’a­lié­na­tion à pédales (le fait d’al­ler au tra­vail en vélo), on sau­ve­rait le cli­mat, et qu’il s’a­git donc d’un objec­tif majeur, c’est propre. Renou­ve­lable même. Le mois sui­vant, il suf­fi­ra de dire aux gens que le capi­ta­lisme « n’est pas com­pa­tible avec une pla­nète sou­te­nable » (lire : avec une pla­nète vivante, ou quelque chose du genre, autre­ment ça ne veut rien dire), il suf­fi­ra de se pré­tendre anti­ca­pi­ta­liste, donc, tout en fai­sant l’a­po­lo­gie de la créa­tion d’emplois verts, tout en appe­lant à « inves­tir mas­si­ve­ment dans une éco­no­mie décar­bo­née et cen­trée sur la jus­tice sociale ». Simple. Peu importe que ce qu’on appelle l’emploi consti­tue une com­po­sante majeure du capi­ta­lisme. Peu importe qu’il n’y ait pas vrai­ment d’emploi vert. Peu importe qu’« éco­no­mie » soit un autre mot pour dire capi­ta­lisme (comme l’a bien mon­tré Serge Latouche, entre autres dans son livre L’In­ven­tion de l’é­co­no­mie[1]). Peu importe qu’une « éco­no­mie décar­bo­née » (un capi­ta­lisme décar­bo­né, donc) soit une chi­mère indésirable.

Quoi qu’il en soit, pour par­ve­nir au Saint Graal, à « l’économie décar­bo­née », Wag­ner a un plan : ces­ser d’in­ves­tir dans les « indus­tries les plus pol­luantes et les plus inéga­li­taires » pour inves­tir dans les indus­tries éco­lo­giques, vertes, ou en tout cas moins pol­luantes, moin­zi­né­ga­li­taires, qui n’ont, elles (mais quelles sont-elles ? existent-elles ? le Bon Pote n’est pas très clair à ce sujet, comme à tous les autres, à vrai dire), rien à voir avec le capitalisme.

Afin d’exemplifier cette brillante tac­tique, notre ex-ban­quier nou­vel­le­ment recy­clé dans l’é­co­lo­gie anti­ca­pi­ta­liste pro­pose — de concert avec un peu tous les « mili­tants cli­mat », tous les éco­lo­gistes média­tiques, les conven­tion­nés pour le cli­mat, etc. — une piste d’action : « bas­cu­lons tous les emplois de la construc­tion vers la réno­va­tion ther­mique des bâti­ments. Tout le monde garde son emploi (on peut même en créer beau­coup) et l’on a du tra­vail pour toute la filière pour plu­sieurs décennies. »

Une autre indus­trie du BTP est pos­sible. Anti­ca­pi­ta­liste et durable. Pour un peu plus de 6000 euros par mois tout devient pos­sible. Aussi :

« Ce qui nous attend demande des modi­fi­ca­tions pro­fondes de nos socié­tés et chacun.e d’entre nous doit faire sa part : citoyens, entre­prises, ONG, col­lec­ti­vi­tés et poli­tiques. Nous aurons besoin de tout le monde. »

Tous ensemble, nous pou­vons construire une autre civi­li­sa­tion indus­trielle : anti­ca­pi­ta­liste, durable, socia­le­ment juste, décar­bo­née. Rien n’op­pose fon­da­men­ta­le­ment un groupe social à un autre. Il n’existe pas d’in­té­rêts fon­da­men­ta­le­ment contra­dic­toires entre classes sociales. Quelles classes sociales ? Rien ne fait struc­tu­rel­le­ment de l’É­tat un sys­tème de dépos­ses­sion poli­tique. De la même manière, le sys­tème mar­chand n’a rien à voir avec le capi­ta­lisme. Dans le monde de Tho­mas Wag­ner, le capi­ta­lisme désigne, au choix, la crois­sance, ou cer­taines grandes entre­prises (jugées méchantes), ou le sec­teur de la finance, ou le fort nébu­leux « néo­li­bé­ra­lisme », ou les « éner­gies fos­siles », ou quelque dis­po­si­tion sociale indé­ter­mi­née au sein du capi­ta­lisme. Mais jamais le capi­ta­lisme dans son entiè­re­té, donc.

& de qui est-il le Bon Pote ? De Timo­thée Par­rique, un éco­no­miste décrois­sant dont il pro­meut les diva­ga­tions, ce qui l’amène à pro­mou­voir la décrois­sance. En tout cas une ver­sion de la décrois­sance (une expres­sion aus­si vague ne pou­vait que finir récu­pé­rée, accom­mo­dée à toutes les sauces, c’est, depuis déjà quelques années, chose faite). La ver­sion éta­tiste, alter-indus­tria­liste, alter-capi­ta­liste de la décroissance.

En bon éco-déma­gogue, Bon Pote recourt régu­liè­re­ment à des for­mules comme « Pou­vons-nous conti­nuer dans le sys­tème actuel ? La réponse est non. » En réa­li­té, Par­rique et lui sont très loin de pro­po­ser un autre (ou d’autres) « sys­tème ». Ce qu’ils pro­posent, c’est essen­tiel­le­ment un réamé­na­ge­ment de l’exis­tant : sous l’é­gide d’une « puis­sance publique » très forte, d’un État tout puis­sant, une pla­ni­fi­ca­tion visant à dimi­nuer le niveau de consom­ma­tion et les émis­sions de gaz à effet de serre de la civi­li­sa­tion indus­trielle, notam­ment au tra­vers d’une « tran­si­tion rapide vers des éner­gies bas car­bone », ain­si qu’à « réduire les inéga­li­tés et à répar­tir plus équi­ta­ble­ment les reve­nus natio­naux et mon­diaux ». Loin d’un chan­ge­ment de sys­tème, donc, un simple « réglage de l’économie alliant amin­cis­se­ment et redis­tri­bu­tion qui nous per­met­trait de mieux vivre ensemble[2] ». Ne serait-ce pas mer­veilleux ?! Non pas, mais Tom­jo a déjà écrit l’essentiel sur cet épou­van­table fan­tasme de la « pla­ni­fi­ca­tion éco­lo­gique » — autour duquel se rejoignent, comme on s’en aper­çoit, aus­si bien des « éco­so­cia­listes » que des décrois­sants et autres soi-disant écologistes.

II.

Dans leur excellent petit livre inti­tu­lé Catas­tro­phisme, admi­nis­tra­tion du désastre et sou­mis­sion durable, paru en 2008 aux édi­tions de l’Encyclopédie des Nui­sances, Jaime Sem­prun et René Rie­sel sou­li­gnaient com­ment « l’essentiel des pré­co­ni­sa­tions décrois­santes » — en tout cas des pré­co­ni­sa­tions de la ver­sion de la décrois­sance désor­mais la plus cou­rante, celle à laquelle adhèrent Par­rique, Bon Pote et d’autres — appellent un « embri­ga­de­ment éta­tique et néo-éta­tique ren­for­cé » et ont pro­ba­ble­ment pour ori­gine (et effet) une ten­ta­tive de « refou­ler l’intuition de l’âpre conflit que ce serait inévi­ta­ble­ment de ten­ter, et déjà de pen­ser sérieu­se­ment, la des­truc­tion de la socié­té totale, c’est-à-dire du macro­sys­tème tech­nique à quoi finit par se résu­mer exac­te­ment la socié­té humaine ». Ils notaient également :

« L’idéologie de la décrois­sance est née dans le milieu des experts, par­mi ceux qui, au nom du réa­lisme, vou­laient inclure dans une comp­ta­bi­li­té “bioé­co­no­mique” ces “coûts réels pour la socié­té” qu’entraîne la des­truc­tion de la nature. Elle conserve de cette ori­gine la marque inef­fa­çable : en dépit de tous les ver­biages conve­nus sur le “réen­chan­te­ment du monde”, l’ambition reste, à la façon de n’importe quel tech­no­crate à la Les­ter Brown, “d’internaliser les coûts pour par­ve­nir à une meilleure ges­tion de la bio­sphère”. Le ration­ne­ment volon­taire est prô­né à la base, pour l’exemplarité, mais on en appelle au som­met à des mesures éta­tiques : redé­ploie­ment de la fis­ca­li­té (“taxes envi­ron­ne­men­tales”), des sub­ven­tions, des normes. Si l’on se risque par­fois à faire pro­fes­sion d’anticapitalisme — dans la plus par­faite inco­hé­rence avec des pro­po­si­tions comme celle d’un “reve­nu mini­mum garan­ti”, par exemple [ou avec des plai­doyers en faveur d’emplois verts, etc.] — on ne s’aventure jamais à se décla­rer anti-étatiste. »

Effec­ti­ve­ment, la pro­mo­tion de l’expertocratie et des pré­co­ni­sa­tions for­mu­lées par les auto­ri­tés tech­nos­cien­ti­fiques, de même que la célé­bra­tion de la Science[3], plus géné­ra­le­ment, fait par­tie des che­vaux de bataille de Bon Pote. Par ailleurs, Tho­mas Wag­ner tient sou­vent à rap­pe­ler qu’il serait faux de croire « que le mot décrois­sance signi­fie décrois­sance du PIB : cela n’a rien à voir. » & aus­si que la (sa) décrois­sance n’est « pas anti-pro­grès », « pas anti-tech­no­lo­gie ». Ain­si illustre-t-il les remarques de Sem­prun et Rie­sel qui consta­taient, tou­jours dans leur ouvrage sus­men­tion­né, com­ment cer­tains décrois­sants se vautrent « dans les ver­tueuses conven­tions d’un citoyen­nisme qu’on se garde de cho­quer par quelque outrance cri­tique : il faut sur­tout ne frois­ser per­sonne au Monde diplo­ma­tique, ména­ger la gauche, le par­le­men­ta­risme (“Le rejet radi­cal de la ‘démo­cra­tie’ repré­sen­ta­tive a quelque chose d’excessif”, ibid.), et plus géné­ra­le­ment le pro­gres­sisme en se gar­dant de jamais paraître pas­séiste, tech­no­phobe, réac­tion­naire. »

Dans le monde de Bon Pote, la tech­no­lo­gie — bien enten­du ! — est donc neutre (comme l’É­tat, sans doute, rien n’im­plique rien — arran­geante pro­prié­té de la pen­sée igno­rante, qui l’ap­pa­rente à la pen­sée magique). (Il note tout de même, non sans audace, que « cer­taines tech­no­lo­gies exis­tantes n’auront pas leur place dans une éco­no­mie décrois­sante et qu’il fau­dra tout sim­ple­ment les chan­ger, voire les aban­don­ner. Nous pou­vons par exemple affir­mer sans aucune hési­ta­tion que le tra­ding haute fré­quence n’a aucun inté­rêt socié­tal et est une hor­reur éco­lo­gique. » Mais de toute façon, les pla­ni­fi­ca­teurs se char­ge­ront de pla­ni­fier pour nous. Tho­mas Wag­ner se dévoue­ra s’il faut.)

III.

En cela, comme au tra­vers de ses autres carac­té­ris­tiques, le dis­cours de Tho­mas Wag­ner cor­res­pond à celui de l’anthropologue éco­no­miste Jason Hickel, qu’il cite par­fois. Figure majeure de la décrois­sance (ou, plu­tôt, d’une cer­taine décrois­sance), notam­ment outre-Atlan­tique, Jason Hickel est pro­fes­seur à l’Institut pour la science envi­ron­ne­men­tale et la tech­no­lo­gie de l’université auto­nome de Bar­ce­lone, col­la­bo­ra­teur émé­rite de la Lon­don School of Eco­no­mics, membre de la Har­vard-Lan­cet Com­mis­sion on Repa­ra­tions and Redis­tri­bu­tive Jus­tice (Com­mis­sion Har­vard-Lan­cet sur les répa­ra­tions et la jus­tice redis­tri­bu­tive). Il tra­vaille éga­le­ment pour l’ONU, et plus pré­ci­sé­ment pour le Bureau du rap­port sur le déve­lop­pe­ment humain du Pro­gramme des Nations unies pour le déve­lop­pe­ment (PNUD), siège au conseil consul­ta­tif du Green New Deal for Europe (Pacte vert pour l’Europe) et écrit régu­liè­re­ment pour d’importants médias inter­na­tio­naux comme The Guar­dian (un des médias d’in­for­ma­tion les plus lus au monde), Forei­gn Poli­cy ou encore Al Jazee­ra. Le CV clas­sique de l’anticapitaliste rude­ment antisystème.

Dans son der­nier livre, inti­tu­lé Less Is More, paru en 2020 (et en 2022 en France, sous le titre Moins pour plus), Jason Hickel fait, comme tou­jours, la pro­mo­tion d’une civi­li­sa­tion tech­no-indus­trielle ren­due durable, verte ou éco­lo­gique (quelque chose de cet ordre), grâce à la fameuse « tran­si­tion éco­lo­gique » (ou éner­gé­tique, ou tech­no­lo­gique, c’est idem). Il se pro­nonce même en faveur du nucléaire, qui « devra faire par­tie du mix » éner­gé­tique de la future civi­li­sa­tion tech­no-indus­trielle durable, même si « la tran­si­tion éner­gé­tique devra se concen­trer prin­ci­pa­le­ment sur le solaire et l’éo­lien ». En effet, « nous devons », « abso­lu­ment » et « de toute urgence », entre­prendre « une tran­si­tion rapide vers les éner­gies renou­ve­lables », laquelle « va néces­si­ter une aug­men­ta­tion spec­ta­cu­laire de l’ex­trac­tion de métaux et de mine­rais de terres rares, avec des coûts éco­lo­giques et sociaux réels », ain­si que le recon­nait cepen­dant Hickel, sans que cela ne semble le déran­ger outre-mesure. Appa­rem­ment, le jeu (par­ve­nir à une civi­li­sa­tion tech­no-indus­trielle sup­po­sé­ment décar­bo­née) en vaut la chan­delle (conti­nuer de détruire ce qu’il reste du monde). D’autre part, Hickel, qui n’est donc plus à une contra­dic­tion près, nous explique dans son livre que s’il ne faut pas miser sur le solu­tion­nisme tech­no­lo­gique pour assu­rer l’avenir de la civi­li­sa­tion indus­trielle « l’in­no­va­tion tech­no­lo­gique » demeure « abso­lu­ment impor­tante pour la bataille à venir. Elle est même vitale. Nous aurons besoin de toutes les inno­va­tions et de tous les gains d’ef­fi­ca­ci­té pos­sibles pour réduire radi­ca­le­ment l’in­ten­si­té en res­sources et en car­bone de notre économie. »

Enfin, pour par­faire le tableau, Hickel, qui ne voit aucun pro­blème dans le type d’organisation sociale que consti­tue l’État, ni dans la bureau­cra­tie qui l’accompagne, aucun pro­blème dans l’industrialisme, aucun pro­blème dans la tech­no­lo­gie, semble se réjouir du fait qu’un « mou­ve­ment crois­sant de scien­ti­fiques réclame un cadre de “gou­ver­nance des sys­tèmes ter­restres », recon­nais­sant que les prin­ci­paux pro­ces­sus pla­né­taires tels que le cycle du car­bone, le cycle de l’a­zote, les cou­rants océa­niques, les forêts, la couche d’o­zone, etc. doivent être pro­té­gés afin de pré­ser­ver les condi­tions de vie. Et comme tous ces pro­ces­sus tra­versent des fron­tières créées par l’homme, leur pro­tec­tion néces­site une coopé­ra­tion au-delà de l’É­tat-nation. » Un gou­ver­ne­ment mon­dial donc. Une tech­no­cra­tie pla­né­taire afin de gérer conve­na­ble­ment l’ensemble de l’écosystème-Terre, avec nous dedans. Ain­si que le notait André Gorz :

« Les limites néces­saires à la pré­ser­va­tion de la vie seront cal­cu­lées et pla­ni­fiées cen­tra­le­ment par des ingé­nieurs éco­lo­gistes, et la pro­duc­tion pro­gram­mée d’un milieu de vie opti­mal sera confiée à des ins­ti­tu­tions cen­tra­li­sées et à des tech­niques lourdes. C’est l’option tech­no­fas­ciste sur la voie de laquelle nous sommes déjà plus qu’à moi­tié enga­gés. » (Éco­lo­gie et Liber­té, 1977)

Voi­là peu ou prou ce qu’encouragent, in fine, les décrois­sants à la Hickel — qui, cepen­dant, le for­mulent d’une manière bien plus ave­nante, fai­sant ain­si office d’insidieux char­gés de rela­tions publiques au ser­vice de l’État et du technocapitalisme.

IV.

Résu­mons. À l’ins­tar de Jason Hickel et de Timo­thée Par­rique, Bon Pote n’a essen­tiel­le­ment aucune cri­tique de l’É­tat, il ne com­prend pas en quoi celui-ci pose fon­da­men­ta­le­ment pro­blème, en quoi État et démo­cra­tie (ou « jus­tice sociale ») font deux, en quoi le capi­ta­lisme n’est pas sim­ple­ment la finance, en quoi le capi­ta­lisme tout entier — en tant que sys­tème d’auto-accroissement de la valeur prin­ci­pa­le­ment fon­dé sur l’argent, la mar­chan­dise[4], le tra­vail, la pro­prié­té pri­vée et l’État, toutes choses que ni Hickel ni Bon Pote ne remettent en ques­tion — est incom­pa­tible avec la démo­cra­tie et la pros­pé­ri­té de la vie sur Terre, en quoi une éco­no­mie décar­bo­née (un capi­ta­lisme décar­bo­né) est un objec­tif absurde, en quoi la tech­no­lo­gie n’est jamais « neutre » mais tou­jours liée à une confi­gu­ra­tion socio­po­li­tique (autre­ment dit en quoi il existe des tech­no­lo­gies com­pa­tibles avec la démo­cra­tie et d’autres non, par­mi les­quelles toutes les hautes tech­no­lo­gies, toutes les tech­no­lo­gies modernes[5]), en quoi aucune indus­trie n’est réel­le­ment verte ou propre et ne sau­rait le deve­nir, bref, en quoi une civi­li­sa­tion tech­no-indus­trielle basse consom­ma­tion durable et démo­cra­tique, ça n’existe pas.

Détour­ne­ment d’un gra­phique de Jan Konietzko

& s’il passe ain­si à côté de l’essentiel, c’est aus­si, au moins en par­tie, parce qu’il se foca­lise de manière qua­si obses­sion­nelle sur les émis­sions de gaz à effet de serre, le car­bone, le cli­mat, fai­sant ain­si montre d’une absence de vision péri­phé­rique assez com­mune, à l’instar du « spé­cia­liste, cet homme dimi­nué, mode­lé par la civi­li­sa­tion pour ne ser­vir la ruche que d’une seule façon, avec une dévo­tion aveugle de four­mi » (Lewis Mum­ford, La Cité à tra­vers l’histoire). D’après ce qu’il explique lui-même, c’est prin­ci­pa­le­ment à cause de la crise cli­ma­tique et de ses impli­ca­tions pour l’avenir de la civi­li­sa­tion indus­trielle que Tho­mas Wag­ner a déci­dé de quit­ter la banque, et pas par sou­ci géné­ral de ce que la civi­li­sa­tion inflige à l’être humain et au monde. & l’on ne se refait pas toujours.

V.

C’est ain­si que durant que tout empire, Tho­mas Bon Pote se retrouve lui aus­si, aux côtés de Cyril Dion et Gaël Giraud (qui l’ont offi­ciel­le­ment adou­bé, qui par­tagent régu­liè­re­ment ses publi­ca­tions sur Twit­ter), à pro­mou­voir des mys­ti­fi­ca­tions absurdes, des ras­su­rances men­son­gères pour civi­li­sés éco-anxieux.

Non, une civi­li­sa­tion tech­no-indus­trielle basse consom­ma­tion, durable, équi­table et démo­cra­tique, selon toute logique, cela n’existe pas. Non, les ins­ti­tu­tions en train de per­pé­trer le désastre ne vont pas le résoudre, même si on le leur demande très véhé­men­te­ment. Ces ins­ti­tu­tions sont toutes intrin­sè­que­ment nui­sibles. Non, ce n’est pas en convain­quant des gens de ne plus prendre l’avion ou de consom­mer moins ou d’émettre moins de GES indi­vi­duel­le­ment que l’on va résoudre quoi que ce soit, comme le rap­pelle le mathé­ma­ti­cien Theo­dore Kac­zyns­ki dans son livre Révo­lu­tion Anti-Tech : Pour­quoi et com­ment ? (cela paraît incroyable qu’un soi-disant spé­cia­liste du chan­ge­ment cli­ma­tique ne le com­prenne pas[6]). Oui, si vous vous sou­ciez de la vie sur Terre et de la liber­té humaine, il va vous fal­loir com­men­cer à réflé­chir autre­ment plus sérieusement.

Mais me revoi­là à tout cri­ti­quer. Déci­dé­ment. Je ne ferai jamais car­rière. & c’est tant mieux. J’ai depuis long­temps fait mienne la devise que Marx & Engels for­mu­laient en 1850 :

« Notre tâche consiste à pro­po­ser une cri­tique impi­toyable, et de nos pré­ten­dus amis bien plus que de nos enne­mis mani­festes. Nous renon­çons avec plai­sir, en adop­tant cette atti­tude, à une popu­la­ri­té démagogique. »

Plus d’un siècle après, en 1973, Ber­nard Char­bon­neau for­mu­lait à peu près la même :

« Pour pro­gres­ser sur une route qui sera bru­meuse et ardue, le mou­ve­ment éco­lo­gique devra s’exercer à la cri­tique de soi et de ses pseu­do-alliés ; et pour ce tra­vail de dépol­lu­tion intel­lec­tuelle et morale, les maté­riaux ne man­que­ront pas. »

Les maté­riaux ne manquent pas. Au contraire, à l’image de tout le reste, ils se mul­ti­plient. Et s’il importe de « pro­po­ser une cri­tique impi­toyable, et de nos pré­ten­dus amis bien plus que de nos enne­mis mani­festes », c’est parce que dans la situa­tion où nous nous trou­vons, depuis l’endroit d’où nous par­lons, les faux amis de l’écologie sont plus pré­ju­di­ciables à la for­ma­tion d’un mou­ve­ment éco­lo­giste digne de ce nom que ses enne­mis mani­festes. Voi­là pour­quoi je m’efforce de faire ce que je fais.

Cela étant, contrai­re­ment à ce qu’affirment quelques esprits mal­hon­nêtes, non, je ne cri­tique évi­dem­ment pas tout (et non, je ne passe pas mon temps à cri­ti­quer les char­la­tans de l’écologisme, je viens d’ailleurs de finir de tra­duire le livre Civi­li­sés à en mou­rir de Chris­to­pher Ryan, qui sort dans quelques semaines aux Édi­tions Libre, qu’il est déjà pos­sible de com­man­der en ligne et qui devrait inté­res­ser qui­conque se pré­oc­cupe de la liber­té, de l’égalité et de la nature). Mais si cer­tains aiment à pré­tendre que je cri­tique « tout », c’est parce que je cri­tique « tout » ce qu’ils aiment. Toutes leurs idoles de paco­tille. « Tout » le monde — l’immonde, le monde faux — auquel ils tiennent, mal­gré qu’il soit en train de détruire le vrai.

Car, comme cha­cun peut le consta­ter, c’est désor­mais aus­si au nom de la tran­si­tion écologique/énergétique/technologique, de l’investissement dans les indus­tries et tech­no­lo­gies dites vertes, propres ou décar­bo­nées que l’on per­pé­tue la dépos­ses­sion des êtres humains et la des­truc­tion du monde.

Nico­las Casaux


  1. Sur l’homologie économie/capitalisme, on peut aus­si lire en ligne : http://www.palim-psao.fr/2020/04/contre-toute-forme-d-economie.un-debat-pour-le-renouvellement-de-la-pensee-critique-par-clement-homs.html ou : http://www.palim-psao.fr/2016/09/sur-l-invention-grecque-du-mot-economie-chez-xenophon-critique-d-une-supercherie-etymologique-moderne-par-clement-homs.html
  2. https://timotheeparrique.com/reponse-a-bruno-le-maire-appauvrissement-asservissement-et-autres-malentendus-sur-la-decroissance/
  3. « La science, fac­teur majeur de la catas­trophe sociale et éco­lo­gique en cours » : https://www.partage-le.com/2020/12/27/la-science-un-facteur-majeur-de-la-catastrophe-sociale-et-ecologique-en-cours-par-nicolas-casaux/
  4. « Domi­na­tion de la mar­chan­dise dans les socié­tés contem­po­raines », par Gérard Briche : http://www.palim-psao.fr/article-domination-de-la-marchandise-dans-les-societes-contemporaines-par-gerard-briche-36950483.html
  5. « Les exi­gences des choses plu­tôt que les inten­tions des hommes » : https://www.partage-le.com/2021/08/23/les-exigences-des-choses-plutot-que-les-intentions-des-hommes-par-nicolas-casaux/
  6. Parce que l’effet rebond ou para­doxe de Jevons, parce que la logique et les dyna­miques du tech­no­ca­pi­ta­lisme. À ce sujet, lire : https://www.partage-le.com/2017/07/04/pourquoi-la-civilisation-industrielle-va-entierement-devorer-la-planete-par-theodore-kaczynski/

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