En 2005, Jaime Semprun publiait ce merveilleux livre, Défense et illustration de la novlangue française, dans lequel il décrit brillamment le devenir machinal de l’être humain et de son milieu, qui se retranscrit dans le langage, toujours plus rationalisé et technique d’une part, et irrationnel d’autre part (c’est-à-dire qu’étant dépossédé de tout pouvoir réel sur le « fonctionnement » de sa « société », si l’on peut encore parler de « société », l’être humain se retrouve également, très logiquement, dépossédé d’un langage qui soit sa propre création, au profit d’un autre qui lui est imposé et qu’il n’est pas vraiment en mesure de refuser ; or, comme on sait, le langage dont on dispose détermine les pensées que nous pouvons formuler, notre interprétation et représentation du monde, etc.). Quelques extraits (d’autres sont à lire ici) :
I.
La novlangue est à l’évidence bien plus qu’une simple mise à jour du lexique, une mise en phase de la langue et des mœurs. Elle est aussi et surtout programmatique, pour le dire d’un mot de sa façon, c’est-à-dire qu’elle ne se contente pas de suivre l’évolution des mœurs mais parfois la précède et la prépare. Ce caractère est bien sûr avant tout présent dans les néologismes de la deuxième et de la troisième catégorie, ceux-là mêmes dont on blâme étourdiment l’abstraction, en y voyant selon les cas un charabia prétentieux ou un voile jeté de façon intéressée sur des réalités déplaisantes. Tel est du moins le cliché indéfiniment repris par les auteurs qui ont jusqu’ici traité de la novlangue dans une intention satirique. L’un des premiers, il y a plus de trente ans, brocardait lourdement divers néologismes illustrant ce qu’il appelait « le passage d’une langue concrète à une langue désincarnée ». Il notait pourtant lui-même, comme en passant, que cela correspondait à une « mutation dans les esprits », ainsi qu’à la réalité profonde d’un monde où « nous nous éloignons de la substance des choses ».
II.
Et dans la même veine, on peut noter qu’à l’instar de ce raisiné-là, le vin est devenu un produit rationnel, connu dans tout le détail de sa chimie parce que fabriqué par des experts, œnologues scientifiques et spécialistes de la vinification. C’est donc bien à tort que l’auteur déjà cité croyait pouvoir ironiser sur la transformation du vigneron en viticulteur : le « prestige de la technicité » qu’il repérait dans cette nouvelle dénomination n’était pas un boniment de publicitaire mais l’annonce d’une technicisation bien réelle, aujourd’hui accomplie.
III.
Presque tous les néologismes de la troisième catégorie, décriés par irréflexion, se révèlent ainsi, à les examiner attentivement, faire sens : celui dans lequel s’opère, plutôt vite, la transformation de nos conditions d’existence. Et cela vaut jusque pour ceux sur lesquels on daube le plus volontiers, comme technicien de surface. Ne serait-il pas incongru, en effet, de s’obstiner à appeler « femme de ménage » ou « balayeur » l’agent de nettoyage qui, équipé de diverses machines et de bidons de produits chimiques, se retrouve devant des hectares de moquette ou des kilomètres de couloirs de métro ?
La création des néologismes de la deuxième catégorie marque mieux encore cette extension du calcul rationnel à tous les aspects de la vie. En trouvant des mots pour faire apparaître de nouveaux faits et de nouvelles idées là où la paresse d’esprit ne voyait rien de changé, la novlangue permet de lever les blocages psychologiques, cristallisés dans l’archéolangue, qui empêchaient d’accéder à une connaissance objective.
IV.
Je vais en donner tout de suite un exemple, que me fournit à point nommé un article de journal trouvé ce matin même. J’y découvre le terme agroforesterie, néologisme qui illustre au mieux à quel genre de progrès nous avons affaire. De quoi s’agit-il ? De la modernisation d’une pratique ancestrale, devenue quelque chose de vraiment innovant en agriculture. Autrefois les paysans, livrés à eux-mêmes et à leur ignorance, entretenaient des haies et laissaient même parfois pousser des arbres au milieu de leurs cultures. Ils procédaient ainsi pour toutes sortes de raisons obscures, et sans doute surtout par respect d’une tradition que nul n’avait jamais soumise à l’examen de la raison. La recherche agronomique mit un terme à ces pratiques irréfléchies. Elle fit prévaloir les impératifs de la mécanisation et de la rentabilité. Elle impulsa la transformation des campagnes en une parfaite table rase, ou plutôt paillasse de laboratoire, sur laquelle on put repartir à zéro et observer, selon les règles de la méthode expérimentale, les résultats. Ceux-ci furent tels qu’il fallut finalement envisager de combiner à nouveau, mais cette fois scientifiquement, en pleine connaissance de l’écosystème, cultures et plantations d’arbres. On lança donc un programme d’évaluation des avantages agri-environnementaux de la chose, on entreprit de modéliser la croissance des arbres et celle des cultures qui leur sont associées, on se soucia de gérer l’espace rural au profit d’une agriculture plus durable. On alla même jusqu’à intégrer la dimension esthétique et à prévoir d’associer des paysagistes à ce projet, afin qu’ils redessinent la campagne.
Voici donc comment, la connaissance objective et la novlangue progressant du même pas, on a isolé et spécifié par un néologisme approprié, selon un des modes de formation que j’ai signalés plus haut, une réalité qui était restée jusqu’alors indistincte, et par là inaccessible à la réflexion scientifique : l’agroforesterie.
Et que peut-on opposer à cela, sinon le sentiment vague d’une harmonie perdue, la nostalgie d’un équilibre qui se trouvait sans avoir été cherché, le regret impuissant de paysages sans paysagistes ?
V.
Mais voilà qui sera peut-être encore plus clair. Si on séjourne au bord de la mer, on n’aura pas forcément l’occasion d’observer, sous forme d’algues vertes pourrissant au soleil, l’action des engrais azotés déversés par les fleuves. Pourtant, même sans signe visible de cette eutrophisation, on songera moins à voir dans la mer un miroir où contempler son âme, et à déclamer, fût-ce intérieurement, de la poésie d’un autre siècle, qu’à s’enquérir des derniers relevés de substances toxiques effectués sur les plages. Car chacun se souvient, dans un recoin de sa conscience, que ce vieil océan a été transformé en quelque chose qui appelle moins les évocations lyriques que les analyses de laboratoire. Et de telles modifications, qu’elles soient chimiques ou radioactives, on ne peut rien dire que dans une langue exacte, riche en désignations rigoureuses.
VI.
Rien n’étant extérieur au monde technique où elle seule permet de s’orienter, de se positionner, rien n’est extérieur à la novlangue. Elle impose ses catégories et sa logique, quelles que soient la conscience et les intentions de ceux qui la parlent.
Jaime Semprun
Source: Lire l'article complet de Le Partage