’Censored’ est une collection de Pak, d’Assange et de vous – Pak.
Ce fut une vente aux enchères pas comme les autres. Lorsqu’elle a ouvert le 7 février à 14 heures GMT, l’équivalent de plus de 40 millions de dollars en crypto-monnaie avait déjà été réuni pour enchérir sur l’œuvre d’art NFT [Non Fungible Token – Jeton non fongible] à édition unique intitulée ’Clock’ [« Horloge »]. À la clôture des enchères, 48 heures plus tard, l’offre gagnante était de 16 593 Ether, soit plus de 52 millions de dollars, mis en commun par un groupe de partisans de Julian Assange.
L’objet prisé, qui fait partie d’une collection NFT intitulée ’Censored’ [« Censuré »], n’est pas un objet que l’on peut emporter chez soi, comme, par exemple, l’une des célèbres horloges de Louis XIV ; il s’agit plutôt d’une œuvre d’art générative dynamique qui n’existe que sous forme numérique, qui change tous les jours et qui a été créée dans un but très précis : libérer Julian Assange en collectant des fonds pour sa défense juridique et en sensibilisant le public aux implications de son cas en matière de liberté d’expression.
’Clock’, comme son nom l’indique, marque effectivement le temps – le nombre de jours d’incarcération de Julian dans la prison de haute sécurité de Belmarsh, soit MILLE TRENTE SEPT jours à l’heure où nous écrivons ces lignes, comme l’indique le minuteur en lettres majuscules blanches sur fond noir, qui clignote en rythme, selon certains, avec les battements de cœur de Julian.
Les deux visionnaires à l’origine de cette collaboration sont Julian lui-même, le fondateur primé de WikiLeaks, actuellement détenu dans la prison de haute sécurité de Belmarsh, où il risque d’être extradé vers les États-Unis et de se voir infliger une peine de 175 ans de prison pour avoir essentiellement pratiqué le journalisme, et le pseudonyme Pak, un artiste numérique renommé, un investisseur en cryptomonnaies et un créateur de NFT, dont une autre œuvre NFT financée par la communauté, intitulée ’Merge’, a permis de récolter 91,8 millions de dollars auprès de 30 000 acheteurs en décembre dernier, faisant de lui l’artiste vivant le mieux payé pour une œuvre mise aux enchères.
À la tête des efforts de collecte de fonds de Censored et de la mise en commun de l’argent pour l’enchère gagnante se trouve AssangeDAO (Decentralized Autonomous Organization), un groupe de Cypherpunks qui a formé ce collectif le 10 décembre de l’année dernière, le jour où la Haute Cour de Grande-Bretagne a décidé que, contrairement à la décision d’un tribunal inférieur, Julian pouvait être extradé vers les États-Unis. ’Nous représentons une ligne tracée dans le sable où les Cypherpunks défendent le Cypherpunk original qui a rendu tout cela possible’, proclament-ils.
Julian était en effet l’un des premiers cypherpunks dans les années 1990. Dans l’introduction de son livre éponyme de 2012, il explique que les Cypherpunks demandent que la cryptographie et les méthodes similaires soient utilisées pour provoquer des changements politiques et sociétaux dans le monde entier. Et dans ce même esprit, AssangeDAO affirme qu’’en galvanisant un réseau de solidarité avec Assange, nous espérons envoyer un signal puissant indiquant que le temps de la passivité est terminé. Une nouvelle ère d’organisation Cypherpunk est née.’ Plus de 10 000 personnes ont été galvanisées en un temps record pour participer à ce projet.
WikiLeaks a également été un acteur majeur, un peu comme le porte-drapeau, annonçant, parfois par des allusions cryptiques, ce qui allait arriver. Et la famille de Julian a pleinement soutenu cet effort.
La deuxième partie de ’Censored’ était une édition ouverte dynamique de 48 heures au cours de laquelle les supporters ont créé leurs propres NFT, ou paquets de données stockés sur la blockchain. Ils choisissaient le montant qu’ils souhaitaient payer – qui pouvait même être nul – et tapaient un court message – un mot, un symbole, une vision, une exhortation, en gros n’importe quoi – qui devenait une image, leur message étant ensuite ’censuré’ par une épaisse ligne noire.
À la fin des 48 heures, cette partie de ’Censored’ avait permis de récolter quelque 670 Ethers (soit plus de $2,1 millions), les acheteurs ayant créé plus de 29 000 messages tokenisés ’censurés’ (vous pouvez les visualiser – avec difficulté derrière la barre noire – sur OpenSea). Les recettes seront versées à des organisations choisies par Julian et Pak qui luttent contre la censure, défendent la liberté de la presse et les droits fondamentaux.
’Censored’ est certainement un titre approprié. Julian est réduit au silence depuis le début de l’année 2018, lorsque son accès à Internet et son téléphone ont été coupés par l’ambassade d’Équateur où il avait obtenu l’asile, et jusqu’à aujourd’hui, où il n’a été autorisé qu’à communiquer de façon très limitée, parfois pas du tout – et généralement sous haute surveillance – avec le monde extérieur alors qu’il était incarcéré à Belmarsh, une prison pour terroristes présumés et criminels dangereux.
Des attaques ad hominem répétées contre Julian au fil des ans ont tenté de le discréditer et de l’écarter. Les diversions et la déformation des révélations de WikiLeaks par les gouvernements et leurs sténographes dans la presse ont détourné la gravité des informations révélées. Puis il y a eu le déni de preuves potentiellement à décharge dans les batailles juridiques de Julian, et la ’censure’ ultime – les plans de la CIA pour empoisonner et assassiner Julian.
Plus globalement, il y a bien sûr la censure rampante et écrasante que nous voyons partout aujourd’hui, y compris l’autocensure extrêmement pénalisante.
Bien que Julian ait été un ardent militant contre la censure sous toutes ses formes, il en voit aussi le côté positif : ’Lorsque des organisations ou des gouvernements (…) tentent de contenir le savoir et de le censurer’, a-t-il déclaré lors d’une conversation avec Hans Ulrich Obrist, ’ils vous donnent l’information la plus importante que vous devez savoir – qu’il y a quelque chose qui vaut la peine d’être examiné pour voir s’il faut l’exposer, et que la censure exprime la faiblesse, pas la force.’
Pak, dans une interview accordée à Artnet, a déclaré que lui aussi ’ressent constamment le contrôle et la censure’. Il travaillait sur un projet autour du thème de la liberté, dit-il, lorsque Gabriel Shipton, le frère de Julian, l’a contacté. Après avoir appris beaucoup de choses sur Julian et sa situation, Pak a décidé que ’Julian était le candidat idéal’ pour son projet. C’est ainsi qu’est née cette collaboration appelée ’Censored’, dans laquelle ’nous le peuple’ [allusion aux premiers mots de la constitution des Etats-Unis « We the people » – NDT] a également joué un rôle clé. ’Censored était un événement sans créateur, développeur, plateforme ou intermédiaire’, a tweeté Pak. ’Tout vient du peuple, pour le peuple.’
Julian et Pak sont à bien des égards des âmes sœurs, tous deux repoussant les limites de la technologie pour créer des systèmes innovants qui peuvent bénéficier à l’humanité. Dans le cas de Julian, il s’agissait principalement de mettre au point un système permettant aux lanceurs d’alerte de transmettre des documents de manière sécurisée et anonyme, ce qui, grâce aux millions de documents publiés par WikiLeaks, a permis de sensibiliser le public aux crimes de guerre, à la corruption, à la surveillance de masse, entre autres infractions graves. Dans le cas de Pak, comme il l’a expliqué à Artnet, il a inventé le mécanisme d’édition ouverte, rendant possible des éditions infinies. Ce mécanisme ’s’est imposé comme la méthode la plus efficace pour atteindre les individus et construire une communauté’, a-t-il déclaré.
Il est essentiel pour eux de mettre leur travail à la disposition du plus grand nombre de personnes, là où il peut avoir le plus grand impact, et cela signifie souvent qu’ils doivent le fournir gratuitement. Selon Pak, ’Censored’ est la première fois qu’une édition ouverte est disponible gratuitement selon le modèle ’pay-what-you-want’ [« payez ce que vous voulez » ou prix libre – NDT]. Les montagnes de documents de WikiLeaks sont accessibles à tous gratuitement – bien sûr, les dons sont les bienvenus, car ils permettent de soutenir l’organisation. Ce qui est primordial, c’est de faire circuler l’information.
’Censored’ n’est pas la première fois que la crypto-monnaie vient en aide à Julian. Dix jours après le lancement en 2010 du Cablegate, qui comprend 250 000 câbles diplomatiques américains hautement compromettants pour les États-Unis, Bank of America, Visa, Mastercard, PayPal et Western Union ont imposé un blocus financier illégal à WikiLeaks en représailles. Cette attaque a détruit 95 % de ses revenus et a conduit l’organisation à s’appuyer principalement sur des entreprises de crypto-monnaies pour ses transferts financiers. Comme Julian l’a commenté à Obrist, ’Ces attaques financières décourageantes seront encourageantes pour d’autres organisations dans le sens où nous les avons surmontées. (…) Elles encouragent les gens à mettre en place des structures de transfert financier alternatives, et c’est un résultat vraiment positif.’ C’est également un autre message véhiculé par ’Censored’.
Il y en a peut-être un encore plus important : le pouvoir des gens qui s’unissent pour une cause. Comme l’a dit Joshua Bate d’AssangeDAO à propos de ’Censored’ : ’Ce sont des dizaines de milliers de personnes qui s’unissent pour montrer une force réelle – le pouvoir du peuple. En moins d’une semaine, nous avons montré que les peuples décentralisés et distribués peuvent s’unir pour combattre l’injustice.’
Lorsque viendra le jour glorieux où Julian est enfin libre, l’horloge reviendra à zéro, tous les jetons de message seront libérés et la barre qui censure les messages sera retirée. ’Le message primera sur le support’, a dit Pak.
Karen Sharpe
Karen Sharpe est l’auteure de Julian Assange in His Own Words (OR Books 2021), qui a été traduit en français (Julian Assange Parle, Investig’Action), et en espagnol (Julian Assange Habla, El Viejo Topo).
Traduction « je suis content mais je me sens insignifiant et désorienté d’un coup » par Viktor Dedaj avec probablement toutes les fautes et coquilles habituelles
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir