Photo de couverture : quelque part au sud-ouest des États-Unis (Nouveau-Mexique), sur le territoire traditionnel des Zuñis.
Dans un livre initialement paru en 1937, traduit en français sous le titre La Fin et les Moyens (dernière édition Les Belles Lettres, février 2022), Aldous Huxley affirme :
« Tel est le monde dans lequel nous nous trouvons — un monde qui, d’après le seul critère acceptable du progrès, est manifestement en régression. Le changement technologique est rapide. Mais sans progrès dans la charité, le développement technologique est inutile. Il est même pire qu’inutile. Le progrès technologique n’a fait que nous fournir des moyens toujours plus efficaces pour régresser. »
Il observe par exemple (des décennies avant l’invention d’internet, du smartphone, de l’ordinateur, etc.) :
« Le progrès technologique a diminué les contacts physiques, appauvri les relations spirituelles entre les membres d’une communauté. »
Un peu plus loin, il remarque cependant que la volonté de pouvoir, qui gouverne la civilisation industrielle et se trouve à l’origine de bien des maux qui la caractérisent, n’est pas une tare inéluctable de toute société humaine :
« Il est possible d’organiser une société de sorte que même cette propension fondamentale que constitue la soif du pouvoir puisse avoir du mal à s’exprimer. Chez les Indiens zuñis, par exemple, les individus ne sont pas amenés à connaître cette tentation qui pousse les hommes de notre civilisation à travailler en vue d’acquérir de la célébrité, des richesses, une position sociale ou du pouvoir. Chez nous, le succès est toujours exalté. Parmi les Zuñis, il est tellement mal vu de rechercher la distinction personnelle que très peu aspirent à s’élever au-dessus des autres ; ceux qui essaient sont considérés comme de dangereux sorciers et punis en conséquence. Il n’y a pas d’Hitler, pas de Kreuger, pas de Napoléon et de Calvin. La soif de pouvoir ne trouve aucune occasion pour se manifester. Dans les communautés tranquilles et équilibrées des Zuñis et d’autres Indiens des Plaines, toutes les tentations de l’ambition personnelle — les débouchés politiques, financiers, militaires, religieux auxquels notre histoire nous a si douloureusement accoutumés — sont endiguées.
Le schéma social des Indiens des Plaines ne peut pas être reproduit par la société industrielle moderne. Il ne serait d’ailleurs pas désirable que nous prenions ces sociétés indiennes pour modèle. Parce que la victoire des Indiens des Plaines sur la soif de pouvoir a un cout élevé. Les Indiens des Plaines ne recherchent pas le pouvoir et la richesse, comme nous, mais ils croulent sous le poids de la tradition. Ils sont attachés à tout ce qui est vieux et terrifiés par tout ce qui est nouveau ou inconnu. Ils perdent beaucoup de temps et d’énergie à exécuter des rites magiques et à répéter d’interminables formules. Dans le langage de la théologie, nous pourrions dire que les péchés mortels qui nous accablent sont l’orgueil, l’avarice et la malice. Leur péché mortel est la paresse — par-dessus tout la paresse mentale, ou la stupidité, contre laquelle les moralistes bouddhistes avertissaient tant leurs disciples. Le problème auquel nous sommes confrontés est le suivant : pouvons-nous combiner les mérites de notre culture à ceux des sociétés des Indiens des Plaines ? Pouvons-nous créer une nouvelle société dont les défauts de ces deux modèles, les Indiens des Plaines et la civilisation industrielle, seraient absents ? Est-il possible pour nous d’acquérir les admirables habitudes de non-attachement à la richesse et au succès personnel tout en préservant notre acuité intellectuelle, notre intérêt pour la science, notre capacité à promouvoir un progrès technologique et un changement social rapide ? Impossible de répondre à ces questions. Seules l’expérience et l’expérimentation délibérée pourront nous dire si notre problème peut être résolu. »
En réalité, la réponse était déjà claire en son temps. Non. Non, la technologie, le développement technoscientifique, produit du système capitaliste, de la société de masse, industrielle et de ses hiérarchies structurelles, de son hyperdivision du travail, de la concentration du savoir, de l’avoir et du pouvoir, est incompatible avec l’équilibre (l’égalité) et la tranquillité. En outre, en prêtant des caractéristiques douteuses aux Zuñis (clichés des sauvages terriblement superstitieux, terrifiés par l’inconnu, indolents, pas bien intelligents), Huxley fait montre d’un racisme évident. Mais surtout, la question qu’il pose est absurde. Tout au plus témoigne-t-elle du fait qu’à l’instar de la plupart des civilisés, Aldous Huxley était envoûté par le Dieu Technoscience, adepte, lui aussi, du culte du « progrès technologique ».
Par ailleurs, concernant les Zuñis, peuple autrefois prospère du sud-ouest des États-Unis, qui occupait la partie centrale et septentrionale de l’actuel Arizona et du Nouveau-Mexique — un territoire aride ou semi-aride — où il vivait, depuis au moins l’an 700 apr. J.-C., d’agriculture, de chasse, de pêche et d’élevage[1], l’anthropologue états-unienne spécialiste des sociétés amérindiennes Nancy Bonvillain note[2] :
« Les familles zuñis étaient apparentées par les femmes — les filles mariées restaient dans le foyer dans lequel elles étaient nées, mais les fils mariés quittaient généralement la maison et s’installaient dans le foyer de leur épouse. Un foyer zuñi traditionnel comprenait une famille élargie composée d’un couple, de leurs filles, des maris et des enfants de leurs filles, et de leurs fils non mariés. Cette structure sociale avait pour effet d’amoindrir l’autorité des hommes dans le foyer ; par conséquent, la personne qui organisait traditionnellement les activités des résidents — et s’assurait que tous les travaux nécessaires étaient effectués — dans un foyer zuñi était la femme la plus âgée. Elle était également la personne à consulter pour obtenir des conseils sur les problèmes ou les décisions importantes.
En plus de la famille élargie, le système social des Zuñis comprenait des groupes de parents appelés lignages. Un lignage est constitué de personnes liées par une descendance directe d’un ancêtre ou d’un aîné connu. Les lignages zuñis étaient matrilinéaires, ou basés sur le principe de la succession par les femmes. La femme survivante la plus âgée d’une lignée était généralement considérée comme le chef de cette lignée et jouait un rôle actif dans la vie de ses membres en prodiguant des conseils, en réglant les conflits et en organisant les activités du groupe. En outre, la femme-chef protégeait certains objets sacrés qui étaient considérés comme la propriété de son lignage ; ces objets étaient généralement conservés dans un paquet placé sur un autel érigé dans une pièce spéciale de la maison.
[…] Ces lignées étaient combinées en de plus grandes unités de parenté appelées clans. Un clan est un regroupement de personnes qui s’estiment liées à un ancêtre commun. Un membre de plus d’une douzaine de clans zuñis n’était pas toujours en mesure d’établir son lien de parenté spécifique avec tous les autres membres, mais les membres du clan se considéraient tous comme les descendants d’un personnage spécifique d’un passé lointain. À l’instar des autres groupes de parenté zuñis, les clans zuñis étaient matrilinéaires, et les enfants zuñis appartenaient automatiquement au clan de leur mère.
[…] En plus de leur rôle dans la détermination des mariages appropriés, les clans remplissaient plusieurs autres fonctions dans la société zuñi. Chaque clan contrôlait certaines zones de terres agricoles sur le territoire zuñi. Les femmes les plus âgées d’un clan, qui étaient les chefs de clan, distribuaient les terres aux lignées et aux foyers de leur groupe. Les femmes d’un même foyer disposaient de parcelles de terres agricoles et pouvaient en hériter, mais ces parcelles n’étaient pas de véritables propriétés privées appartenant à des individus. La terre était plutôt considérée comme une ressource contrôlée, en dernier ressort, par le clan dans son ensemble, et les membres du clan avaient le droit d’utiliser la terre en fonction de leurs besoins. Si les femmes d’un foyer héritaient des terres agricoles, c’étaient les hommes qui effectuaient les travaux agricoles. Un homme travaillait sur la terre de sa mère jusqu’à ce qu’il se marie, après quoi il s’installait dans le foyer de sa femme et travaillait sur la terre de sa famille.
Comme les parents zuñis vivaient et travaillaient ensemble et partageaient la nourriture et les autres biens, les membres de la famille avaient tendance à être profondément loyaux et émotionnellement proches les uns des autres. Les liens entre parents et fils et entre sœurs et frères restaient également forts, même lorsqu’un homme quittait le foyer après le mariage. On s’attendait à ce que les hommes retournent fréquemment dans leur foyer d’origine pour aider à célébrer les fêtes familiales et donner un coup de main à leurs proches.
[…] Les Zuñis formaient des liens avec des non-parents par le biais du mariage. Les couples mariés devaient agir comme des partenaires, coopérer dans leur travail et aider à soutenir leurs familles respectives. Le mariage était considéré comme une activité très personnelle, et la conduite au sein d’un mariage n’était pas réglementée par une quelconque loi (même si elle pouvait alimenter des ragots). La plupart des mariages fonctionnaient, mais si un couple ne s’entendait pas bien, les conjoints étaient entièrement libres de divorcer (la femme gardait toutefois ses enfants). Si l’homme choisissait de divorcer, il quittait simplement le foyer de sa femme et retournait chez sa mère. Si la femme voulait mettre fin au mariage, elle plaçait les biens de son mari à l’extérieur de la maison afin que l’homme les récupère et s’en aille.
Mais lorsque le mariage était heureux, les liens qu’il établissait s’étendaient au-delà du couple pour inclure les deux ensembles de parents, et les enfants nés du couple pouvaient dépendre des membres de leur propre foyer et de la famille de leur père (ou, si leurs parents divorçaient, de la famille de leur beau-père) pour leur soutien. Chez les Zuñis, l’éducation des enfants n’était pas seulement la responsabilité des parents, mais de toute la famille. »
Les villages zuñis comprenaient aussi des conseils de prêtres, composés d’hommes, qui nommaient à leur tête un « pewkin », choisi pour « sa générosité » et pour le respect que tous et toutes les Zuñis du village lui témoignaient. Toujours en ce qui concerne la vie sociale des Zuñis, Nancy Bonvillain note que « les Zuñis réprouvaient fortement les individus vantards, querelleurs, peu coopératifs ou avares ». Elle rapporte les propos de Ruth Bunzel, une anthropologue ayant séjourné chez les Zuñis de 1928 à 1933 :
« Dans toutes les relations sociales, que ce soit au sein du groupe familial ou à l’extérieur, les traits de personnalité les plus honorés sont une conduite agréable, un tempérament coopératif et un cœur généreux. Celui qui a soif de pouvoir, qui veut être, comme ils le disent avec mépris, “un chef du peuple”, ne fait l’objet que de reproches. »
En fin de compte, explique Nancy Bonvillain :
« Grâce à un système de gouvernement unique, à une exploitation judicieuse des ressources qui les entouraient et à un système social qui mettait l’accent sur le soutien mutuel et la coopération, les Zuñis avaient créé une société fonctionnant sans heurts et offrant à la plupart des individus une vie paisible et pleine de sens. »
Nancy Bonvillain cite d’ailleurs un officier espagnol, Francisco Vasquez de Coronado qui, en 1540, consigna, à propos des Zuñis, qu’ils avaient « de très bonnes maisons », qu’ils paraissaient « très intelligents », qu’ils étaient « bien bâtis » et « accueillants », que leur nourriture était « abondante » et qu’ils faisaient « les meilleures tortillas » qu’il avait jamais mangées.
Somme toute, sans être idyllique, la situation des Zuñis semblait plutôt désirable. Aldous Huxley se trompait. Le « progrès technologique » (le développement des technologies industrielles et des hautes technologies) est inéluctablement synonyme de désastres sociaux et écologiques. Et puis, tout de même, les meilleures tortillas, c’est déjà pas mal.
Nicolas Casaux
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Apostille : Dans La Fin et les Moyens, Huxley observait d’ailleurs :
« Les plus puissants dictateurs ont besoin du soutien de l’opinion publique ; malheureusement, la technologie moderne a placé dans les mains d’une minorité régnante de nouveaux instruments permettant d’influencer l’opinion publique, incroyablement plus efficaces que tous ceux que possédaient les tyrans du passé. La presse et la radio sont déjà avec nous et dans quelques années la télévision sera certainement perfectionnée. Voir, c’est croire, bien plus encore qu’entendre. Un gouvernement en mesure d’inonder les foyers de subtiles images, textes et discours de propagande sera sans doute largement en mesure de fabriquer le genre d’opinion publique dont il a besoin. »
Presque un siècle après, tel est essentiellement le cas. Comme dans d’autres de ses ouvrages, Huxley percevait justement une large part des problèmes intrinsèquement liés au développement technologique, à la haute technologie. Mais comme dans ses autres ouvrages, Huxley persistait néanmoins à considérer le développement technologique comme le principal objectif à poursuivre. Civilisation, quand tu nous tiens.
- Concernant leur mode de subsistance, Nancy Bonvillain rapporte qu’ils « cultivèrent jusqu’à 4000 hectares de maïs, produisant un surplus assez important dans les bonnes années pour disposer d’une réserve de deux ans en cas de pertes dues à la sécheresse ou aux dégâts causés par les insectes.En plus de l’agriculture, les hommes zuñis chassaient dans les plaines, les déserts et les montagnes environnantes. La chasse se faisait généralement en groupe comprenant parfois jusqu’à cent ou deux cents personnes. Près des villages, les petits animaux, tels que les lapins, les souris et autres rongeurs du désert, abondaient, tandis que les forêts et les montagnes plus éloignées abritaient de grands animaux, comme des cerfs, des antilopes, des élans, des mouflons et des ours. Les hommes Zuni chassaient les lapins avec des bâtons lancés comme des boomerangs et chassaient les cerfs en les conduisant soit dans des enceintes clôturées soit dans des fosses creusées dans le sol, où ils pouvaient être facilement tués. Les hommes Zuni pêchaient également dans la rivière Zuni et ses affluents et capturaient des oiseaux au moyen de subtils pièges en bois et en ficelle conçus spécifiquement pour chaque espèce. Ils piégeaient des aigles, des canards, des dindes sauvages, des faucons, des hiboux, des corbeaux et des geais bleus, dont ils utilisaient la chair pour se nourrir et les plumes pour décorer les vêtements et les équipements cérémoniels. En plus des oiseaux sauvages capturés, les familles Zuni élevaient des troupeaux de dindes domestiquées, dont s’occupaient tous les membres de la famille. » (Nancy Bonvillain, The Zunis) ↑
- Nancy Bonvillain, The Zunis (Chelsea House Publishers, 1995). ↑
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