FranceInfo (18/01/2022) : « Depuis ce mardi 18 janvier au matin, une soixantaine de salariés du site Dassault, à Argonnay (Haute-Savoie), ont formé un piquet de grève. Un nouvel épisode du conflit salarial avec la direction du groupe. Les syndicats doivent rencontrer la direction ce soir pour “renouer le dialogue”.
“200 balles ou pas de Rafale”. Le mot d’ordre affiché aux portes de l’usine Dassault d’Argonnay (Haute-Savoie), près d’Annecy, a le mérite d’être clair. Ce mardi 18 janvier au matin, une soixantaine de salariés haut-savoyards ont formé un piquet de grève devant le site. C’est sur la question des augmentations des salaires que le “torchon brûle” depuis novembre 2021 entre direction et syndicats. »
Il y a quelques mois, Célia Izoard publiait un très bon ouvrage intitulé Merci de changer de métier : Lettres aux humains qui robotisent le monde. On pourrait — on devrait — dire plus. Il n’y a pas que « les humains qui robotisent le monde » qui devraient changer de métier. Ou arrêter — ou refuser — de travailler.
En 2012, une polémique sur le rapport de la gauche à l’emploi, à l’industrie et aux ouvriers avait opposé François Ruffin aux Grenoblois de Pièces et Main d’Œuvre et à Fabrice Nicolino, entre autres. Ruffin défendait l’emploi français, la production de PVC dans des usines françaises, soit le « cancer français » — le polychlorure de vinyle étant un cancérogène notoire. PMO écrivait :
« Bref, produisons des cancers français. Pour l’emploi, produisons du nucléaire français, des OGM français, des pesticides français, des nanotechnologies françaises. Ça tombe bien, Arkema est leader dans la fabrication des nanotubes de carbone, sous la marque GraphiStrength, avec son unité de production des Pyrénées-Atlantiques d’une capacité de 400 tonnes par an. Les nanotubes de carbone sont ces nanoparticules dont les effets sur les poumons rappellent ceux de l’amiante. Mais pour les syndicalistes comme pour les partisans du Front de Gauche et Là-bas si j’y suis, “l’essentiel, c’est l’emploi”, autrement dit : “Nos emplois valent plus que nos vies.” C’est ça, leur prétendue “planification écologique”. Quant à nous, libertaires et luddites, nous disons : brisons les machines à produire le cancer. »
PMO rappelait ensuite cette évidence que « les crimes de la société industrielle aussi sont commis par ceux qui ne font “que leur boulot” » — « Nous sommes des fils d’Eichmann », disait Gunther Anders.
Camille Serda, des « Amis de l’Égalité », remarquait :
« Le fait est qu’au départ PMO soulève des questions de fond qui nous intéressent au plus haut point. Peut-on défendre l’emploi lié aux fabrications de produits qui tuent ? Et quelle part de complicité et de responsabilité doivent assumer les travailleurs de ces industries criminelles, et leurs organisations syndicales et politiques ? Tout du moins celles qui prétendent parler au nom des travailleurs.
[…]
Peut-on participer à la fabrication de produits qui tuent (produits chimiques, armes, produits industriels radioactifs, etc.) sans avoir à assumer, comme producteur actif, une part de responsabilité dans la fabrication et la propagation de ces poisons ? Notre réponse est NON. Il n’est pas possible de fabriquer de la mort manufacturée, que ce soit du PVC, des pesticides, des armes, des produits radioactifs, sans avoir à assumer ces fabrications et leurs utilisations criminelles. Sans la participation active des salariés à ces industries de la mort, les capitalistes seraient dans l’impossibilité de les produire, pas plus en France qu’ailleurs.
Si cela est possible, nous le devons à une idéologie et à une théorie : le marxisme. C’est elle qui a expliqué que les prolétaires n’ayant que leur force de travail à vendre, ils n’avaient pas à se préoccuper de ce qu’en faisaient les patrons. Le seul objectif du prolétaire est de vendre, au meilleur prix, cette force de travail, sans se soucier de l’usage que va en faire le patron. C’est cette idéologie marxiste qui justifie depuis le XIXème siècle que le prolétaire n’est en rien responsable des conneries qu’on lui fait produire, puisqu’une fois qu’il a vendu sa force de travail au tôlier, celle-ci ne lui appartient plus. Le paysan est responsable s’il produit de la merde, le journaliste est responsable s’il écrit des mensonges, mais l’ouvrier a ce privilège de n’être responsable de rien, si ce n’est de faire confiance à ceux qui parlent en son nom.
À aucun moment les centrales syndicales et les partis qui parlent au nom de travailleurs, n’ont appelé à stopper le travail dans ces industries qui produisent de la mort, que ce soit en France où ailleurs. Tout ce petit monde a donc une responsabilité dans le fait que le capitalisme fait du fric avec la mort des gens.
C’est en ça que le capitalisme n’est pas aménageable, ni ici, ni ailleurs. C’est une autre façon de vivre ensemble et de produire en fonction de l’usage, du bon usage, et des besoins humains qu’il faut mettre en œuvre. C’est pourquoi nous refusons tout autant le fait d’accepter de vivre en dessous du seuil de pauvreté, que cet accommodement à la gestion du capitalisme que propose Ruffin et toute la gauche de la gauche, rouge, verte, incolore ou tricolore.
Le productivisme, quelles que soient les idéologies qui le justifient, est donc au cœur des questions que nous avons à régler. Aucun catastrophisme et aucun repli pessimiste sur un petit pré carré, ne peuvent apporter de réponses à cette nécessité de remettre l’économie et la technologie à une place qu’elles n’auraient jamais dû quitter : celle d’une activité au service des besoins humains. Le travail n’est pas un but, ou un palliatif à une vie vide de sens et d’intérêts, il n’est qu’un moyen parmi d’autres.
Le chantier de déconstruction de la société capitaliste est incontournable. Ce chantier nécessite que l’on nomme avec précision toutes ces activités génératrices de maladies, de mort, et de mutilations, nuisibles et inutiles pour les populations. Cette déconstruction doit être discutée, débattue, acceptée, pour commencer à prendre forme et libérer de nouvelles perspectives de construction d’un autre vivre ensemble. Tout retour en arrière, comme si tout ce gâchis n’avait jamais existé, n’est pas envisageable. Mais arrêter et débrancher proprement les principales sources de tous nos maux, est à notre portée. Pas simple… mais nous n’avons pas le choix. »
Un petit livre a été publié, intitulé Métro, boulot, chimio, qui récapitule ces échanges entre Ruffin, PMO, Nicolino, TomJo, Serda et d’autres au sujet de l’emploi, de l’industrie et de la vie. Je vous le recommande vivement !
Si produire des Rafale pour Dassault en Haute-Savoie ou des grenades GLI F4 pour Alsetex dans la Sarthe est particulièrement problématique, ça l’est aussi de produire du PVC pour Arkema dans l’Ain ou n’importe quelle marchandise (merde) industrielle dont la production implique en amont ou en aval des nuisances écologiques, sociales et/ou sanitaires. Comme l’écrit Florent Gouget (dans un texte également publié dans Métro, boulot, chimio) :
« L’anarcho-syndicalisme, tel qu’il s’est constitué au siècle dernier, postule que le syndicat est à la fois un moyen privilégié pour une transformation révolutionnaire de la société et la base de son organisation future. Quelle qu’ait été la justesse de cette idée dans le contexte du début du vingtième siècle, elle se heurte aujourd’hui au fait que la quasi-totalité de l’appareil productif est devenue inutile ou nuisible à la vie telle qu’on peut souhaiter la mener. À cela s’ajoutent les différentes formes d’aliénation liées au travail et au salariat, qui vont se renforçant : le travailleur n’a pas de prise sur les conditions et moyens d’exercice de son activité (matériaux, outillage, chaînes de production et de décision, finalités, etc.) et les ignore généralement en grande partie. Il se vend pour produire ce qui ne lui appartient pas ; bien souvent, ce qu’il produit réellement est désormais si flou ou si lointain qu’il aurait bien du mal à l’identifier. Peut-être, au mieux, la conscience diffuse de tout cela le saisit-elle, et l’étendue de son impuissance vient alors renforcer son inertie fataliste. On comprend donc la saine réaction de fuite que cet univers provoque chez beaucoup de gens dans les milieux libertaires, qu’ils choisissent de travailler à temps partiel, irrégulièrement, occasionnellement ou pas du tout.
Il est difficile, cela dit, de connaître à fond ce qu’on cherche à éviter et donc d’en parler de manière pertinente. Aussi cet état de fait ne favorise-t-il guère l’activité syndicale, qui repose notamment sur l’implantation, les liens affectifs, les discussions ou encore la connaissance précise et directe des conditions de travail. On peut par ailleurs s’interroger sur l’intérêt même d’une telle activité syndicale s’il n’y a, en fait, rien à sauver, ou si peu, dans les branches de pseudo métiers concernées. Essayons de nous représenter une société meilleure, notamment dans les domaines essentiels que sont l’organisation des activités productives et la répartition de leurs résultats, c’est-à-dire, pour faire court, une société où la production résulte principalement de la coïncidence entre l’attirance des individus pour telle ou telle activité et leurs besoins définis collectivement ; où le reste des tâches fastidieuses ou éprouvantes est pris en charge par l’ensemble d’une communauté ; où la répartition des fruits du travail ainsi que son organisation se font d’après des principes d’égalité, de décence et favorisent l’épanouissement de chacun ; où toutes ces activités, enchâssées dans l’ensemble de la vie sociale, préservent les ressources et les équilibres naturels et limitent au maximum la production de nuisances. Si l’on réfléchit aux moyens d’orienter l’organisation sociale dans ce sens, on est vite confronté à la nécessité de démanteler la plus grande part de l’appareil productif (usines, bureaux, élevages intensifs et serres géantes, etc.) ainsi que les infrastructures de transport et de distribution qui l’accompagnent (entrepôts, autoroutes, aéroports, etc.), sans parler de celles des télécommunications ou de la production énergétique. Tout simplement parce qu’il n’y aurait rien à faire dans un monde libre de structures prévues pour l’esclavage volontaire, produisant des aliments empoisonnés et des moyens high-tech d’abrutissement, et se caractérisant toutes par leur laideur et un fonctionnalisme déshumanisant. Sa réalisation s’en trouverait au contraire empêchée, ne serait-ce que par l’espace monumental que tout cela occupe à présent.
Pour tous ceux à qui une transformation sociale telle qu’évoquée ci-dessus paraît souhaitable, le problème n’est donc plus seulement d’exproprier les propriétaires des moyens de production. Loin d’hériter d’un système prêt à l’emploi socialiste, communiste, anarchiste ou “de gauche”, un mouvement révolutionnaire victorieux — passons pour l’instant la question du comment — devrait commencer par réparer les dégâts. Resterait alors à réorienter l’éventuelle part récupérable de l’ensemble, qui serait à définir, tout comme les moyens à employer pour y parvenir. Il faudrait enfin se réapproprier certains savoir-faire artisanaux et agricoles favorisant l’autonomie, un certain épanouissement, et l’inscription du travail dans un monde qui lui donne du sens ; ceux-là même dont le déferlement technologique a arrêté la transmission et l’élaboration continue, au point qu’il faudrait les réinventer quand ils auront complètement disparu. […] Sans préjuger du résultat d’un inventaire des techniques à conserver ou écarter qui reste à faire, on ne peut que s’alarmer de l’éradication rapide et largement entamée de toutes les formes d’appropriation de la nature antérieures à l’industrialisation massive, qui donne à l’innovation technologique permanente une odeur de terre brûlée.
Si ce sont bien les tâches qui viennent d’être évoquées qui, dans le meilleur des cas, nous attendent, alors ce sont celles auxquelles doit s’atteler toute organisation d’individus s’intéressant aux activités productives, syndicat ou non. Il est évident qu’une telle évolution correspondrait à la disparition d’une bonne part de ce qu’on désigne habituellement aujourd’hui sous le terme “syndicalisme”. Cela d’autant plus certainement que l’essentiel de cette activité (négociations sur l’organisation du travail, participation au comité d’entreprise, défense d’intérêts corporatistes) et de ses mots d’ordre (défense de l’emploi, de la croissance, du pouvoir d’achat) ne délaissent pas simplement les objectifs qui me semblent fondamentaux mais contribuent à les mettre hors de portée. C’est pourtant la poursuite de tels objectifs qui pourrait selon moi assurer la conservation, non pas du nom de la chose, mais de la tâche qu’elle s’était donnée à une époque, dans des conditions historiques particulières très différentes de celles que nous connaissons ; avant, mettons, que les syndicats ne deviennent de simples outils de régulation de l’exploitation de la main d’œuvre et de gestion des conflits sociaux. Malgré l’ambiguïté et l’insuffisance de certaines prises de positions, ce qu’on a appelé le “syndicalisme révolutionnaire” de la CGT du début du siècle dernier et l’anarcho-syndicalisme de la CNT espagnole avaient en commun ce double objectif : la défense des intérêts immédiats des travailleurs et la poursuite d’un objectif révolutionnaire. C’est ce double objectif, et lui seul, qui reste digne de nos préoccupations.
L’intérêt d’une organisation centrée sur l’activité professionnelle salariée, aujourd’hui, serait essentiellement de développer un discours sur les branches d’industries où elle est active, qui expliquerait leur caractère nuisible et la nécessité de leur disparition ou de leur transformation radicale. Elle aurait alors deux objectifs, ceux évoqués à l’instant. Le premier, défendre les intérêts immédiats des salariés, serait redéfini d’après la perspective d’une sortie de la société industrielle. Il s’agirait donc de limiter autant que possible l’aliénation des travailleurs sous tous les aspects évoqués plus haut. Cela pourrait éventuellement inclure les revendications salariales dans tel, ou tel endroit, mais sans qu’elles puissent constituer un mot d’ordre généralisable et permanent comme on l’observe aujourd’hui. La seconde consisterait en une réflexion collective menée parallèlement sur des moyens de désertion du salariat qui s’efforcent de dépasser l’acte individuel isolé, ou sur la reconversion éventuelle de certains lieux de production, accompagnée d’expérimentations pratiques correspondantes. On pourrait ainsi imaginer d’une
part les ouvriers de telle raffinerie ou les employés de tel rectorat ou centre d’appel entamant une grève du zèle tout en soutenant financièrement leurs ex-collègues partis élever des moutons ou apprendre le travail du cuir ; et d’autre part les travailleurs de telle usine de pneumatiques spécialisée dans l’équipement de 4×4 consacrer l’assemblée générale d’une grève sur le tas aux questions techniques liées à la reconversion immédiate dans les pneus de bicyclettes et véhicules utilitaires, pendant qu’une Commission mandatée prépare un projet de réaménagement des locaux pour la réparation complète de voitures ou de vélos.
Je suis bien conscient du risque lié à de telles projections fantasmagoriques, surtout quand elles ne sont pas l’exagération de tendances perceptibles dans la réalité sociale. À condition de poser au préalable leurs limites, elles sont cependant indispensables pour orienter la réflexion critique et l’action. C’est ainsi qu’on peut éviter de se mettre à la remorque d’organisations dont les objectifs déclarés n’ont plus rien à voir avec les siens propres, et se garder également de céder à un messianisme révolutionnaire qui, sous prétexte de garder la théorie pure de toute potentielle erreur d’anticipation, permet de s’illusionner sur l’ampleur de certaines difficultés, censées disparaître magiquement dans la conflagration finale.
Des démarches telles que celles imaginées ici ne sont évidemment pas simples à entamer au sein du monde salarié et on n’en voit pas le début d’une prémisse de commencement. Les usines ferment, pourtant, et manifestement sans espoir pour les salariés de retrouver du travail ; mais ils se mettent en grève, quand il est trop tard, en comptant sur les délégués CGT pour démontrer, contre l’évidence, que tel site automobile est utile, ou du moins pas totalement superflu.
Si, donc, ce n’est pas d’abord vers les salariés qu’on se tourne, c’est vers les autres qu’il faut le faire, en cherchant à soutenir la mise à distance du salariat dès à présent, et les initiatives pour transformer le mode de production capitaliste industriel. De quelle façon ? C’est ce dont il faudrait parler collectivement, dans des groupes de personnes décidés à discuter de leurs besoins et des moyens de les satisfaire, pour voir dans quelle mesure ils rencontrent leurs aspirations et la manière dont ils envisagent de mener leur vie. Les “expérimentations critiques” de ce genre existent déjà, et celles dont j’ai connaissance m’inspirent en partie ce texte.
Ceux qui s’intéressent au sujet pourront lire avec profit la brochure de Bertrand Louart intitulée Quelques éléments d’une critique de la société industrielle qui tente de donner une perspective politique à l’idée de réappropriation, la revue Notes et Morceaux choisis, notamment les articles “L’ébénisterie à l’époque industrielle” (n°6), “Le Travail mort-vivant” (n°8) et “La Crise sans fin” (n°9), ainsi que le numéro 3 de la revue Sortir de l’économie, qui pointe l’inconscience de l’emprise des rapports économiques qui caractérise nombre de démarches “alternatives”. Les obstacles innombrables recensés dans ces publications et qui ne manqueront pas de se dresser devant ceux qui tentent l’aventure, à commencer par l’emprise de l’économie sur les rapports sociaux, constituent en eux-mêmes un sujet d’étude du plus grand intérêt ; ils devraient en effet permettre de désigner beaucoup plus sûrement que les spéculations abstraites les nuisances principales auxquelles il faudrait s’attaquer, d’abord et avant tout parce que, des pollutions de tout ordre au marché du foncier, elles empêchent les gens de prendre leurs affaires en main. »
Source: Lire l'article complet de Le Partage