En couverture : une œuvre du peintre états-unien Heinie Hartwig
Quelques remarques décousues sur la liberté au sein des sociétés humaines, notamment de chasseurs-cueilleurs, au regard de notre très formidable condition civilisée
À en croire le « très honorable » 5ème Vicomte Matthew White Ridley, membre héréditaire de la Chambre des lords du Royaume-Uni, nous vivrions aujourd’hui la plus merveilleuse époque de toute l’histoire de l’humanité. Selon lui :
« Nous vivons mieux d’un point de vue économique, mais aussi de la sécurité. Nous sommes globalement plus riches, en meilleure santé, plus intelligents, plus gentils, plus heureux, plus beaux, plus libres et plus égaux que jamais auparavant[1]. »
Ses amis Hans Rosling et Steven Pinker, tous deux très appréciés d’un certain William Henry Gates III, alias Bill Gates, n’en pensent pas moins. Et les médias de masse, appartenant aux vainqueurs de ce monde, de relayer leur propagande. Telle est la doxa dans la civilisation industrielle : ce préjugé sur le passé, ce mythe du progrès, la plupart des gens y croient, du moins en partie — s’ils ne croient pas à la version particulièrement extravagante du mythe du progrès que formule notre cher Vicomte, ils croient bel et bien que, dans l’ensemble, nous vivons mieux et sommes plus libres que tous les humains nous ayant précédé. Cela s’explique très simplement. Marx & Engels :
« À toute époque, les idées de la classe dominante sont les idées dominantes ; autrement dit, la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est en même temps la puissance spirituelle dominante. La classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose en même temps, de ce fait, des moyens de la production intellectuelle, si bien qu’en général, elle exerce son pouvoir sur les idées de ceux à qui ces moyens font défaut. Les pensées dominantes ne sont rien d’autre que l’expression en idées des conditions matérielles dominantes, ce sont ces conditions conçues comme idées, donc l’expression des rapports sociaux qui font justement d’une seule classe la classe dominante, donc les idées de sa suprématie. Les individus qui composent la classe dominante ont aussi, entre autres choses, une conscience et c’est pourquoi ils pensent. Il va de soi que, dans la mesure où ils dominent en tant que classe et déterminent une époque dans tout son champ, ils le font en tous domaines ; donc, qu’ils dominent aussi, entre autres choses, comme penseurs, comme producteurs de pensées ; bref, qu’ils règlent la production et la distribution des idées de leur temps, si bien que leurs idées sont les idées dominantes de l’époque. À un moment, par exemple, et dans un pays où la puissance royale, l’aristocratie et la bourgeoisie se disputent la suprématie et où, par conséquent, le pouvoir est partagé, la pensée dominante se manifeste dans la doctrine de la séparation des pouvoirs que l’on proclame alors “loi éternelle”[2]. »
Les propriétaires et actionnaires du progrès — de l’État, du capitalisme, de l’industrie — s’assurent, tout naturellement, que leurs idées soient partagées par le plus grand nombre. Du berceau à la tombe, de l’école à la retraite, de la salle de classe au studio de BFM TV, les idées auxquelles nous sommes exposés tendent à avaliser la vision du monde des dominants.
La réalité est à peu près l’exact inverse de ce que prétend leur mythe du progrès. Sur le plan de la santé, entre la multiplication des maladies de civilisation — diabète, asthme, athérosclérose, obésité ou surpoids, maladies cardio-vasculaires, cancer, myopie et autres troubles oculaires, dépression, etc. —, les épidémies, les pandémies, les mâchoires et les dents qui ne s’accordent plus, les os qui perdent nettement en solidité, la perturbation des fonctions endocriniennes par d’innombrables produits chimiques, etc., l’idée selon laquelle nous aurions gagné entre un « avant » indéfini et aujourd’hui apparait particulièrement ridicule[3]. (Et en ce qui concerne la longévité humaine moyenne — plutôt que l’espérance de vie —, il est désormais acquis qu’elle dépassait déjà les 60 ans à l’époque des chasseurs-cueilleurs de la préhistoire[4]).
Sur le plan de l’égalité économique, le seul fait que « 8 milliardaires possèdent autant que 3,6 milliards de pauvres » devrait suffire à invalider l’existence de quelque progrès, et même à prouver une régression sans précédent.
Sur le plan de l’égalité politique, entre les pseudo-démocraties modernes, véritables oligarchies électives, et les sociétés égalitaires de chasseurs-cueilleurs d’il y a plusieurs milliers d’années, là encore, la question, elle est vite répondue.
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Dans Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité (Les Liens qui Libèrent, 2021) — par ailleurs très problématique — David Graeber et David Wengrow rapportent ce propos de James Willard Schultz (1859–1947), qu’il tint alors il n’était encore qu’un jeune homme issu d’une famille new-yorkaise aisée qui s’était marié avec une femme de la Confédération des Indiens Pieds-Noirs à l’âge de dix-huit ans et était resté vivre parmi eux jusqu’à ce qu’ils fussent parqués dans une réserve :
« Hélas ! hélas ! Pourquoi a‑t-il fallu que cette existence si simple prenne fin ? Pourquoi […] des essaims de colons sont-ils venus envahir ce merveilleux pays, détroussant ses chefs et pillant tout ce qui rendait la vie digne d’être vécue ? [Les Indiens] ne connaissaient ni les soucis, ni la faim, ni les besoins d’aucune sorte. Ici, par la fenêtre, j’entends le rugissement de la grande ville, je vois les foules se presser […], comme “attachées à la roue” avant le supplice, et je sais qu’il n’y a d’autre issue que la mort. Alors, voilà ce que serait la civilisation ! Pour ma part, je soutiens qu’il est impossible […] d’y trouver le bonheur. Seuls les Indiens des Plaines […] savaient ce que signifient le pur contentement et la félicité, dont on nous dit qu’ils devraient être le but ultime des hommes – être libéré des besoins, de l’inquiétude, des soucis. Jamais la civilisation ne pourra procurer cela à quiconque, à l’exception d’une toute petite minorité. »
Ils rapportent également ce qu’écrivait, en 1642, à propos des Montagnais-Naskapis, le missionnaire jésuite Le Jeune, supérieur provincial pour le Canada dans les années 1630 :
« Ils s’imaginent que par droit de naissance ils doivent jouir de la liberté des ânons sauvages, ne rendant aucune subjection à qui que ce soit, sinon quand il leur plaît. Ils m’ont reproché cent fois que nous craignons nos capitaines, mais pour eux qu’ils se moquaient et se gaussaient des leurs ; toute l’autorité de leur chef est au bout de ses lèvres ; il est aussi puissant qu’il est éloquent, et quand il s’est tué de parler et de haranguer, il ne sera pas obéi s’il ne plaît aux sauvages. »
Chez les Wendats, notent-ils encore, « même les chefs politiques ne pouvaient forcer quiconque à faire quelque chose contre sa volonté ». Le père Lallemant écrivait ainsi à leur sujet, en 1644 :
« Je ne crois pas qu’il y ait peuples sur la Terre plus libres que ceux-ci, et moins capables de voir leurs volontés contraintes à quelque puissance que ce soit : en sorte que les pères n’ont ici aucun pouvoir sur leurs enfants, les capitaines sur leurs sujets et les lois du pays sur les uns et les autres, qu’autant qu’il plaît à un chacun de s’y soumettre ; n’y ayant aucun châtiment dont on punisse les coupables, et aucun criminel qui ne soit assuré que sa vie et ses biens ne seront en aucun danger […]. »
Graeber et Wengrow ajoutent :
« Des missionnaires outrés rapportaient ainsi que les femmes non mariées jouissaient d’une liberté sexuelle illimitée, tandis que celles qui l’étaient pouvaient divorcer à leur gré, conformément à la conviction amérindienne selon laquelle les femmes devaient exercer un contrôle total sur leur corps. Les jésuites ne voyaient dans ces conduites immorales que le prolongement d’un principe de liberté plus général et intrinsèquement néfaste, ancré dans des dispositions naturelles. La “liberté blâmable des sauvages”, insistait l’un d’eux, était le seul véritable obstacle qui les empêchait de “s’arrêter sous le joug de la loi de Dieu”. Trouver des termes pour traduire en langue autochtone des notions telles que “seigneur”, “commandement” ou “obéissance” était déjà extrêmement difficile ; expliquer les concepts théologiques sous-jacents, c’était un combat perdu d’avance. »
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Parlons liberté de voyager et de se déplacer. Bien plus loin dans le passé, au sujet des peuples du Paléolithique supérieur, Graeber et Wengrow soulignent que « de nombreux indices témoignent qu’hommes et femmes pouvaient voyager sur de très longues distances à divers moments de leur vie ». Ce qui correspond à ce qu’on sait de certaines populations de chasseurs-cueilleurs contemporains :
« Des recherches menées auprès des Hadzas d’Afrique de l’Est ou des Martus d’Australie montrent ainsi que ces sociétés sont étonnamment cosmopolites malgré leur faiblesse numérique. Les vastes regroupements sédentaires qu’elles forment à certaines périodes sont loin de représenter des blocs homogènes dans lesquels on ne trouverait que de très proches parents. En fait, les liens purement biologiques ne concernent en moyenne que 10 % des individus. La majorité des 90 % restants sont issus d’autres populations, souvent très lointaines et ne partageant pas toujours la même langue natale. Cela se vérifie même dans des groupes modernes confinés à des territoires restreints et entourés d’agriculteurs et d’éleveurs. »
Aussi, continuent-ils :
« Il y a quelques siècles, certaines formes d’organisation régionale se déployaient sur des milliers de kilomètres. Les Aborigènes d’Australie, par exemple, pouvaient se rendre à l’autre bout du continent, traverser en chemin des zones où l’on parlait des langues qu’ils n’avaient jamais entendues, et trouver à leur arrivée des campements dont la structure faisait écho à la leur. Cette organisation reposait sur une division totémique en “moitiés” : une moitié des résidents leur devait l’hospitalité, mais se composait d’individus qu’il fallait traiter en “frères” et “sœurs” (si bien que les relations sexuelles étaient strictement prohibées) ; l’autre moitié incluait à la fois des ennemis et des conjoints potentiels. De la même manière, au XVIe siècle encore, un Nord-Américain pouvait quitter les rives des Grands Lacs, atterrir au beau milieu des bayous de Louisiane et y trouver des représentants de son propre clan (le clan des Ours, ou des Élans, ou des Castors…). Leur langue lui était certes incompréhensible, mais il n’en restait pas moins qu’ils avaient obligation de lui offrir abri et nourriture.
Le fonctionnement de ces organisations sociales “longue distance” étant déjà difficile à reconstituer quelques siècles en arrière, avant leur destruction par les colonisateurs européens, on ne peut guère que spéculer sur la forme qu’elles prenaient il y a quarante mille ans. Mais leur existence est attestée par les recherches archéologiques, qui révèlent une uniformité matérielle frappante entre des zones très éloignées les unes des autres. Cette “société”, si tant est que l’on puisse saisir ce que le terme signifiait alors, couvrait des continents entiers.
Au premier abord, cet aspect parait largement contre-intuitif : nous pensons généralement que le progrès technologique tend à contracter le monde. Sur le plan purement physique, c’est évidemment le cas : il est indéniable que la domestication des chevaux et le perfectionnement continu des techniques de navigation, pour ne prendre que ces deux exemples, ont grandement facilité les déplacements. Mais l’augmentation numérique des populations humaines semble avoir eu l’effet inverse. Plus l’histoire avance, moins on voit d’êtres humains entreprendre de grands voyages ou partir vivre très loin de chez eux. Observé sur le temps long, le rayon de déploiement des relations sociales se rétrécit bien plus qu’il ne s’étend. »
Graeber et Wengrow insistent sur plusieurs libertés, fondamentales à leurs yeux (à juste titre), dont jouissaient les chasseurs-cueilleurs, parmi lesquelles « la liberté de partir s’installer ailleurs », de quitter, fuir leur groupe social, leur société, et « la liberté d’ignorer les ordres donnés par d’autres ou d’y désobéir ». Aujourd’hui, sommes-nous (êtes-vous) libres de quitter la société étatique dont nous sommes (vous êtes), bon gré mal gré, membres, parties prenantes ? De désobéir ?
Dans son ethnographie intitulée The Hadza : Hunter-Gatherers of Tanzania (« Les Hadzas : Des chasseurs-cueilleurs de Tanzanie »), l’anthropologue Frank Marlowe rapporte :
« Les Hadzas sont remarquablement non-territoriaux. Lorsque les gens d’un camp décident de se rendre dans un autre endroit, ils ne se soucient pas de savoir s’ils sont autorisés à s’y installer. Ils peuvent se déplacer où ils veulent, selon Woodburn (1968), ce qui concorde avec mon expérience. La plupart du temps, ils savent où vivent les autres et évitent de se déplacer vers le même point d’eau. Ils pourront s’y rendre à un autre moment, lorsque personne ne s’y trouve. Ils ne s’inquiètent jamais de pénétrer dans une zone qu’occuperait un autre groupe de Hadzas. Ils sont clairs sur le fait que les Hadzas ne possèdent ni ne contrôlent aucune zone du territoire qu’ils sillonnent. La liberté de vivre n’importe où a généralement été étendue même aux non-Hadzas. »
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Dans une ethnographie consacrée aux Cuivas (Les Cuivas, Lux, 2019), un groupe de chasseurs-cueilleurs de Colombie, Bernard Arcand explique avoir soudainement pris conscience du fait qu’il allait « désormais partager la vie de gens qui connaissent les détails de leur univers et qui maîtrisent la fabrication de leurs outils, des gens qui savent le pourquoi de chaque chose », tandis qu’il appartenait, lui « à une société dans laquelle l’individu se trouve totalement dépassé par ce qui l’entoure et a parfaitement appris à faire aveuglement confiance à sa société ». Le civilisé moyen, en effet, s’avère largement incapable de fabriquer les objets qu’il utilise au quotidien. S’il lui était possible, autorisé, de quitter la structure sociale dont il participe et d’aller vivre dans la nature, il ne survivrait pas longtemps.
Concernant la distribution du pouvoir chez les Cuivas, Arcand note que :
« Peu d’individus pourraient prétendre incarner l’autorité au sein du groupe local. Les aînés qui dominent leur unité familiale sont aussi en position de force au sein du groupe local. Tous leur doivent écoute et respect. Par contre, et malgré leur grand savoir et la puissance de leurs interventions médicales, les trop âgés sont devenus largement insignifiants, alors que les trop jeunes n’ont pas encore mérité d’être écoutés. Concrètement, les liens de parenté dictent les comportements en imposant respect, camaraderie, politesse formelle, réserve ou sans-gêne. Mais, de fait, l’autorité reste largement sans objet. À peine quelques décisions d’intérêt commun exigent un consensus et une bonne entente. Encore une fois, ce sont à peu près les mêmes questions : quand partir et vers quelle destination ? Ce mariage est-il raisonnable ? Les adultes en discutent et les réponses doivent refléter l’opinion générale. »
De plus, ajoute-il plus loin,
« si les Cuivas sont unanimes à affirmer que ce genre de décision revient exclusivement aux adultes, n’importe quel observateur le moindrement attentif conclurait sans hésiter que les enfants font preuve, universellement, d’un talent remarquable pour harceler les parents et qu’ils en usent jusqu’au point où, n’en pouvant plus, ces parents, collectivement, “décident” de déplacer le campement vers la rivière où poussent les fruits sucrés. »
Aussi, remarque-t-il,
« la cohésion qui assure l’existence du groupe local est l’effet de relations amicales de coopération entre les 8 ou 16 adultes du groupe, que ces relations dépendent entièrement de la volonté de ces adultes et qu’elles ne sont assurées par aucune institution ni autorité supérieure. »
Au sujet du préjugé commun selon lequel la vie en petits groupes, en petites sociétés — on le dit notamment à propos de la « vie de village » — induit nécessairement une uniformité d’opinion, une forme de pensée unique, étouffante, Arcand rapporte au contraire, en ce qui concerne les Cuivas, une « absence d’imposition contraignante d’une culture uniforme », qu’il illustre par plusieurs anecdotes, dont la suivante :
« Un cas similaire est apparu lors de nos discussions sur la nature de l’âme. Compte tenu du fait qu’à la mort l’âme se divise en deux pour produire un nouveau Cuiva et un nouveau Woweil, je cherchais à savoir s’il y a également deux facettes à l’âme de tout être vivant. J’étais naïvement à la recherche de l’ange et du démon, du Bien et du Mal, de Docteur Jekyll et de Monsieur Hyde. Encore une fois, je venais de soulever une question sur laquelle il n’y a pas de consensus et les gens reconnaissaient que les opinions divergent. C’est donc un bon sujet de discussion, une occasion agréable de développer des idées. Mais c’est aussi le reflet de la marge de manœuvre considérable laissée à l’opinion personnelle. Il n’y a pas d’organisation collective de la production de nourriture et il n’est pas davantage nécessaire de créer une communauté d’opinions. La liberté intellectuelle ne fait que confirmer la liberté d’association. »
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Dans un texte intitulé « Développement et socialisation dans un contexte évolutif : grandir pour devenir “un être humain bon et utile” », publié dans l’anthologie War, Peace, and Human Nature : The Convergence of Evolutionary and Cultural Views (« Guerre, paix et nature humaine : La convergence des points de vue évolutionnistes et culturels »), parue en 2013, compilée par l’anthropologue Douglas P. Fry, la professeure de psychologie Darcia Narvaez remarque que « l’anarchie règne » dans nombre de petites sociétés de cueilleurs-chasseurs :
« C’est-à-dire qu’il n’y a pas d’autorité centrale ni de dirigeants officiels. Les adultes sont libres de vagabonder et de faire ce qu’ils veulent (Hewlett & Lamb, 2005 ; Konner, 2010). Les enfants, eux aussi, sont considérés comme des êtres libres […] qui ne doivent pas être contraints (Sahlins, 2008). Chez les Semai, par exemple, l’on considère que la coercition nuit à l’esprit (punan ; Dentan, 1968). Les personnes plus expérimentées, telles que les aînés, peuvent tenter de persuader les autres de suivre leurs suggestions mais aucun usage de la force n’est jamais envisagé. Chez les Semai, même les parents n’ont pas le droit de contraindre les enfants à faire quelque chose (Dentan, 1968). »
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Dans Travailler. La grande affaire de l’humanité (Flammarion, 2021), l’anthropologue James Suzman remarque :
« Les sociétés de chasseurs-cueilleurs posent également un problème à ceux qui sont convaincus que l’égalité matérielle et la liberté individuelle sont contradictoires et irréconciliables. En effet, les sociétés fondées sur le partage à la demande [un mode d’échange où la nourriture et les objets sont partagés sur la base de demandes formulées par le récepteur plutôt que d’offres faites par le donneur] étaient à la fois très individualistes, dans la mesure où personne n’y était soumis à l’autorité coercitive de quelqu’un d’autre, et intensément égalitaires. En accordant aux individus le droit de taxer spontanément n’importe qui, ces sociétés garantissaient premièrement que la richesse matérielle finirait toujours par être répartie de manière assez égale ; deuxièmement, que tout le monde aurait quelque chose à manger, quelle que soit sa productivité ; troisièmement, que les objets rares ou précieux seraient largement diffusés et librement disponibles pour tout le monde ; et enfin, qu’il n’y aurait aucune raison de gaspiller de l’énergie à tenter d’accumuler plus de richesse matérielle qu’autrui, car cela n’aurait aucune utilité. »
En outre, contrairement à un simplisme trop répandu :
« L’extrême inégalité n’a […] pas été une conséquence immédiate et organique de la transition de nos ancêtres vers l’agriculture. De nombreuses sociétés agricoles primitives étaient beaucoup plus égalitaires que les sociétés urbaines modernes, et dans les villages et hameaux anciens, les gens travaillaient souvent en coopération, partageant équitablement le produit de leur travail et thésaurisant les excédents au profit de tous. Beaucoup d’éléments indiquent également que cette forme archaïque d’égalitarisme (semblable à celle qui règne dans un kibboutz) a perduré parce qu’elle constituait un moyen efficace de gérer les épisodes récurrents de pénurie dont souffraient régulièrement les populations agricoles en pleine croissance démographique. Ainsi, par exemple, les petits agriculteurs qui se sont établis dans une grande partie de la péninsule Ibérique au cours du premier millénaire avant J.-C. sont considérés par certains archéologues comme ayant été “résolument égalitaires”, jusqu’à ce que les légions romaines apparaissent à l’horizon au Ier siècle avant J.-C. »
Quoi qu’il en soit, relève Suzman :
« Que certains petits peuplements agricoles du Néolithique aient été ou non très égalitaires, la vie dans les grandes villes du monde a toujours été tout sauf égalitaire, malgré les tentatives épisodiques des populations à l’esprit révolutionnaire pour y remédier. »
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Dans sa préface à l’édition française du livre de Walter Scheidel, Une histoire des inégalités (Actes Sud, 2021), le sociologue Louis Chauvel résume trois des principales idées que l’ouvrage met en lumière au sujet de l’inégalité :
« La première est que, loin de s’opposer, civilisation et inégalité vont ensemble et forment deux facettes d’un même phénomène : les civilisations les plus développées sont marquées par des inégalités extrêmes. La deuxième, c’est que le processus normal, routinier, le sens de l’Histoire, en quelque sorte, d’une civilisation en développement est d’accroître l’inégalité économique accumulée, en direction d’un niveau de saturation où elle se maintient à un seuil extrême. La troisième, et c’est l’objet même du livre de Walter Scheidel, concerne les processus envisageables de réduction des inégalités : advient ici la métaphore des Quatre Cavaliers de l’Apocalypse que sont la révolution, la guerre, le collapsus de l’État ou la pandémie. Scheidel démontre que, historiquement, depuis le Néolithique, l’inégalité extrême ne peut se réduire sans un déchaînement de violence de masse, sociale ou naturelle, engendrant une mortalité démesurée. »
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En résumé, d’après le matériel archéologique et anthropologique disponible, nous savons qu’il a existé — et qu’il existe peut-être encore — des sociétés de chasseurs-cueilleurs (très) égalitaires, y compris sur le plan sexuel, et d’autres très inégalitaires (non-discutées ici, parmi lesquelles on retrouve par exemple les sociétés de chasseurs-cueilleurs dites « complexes » du Nord-Ouest Pacifique, comme les Chumash). Les plus égalitaires étant les sociétés nomades fonctionnant sur le principe du « retour immédiat ».
À travers le temps (long) et l’espace, le degré de liberté dont jouissaient femmes et hommes a énormément varié, connu des hauts et des bas, des augmentations et des diminutions, de manière non-linéaire. Néanmoins, dans l’ensemble, tout porte à croire qu’il a lourdement décliné. Il parait évident qu’au sein des groupes de chasseurs-cueilleurs égalitaires et de bon nombre de sociétés autochtones, tout particulièrement, les êtres humains étaient bien plus libres que les civilisés, notamment contemporains, avec leurs masques et passes vaccinaux, leurs gouvernements, leur vaste hiérarchie — dans laquelle ils se retrouvent au-dessous, entre autres, de patrons, de maires, de préfets, de députés, de sénateurs, de ministres, de présidents et d’experts en tous genres qui administrent leurs vies —, leurs faits et gestes continuellement surveillés par l’œil omnivident des satellites, leurs polices et autres forces de l’ordre, leurs armées, etc. Mais fort heureusement, correctement conditionnés par les institutions qui les dominent, beaucoup appellent liberté cet état de servilité et de dépossession maximales.
« Ce n’est pas mystérieux : la domination produit les hommes dont elle a besoin, c’est-à-dire qui aient besoin d’elle ; et toutes les prétendues commodités de la vie moderne, qui en font la gêne perpétuelle, s’expliquent assez par cette formule que l’économie flatte la faiblesse de l’homme pour faire de l’homme faible son consommateur, son obligé ; son marché captif qui ne peut plus se passer d’elle : une fois les ressorts de sa nature humaine détendus ou faussés, il est incapable de désirer autre chose que les appareils qui représentent et sont à la place des facultés dont il a été privé[5]. »
Aussi pour la raison que « chaque progrès technique abêtit la partie correspondante de l’homme, ne lui en laissant que la rhétorique, ainsi que Michelstaedter le rédigeait en 1910 à la lueur d’une lampe à huile : tous les progrès de la civilisation sont autant de régressions de l’individu […]. Nous autres dont la vie se déroule au crépuscule de ce long désenchantement à quoi le principe de rationalisme étroit et positif nous a réduits — régression qui “est essentielle au développement conséquent de la domination”, précise Adorno dans une annotation au Meilleur des mondes — pourrions être les témoins étonnés de ce processus de déperdition parvenu à son terme, si nous n’en étions pas, en notre personne, aussi le résultat[6]. »
On notera, en conclusion, que pour bien percevoir l’étendue de notre non-liberté, il importe de réaliser combien il est trompeur de parler de « société » pour désigner les groupes de chasseurs-cueilleurs égalitaires au même titre que la civilisation industrielle contemporaine. Si les premiers faisaient réellement société, participaient directement à la fabrique de leur vie quotidienne, à faire, défaire et modifier collectivement les règles qu’ils se donnaient, l’immense majorité d’entre nous ne sont plus que les sujets d’une vaste machinerie sociotechnique qu’ils subissent : nous ne faisons pas société.
Nicolas Casaux
- « Extinction Rebellion et Greenpeace sont juste de bons capitalistes », interview de Matt Ridley dans Le Point, 21/05/2019 : https://www.lepoint.fr/societe/extinction-rebellion-et-greenpeace-sont-juste-de-bons-capitalistes-21–05-2019–2313885_23.php ↑
- L’Idéologie allemande, 1845–1846 (publié pour la première fois en 1932). ↑
- Cf. « Une brève contre-histoire du “progrès”, de la civilisation et de leurs effets sur la santé » (par Nicolas Casaux) : https://www.partage-le.com/2017/09/03/une-breve-contre-histoire-du-progres-et-de-ses-effets-sur-la-sante-de-letre-humain/ ↑
- « Les chasseurs-cueilleurs bénéficiaient de vies longues et saines » (REWILD) : https://www.partage-le.com/2016/03/21/les-chasseurs-cueilleurs-beneficiaient-de-vies-longues-et-saines-rewild/ ↑
- Baudouin de Bodinat, Au fond de la couche gazeuse, 2015, Fario. ↑
- Baudouin de Bodinat, Au fond de la couche gazeuse, 2015, Fario. ↑
Source: Lire l'article complet de Le Partage