Image de couverture : Des femmes Himba qui appliquent (encore aujourd’hui) de l’ocre sur leurs cheveux dans le nord-ouest de la Namibie. (Stephen Alvarez/National Geographic Creative)
Le texte suivant, écrit par l’anthropologue britannique Camilla Power, maitre de conférence à l’université d’East London, a initialement été publié, en anglais, le 5 septembre 2018, à l’adresse suivante : https://libcom.org/history/gender-egalitarianism-made-us-human-response-david-graeber-david-wengrows-how-change-cou
Auteurs d’un ambitieux texte récemment paru dans le magazine Eurozine, David Graeber et David Wengrow tentent de réécrire le récit de l’histoire de l’humanité. Ils s’attaquent au « mythe » selon lequel les humains jouissaient autrefois de l’égalité et de la liberté au sein de groupes de chasseurs-cueilleurs, jusqu’à ce que l’invention de l’agriculture ne nous entraine sur la voie de l’inégalité sociale.
Ils affirment que nombre d’écrivains populaires, comme Francis Fukuyama et Jared Diamond, ainsi que les archéologues Kent Flannery, Joyce Marcus et Ian Morris, adhèrent pleinement à ce mythe. En conséquence, nous disent-ils, ces auteurs parviennent à des conclusions lugubres sur l’inégalité sociale : à moins que nous puissions remonter le temps et téléporter un petit nombre d’êtres humains dans l’âge d’or, nous ne pourrons plus jamais connaitre la justice sociale et l’égalité.
Graeber et Wengrow soulignent passionnément que l’histoire de la civilisation est riche d’exemples de résistance humaine à la tyrannie et à la hiérarchie. Ils apportent des preuves de la complexité sociale des chasseurs du Paléolithique supérieur, en soutenant que l’avènement de l’agriculture n’a pas constitué une « transition majeure » pour la plupart des populations, mais un processus lent et latent. Je suis d’accord. Mais leur argumentation me laisse perplexe, en grande partie parce que j’ai du mal à comprendre ce qu’ils essaient de dire sur les origines de l’être humain. Cherchent-ils à remplacer un mythe par un autre ?
Dans des entretiens, Graeber et Wengrow nient être en train de parler de la question des origines. Pourtant, la première page de l’article d’Eurozine nous apprend que « ce que nous avons l’habitude de nous raconter à propos de nos origines est faux ». Alors quoi ?! Cela a‑t-il été glissé par un éditeur secondaire ayant lui aussi mal compris leur propos ? D’une part, ils affirment que nous ne pouvons rien savoir de la vie sociale avant le Paléolithique supérieur (au-delà d’il y a environ 40 000 ans), parce que nous n’aurions simplement rien à étudier. D’autre part, ils affirment de manière péremptoire que l’histoire de nos ancêtres vivant en « petits groupes égalitaires » est fausse. Mais comment savent-ils que c’est faux s’il n’y a pas de preuves ? Et quelle partie est fausse exactement ? Que leurs bandes étaient minuscules ? Qu’elles étaient égalitaires ? Quelle est donc la véritable histoire ?
Graeber et Wengrow terminent leur article par des remarques non étayées sur les relations entre les sexes chez les chasseurs-cueilleurs vivant en petites bandes, « à petite échelle », pour en conclure que la vie dans les camps nomades implique nécessairement une « la perte la plus douloureuse des libertés humaines ». Ils évitent soigneusement ou choisissent d’ignorer des pans entiers de l’expertise ethnographique moderne, en particulier les études minutieuses qui montrent que les statuts des femmes des sociétés de chasseurs-cueilleurs africaines se dégradent et qu’elles perdent de plus en plus leur liberté — subissant la domination masculine — avec la sédentarisation. Cela se produit lorsque les femmes sont entravées dans leurs déplacements et privées de ce fait des réseaux de soutien sophistiqués [tissés lorsque les femmes sont libres]. Les chasseurs-cueilleurs africains résistent particulièrement à l’atomisation des familles nucléaires en utilisant de nombreux mécanismes visant à créer des liens entre amis et parents éloignés. Chez les chasseurs-cueilleurs véritablement égalitaires, les gens peuvent vivre où bon leur semble — il s’agit d’un trait qui les caractérise singulièrement.
En discutant des modèles de revenu économique de Morris de la vie au Paléolithique, Graeber et Wengrow vont ajouter leur grain de sel en se demandant : « Qu’en était-il de tout ce qui était gratuit ? La sécurité gratuite, la médiation des conflits gratuite, l’éducation primaire gratuite, le soin des plus âgés gratuit, la médecine gratuite, sans oublier les coûts des divertissements, de la musique, des contes et des services religieux… ». Leur liste est longue, et pourtant, de manière significative, ils omettent la puériculture collective gratuite des enfants — probablement l’aspect le plus révélateur des relations entre les sexes chez les chasseurs-cueilleurs selon l’anthropologie moderne.
Dans cette réponse, je souhaite d’abord montrer que Graeber et Wengrow n’ont manifestement rien à dire sur les origines de l’humanité. Ensuite, je mentionnerai les preuves qui montrent que, depuis nos ancêtres du genre Homo et jusqu’à l’aube de l’humain moderne, nous avons vécu dans des sociétés de plus en plus égalitaires. Et qui plus est que l’égalitarisme entre les sexes a joué un rôle essentiel dans l’évolution de nos ancêtres doués de langage. Enfin, je m’interrogerai sur les conséquences d’une période prolongée d’égalitarisme pour l’évolution de nos corps et de nos esprits. Le fait de savoir qu’il s’agit de notre nature nous aiderait-il vraiment ? Le fait de savoir que nous avons été conçus par la sélection naturelle et sexuelle pour être heureux et en bonne santé dans des conditions égalitaires ? Si tel est le cas, la question à poser en premier lieu n’est peut-être pas « comment en sommes-nous arrivés à être inégaux », mais « comment sommes-nous devenus égaux ? »
Les transitions sur lesquelles je me concentre se sont produites il y a 2 millions, un demi-million et 150 000 ans, une échelle de temps différente de celle de Graeber et Wengrow. Les raisons pour lesquelles ils sont disqualifiés pour parler des origines humaines sont les suivantes. Premièrement, ils ne se réfèrent aucunement à l’évolution. Deuxièmement, ils ne traitent pas du sexe et du genre. Troisièmement, ils laissent de côté l’Afrique, le continent sur lequel nous avons sommes devenus des humains modernes.
D’abord, l’évolution
En tant qu’anthropologue culturel américain, Graeber est issu d’une tradition qui se méfie du darwinisme, le considérant comme un cheval de Troie de l’idéologie capitaliste. Pourtant, ironiquement, la sociobiologie, l’écologie évolutionniste, ou quelle que soit la manière dont vous la nommez (elle change sans cesse de nom parce que les spécialistes des sciences sociales et culturelles sont très grossiers à son égard) a pris un remarquable tournant féministe au cours de ce siècle. Les stratégies des femmes sont désormais au cœur des modélisations des origines humaines. Oubliez « l’homme, ce chasseur », les nouveaux héros darwiniens sont les grands-mères travailleuses, les singes baby-sitters, ou encore les enfants ayant plus d’un papa. L’homme, le puissant chasseur, n’arrive qu’après coup. Et nous ne parlons pas seulement de femelles alpha au caractère bien trempé, mais aussi de la coopération collective dans des coalitions féminines de plus en plus complexes, et de l’idée d’un « cerveau social femelle par défaut » extrapolée à partir d’études sur les primates.
Selon l’économiste évolutionniste Herbert Gintis, le principal problème de la sociobiologie aujourd’hui est « d’expliquer pourquoi nous avons des émotions aussi prosociales ». L’éminente féministe darwinienne Sarah Hrdy le note au début de son ouvrage Mothers and others, le plus important livre sur l’évolution humaine de ce siècle. Dans des réunions politiques, David Graeber soutient que le capitalisme s’attaque à nos instincts de coopération et les parasite. Sans ces instincts d’entraide nous permettant de résoudre nos problèmes, il s’effondrerait tout simplement. Je suis tout à fait d’accord avec lui.
Mais pourquoi Graeber ne s’intéresse-t-il pas à la façon dont nous avons acquis ces instincts ? Dans un monde darwinien, ils ne sont pas gratuits. Aucun des grands singes dont nous sommes les plus proches ne les possède. Nous faisons régulièrement ce qu’aucun autre mammifère social complexe ne fait. Nous coopérons avec des étrangers, des personnes que nous n’avons jamais vues auparavant et que nous ne reverrons jamais. Il s’agit de quelque chose de normal, aussi bien pour les chasseurs-cueilleurs égalitaires que pour les gens dans le métro de Londres. Alors, qu’est-ce qui nous a rendus, nous, l’un des grands singes africains, si différents des autres ?
Ensuite, le sexe et le genre
Sur le sexe et les relations de genre, Graeber et Wengrow ne disent rien de sérieux. Cela vaut mieux, car sans tenir compte de l’évolution, il sera difficile de discuter de ces sujets.
Ils formulent cependant un passage qui aborde l’imagerie du genre. Ils mentionnent des figurines et des statues féminines d’une communauté agricole néolithique (Çatal Hayuk) comme un indice du pouvoir des femmes. En revanche, ils suggèrent que la génitalité débridée des animaux mâles représentés sur le monument de Göbekli Tepe, construit par des chasseurs-cueilleurs, indiquerait un faible statut pour les femmes. Pour les archéologues et les anthropologues, il s’agit là d’une interprétation très réductrice de l’iconographie sexuée. Exemple moderne : la présence massive de la Vierge Marie dans les églises catholiques ne m’a jamais donné beaucoup de pouvoir sur mes décisions reproductives.
Plusieurs figurines de Vénus du Paléolithique supérieur sont techniquement considérées comme « phalliformes ». En les regardant d’un côté, on voit des seins et des culs, mais d’un autre côté, on voit des pénis ! Il s’agit d’une sorte d’illusion d’optique d’interversion des sexes. Nous avons besoin d’une théorie pour expliquer pourquoi l’ambiguïté du sexe est si présente dans les cosmologies des chasseurs-cueilleurs. Les femmes initiées des Ju/‘hoansi du Kalahari se transforment en taureaux antilopes, tandis que les filles Hadza de Tanzanie incarnent une héroïne matriarcale qui chasse le zèbre et porte sur elle les organes génitaux de leurs prises mâles. L’initiation à la société secrète Ngoku des femmes BaYaka du Congo implique des performances grivoises qui imitent le comportement sexuel masculin, avec toutes les sécrétions nécessaires qui coulent partout. Ces chasseurs-cueilleurs africains figurent parmi les peuples les plus égalitaires au monde au niveau socio-sexuel.
L’absence de la question sexuelle est le trou noir dans l’article de Graeber et Wengrow. Peut-on commencer à parler d’in/égalité sans aborder la question du sexe et du genre ? D’un point de vue évolutionniste, il est probable que cette question soit au cœur de l’affaire.
Troisièmement, l’Afrique
Dans les années 1980 et au début des années 1990, on pouvait écrire sur la révolution qui a fait de nous des humains, en invoquant l’art, le symbolisme et le langage, en n’abordant que les preuves du Paléolithique supérieur européen. L’idée selon laquelle nous ne serions devenus vraiment intelligents qu’en Europe ainsi qu’en témoigneraient les magnifiques peintures et figurines rupestres, et ce bien que notre évolution anatomique ait eu lieu en Afrique, est une idée aujourd’hui dépassée, eurocentrique et frisant le racisme en reléguant notre histoire évolutive africaine à de la biologie pure sans l’ombre d’une référence au fait culturel.
Depuis lors, une attention accrue a été portée sur l’archéologie des origines de l’humain moderne en Afrique, qui remonte à plus de 200 000 ans. Nous savons maintenant que l’Afrique, dans sa diversité, a toujours été à la pointe du progrès.
Aujourd’hui, si vous écrivez sur les origines de l’humanité, il vous faut parler de l’Afrique. La chronologie de l’émergence de l’humain moderne remonte maintenant à 300 000 ans, comme le montrent les fossiles marocains de Jebel Irhoud aux visages modernes, et se termine plus de 100 000 ans plus tard avec les fossiles éthiopiens entièrement modernes d’Omo Kibish et de Herto, aux cerveaux ronds. Nous découvrons aussi que les humains modernes quittèrent l’Afrique plus tôt qu’on ne le pensait. Cependant, Homo sapiens a tout de même passé deux à trois fois plus de temps en Afrique que sur n’importe quel autre continent.
Graeber et Wengrow ne traitent donc certainement pas des origines de l’humanité. Je me propose le faire.
Quelles sont les preuves d’une tendance égalitaire croissante dans l’évolution humaine, et pourquoi cette tendance a‑t-elle nécessairement une dimension socio-sexuelle ? Il y a trois domaines principaux à prendre en compte : premièrement, la biologie, l’histoire du vivant et la psychologie évoluée de notre espèce — les preuves que constituent nos corps et nos esprits ; deuxièmement, l’ethnographie des chasseurs et des cueilleurs, en particulier des chasseurs-cueilleurs africains, qui nous donne un aperçu spécifique de la façon dont l’égalitarisme fonctionne en pratique ; et troisièmement, les registres archéologiques africains en matière d’art, de culture et de symbolisme qui remontent à bien plus de 40 000 ans.
Corps et esprits égalitaires
Commençons par la biologie. Le trait le plus remarquable de notre nature égalitaire se trouve peut-être dans la conception de nos yeux. Nous sommes les seuls, parmi plus de 200 espèces de primates, à avoir développé des yeux de forme allongée, avec un iris sombre détonant sur le fond d’une sclérotique blanche et brillante. Connus sous le nom d’« yeux coopératifs », ils permettent à toute personne avec laquelle nous interagissons de voir facilement ce que nous regardons. À l’inverse, tous les grands singes ont des yeux ronds et foncés, ce qui rend très difficile de savoir ce qu’ils regardent. Tels des mafieux portant des lunettes de soleil, ils observent attentivement les mouvements des autres animaux, mais dissimulent leurs pensées aux autres. Ces yeux sont adaptés à un monde simiesque de compétition machiavélienne.
Nos yeux, en revanche, sont adaptés à la lecture mutuelle des pensées, également connue sous le nom d’intersubjectivité ; nos parents les plus proches bloquent cette fonction. Se regarder dans les yeux, se demander « vois-tu ce que je vois ? » et « penses-tu à ce que je pense ? » est tout à fait naturel pour nous, et ce dès le plus jeune âge. Regarder dans les yeux d’autres espèces de primates est considéré comme une menace. Cela nous indique immédiatement que nous avons évolué sur une voie différente de celle de nos plus proches parents primates.
Dans Mothers and Others (Les mères et les autres), Hrdy nous fournit l’explication la plus convaincante de comment, pourquoi et quand cela s’est produit. Son argument est simple. Le baby-sitting existe dans toutes les sociétés humaines, les mères étant heureuses de confier leur progéniture à d’autres individu·es pour qu’ils/elles s’en occupent temporairement. Les chasseurs-cueilleurs africains sont les champions de cette forme collective de puériculture, ce qui indique qu’elle faisait partie de notre héritage. En revanche, les mères des grands singes — chimpanzés, bonobos, gorilles et orang-outans — ne se séparent jamais de leurs bébés, en raison des risques encourus : elles sont hyperpossessives et protectrices.
Cela caractérise particulièrement les grands singes. Les singes ont un comportement différent et sont prêts à confier leur bébé à un parent de confiance. Le facteur clé est le degré de parenté entre les individus. Les mères des singes de l’Ancien Monde vivent généralement avec des parentes, ce qui n’est pas le cas des mères des grands singes. Cela signifie que les mères des grands singes n’ont personne à proximité à qui elles peuvent faire suffisamment confiance. Cela nous dit quelque chose d’important sur les conditions sociales dans lesquelles nous avons évolué. Nos ancêtres devaient vivre à proximité de femmes de confiance, la plus fiable étant la mère d’une jeune mère. Cette « hypothèse de la grand-mère » a été utilisée pour expliquer notre longévité post-procréation, extraordinairement longue — c’est-à-dire pour expliquer l’évolution de la ménopause.
Hrdy étudie comment la prise en charge multiparentale a façonné l’évolution de la psychologie unique de notre espèce. Si les soins coopératifs aux enfants — la puériculture collective — peuvent débuter par la relation mère-fille, créer des liens avec les petits-enfants impliquera rapidement les tantes, les sœurs, les filles aînées et d’autres parents de confiance. Selon Hrdy, à partir du moment où les mères autorisent d’autres personnes à prendre leur bébé dans leurs bras, des pressions sélectives favoriseront de nouveaux types de perception mutuelle. Ces pressions donnent lieu à toute une série de réponses nouvelles — regards partagés, babillages, baisers, etc. — qui permettent à cette triade composée de la mère, du bébé et de la nouvelle assistante (ou du nouvel assistant) de consolider les liens qui les unissent tout en surveillant les intentions de l’autre. Quelques heures à peine après sa naissance, un bébé vivant dans un camp de chasseurs-cueilleurs africain aura été présenté et tenu par de nombreux parents et amis des deux sexes.
L’enfance elle-même constitue un aspect unique de l’histoire de l’humanité ayant coévolué avec les grands-mères travailleuses. Après le sevrage et avant la poussée des dents adultes, les enfants ont besoin d’aide pour trouver des aliments qu’ils puissent ingérer, c’est là que grand-mère intervient. La grand-mère aurait donc eu un impact important sur la survie de l’enfant, permettant à la mère d’envisager son prochain bébé. C’est ce qui a donné naissance à la caractéristique particulière des familles « empilées » chez les humains, où — contrairement aux autres grands singes — une mère a plusieurs enfants à charge en même temps.
Le trait le plus remarquable de notre anatomie et qui nous distingue des autres singes est la taille extraordinaire de notre cerveau. Tandis qu’une mère humaine et un chimpanzé ont un poids corporel assez similaire, les humains adultes d’aujourd’hui ont un volume cérébral trois fois supérieur à celui d’un chimpanzé. Le tissu cérébral consomme beaucoup d’énergie. Les mères grands singes, qui doivent accomplir tout le travail d’éducation des enfants à elles seules, ne peuvent fournir qu’une quantité limitée d’énergie à leur progéniture et ne peuvent donc pas développer leur cerveau au-delà de ce que l’on appelle le « plafond gris » (600 cm³). Nos ancêtres ont dépassé ce plafond il y a environ 1,5 à 2 millions d’années avec l’émergence de l’Homo erectus, dont le cerveau était deux fois plus volumineux que celui des chimpanzés actuels. Cela nous indique que les soins coopératifs aux enfants faisaient déjà partie de la vie sociale d’Homo erectus, avec les caractéristiques évolutionnaires concomitantes que sont les yeux coopératifs et l’émergence de l’intersubjectivité.
Nous pouvons estimer le degré d’égalitarisme au sein des sociétés descendant d’Homo erectus en mesurant la taille de leurs cerveaux, grâce aux fossiles. À partir de 6–700 000 ans, nous commençons à observer des valeurs crâniennes comprises dans la gamme des humains modernes, trois fois plus grandes que celles des chimpanzés actuels. À partir d’un demi-million d’années, on observe une augmentation extraordinaire de la taille du cerveau tant pour les populations africaines (ancêtre de l’humain moderne) qu’eurasiennes (ancêtre de Neandertal. Nous constatons aussi, dans les fossiles, que les femelles et leur progéniture bénéficient matériellement de plus d’énergie. Ce qui indique une sexuation des stratégies ayant permis cette évolution.
Toute tendance à la domination masculine, à la compétition sexuelle et au contrôle stratégique des femelles aurait fait obstacle à ces augmentations sans précédent de la taille du cerveau. S’il y a bien eu des variations de degrés entre domination et égalitarisme d’un groupe humain à l’autre, il est certain que nous ne descendons pas des populations dans lesquelles la domination masculine, les conflits sexuels et les risques d’infanticide restaient élevés. Nos ancêtres, d’une manière ou d’une autre, résolurent le problème de la dominance masculine chez les grands singes en mettant les mâles au service de l’entretien courant de leur progéniture à l’intelligence extraordinairement développée.
Une question clé consiste à savoir, précisément, ce qui induisit cette augmentation de la taille du cerveau. Le cerveau est un organe fantastique. Mais des augmentations aussi importantes de la taille du cerveau sont extrêmement rares dans l’évolution, en raison de leur coût. À quoi servent ces gros cerveaux ? L’une des principales hypothèses est la théorie du cerveau social. Elle établit un lien entre la taille du cerveau, et plus précisément du néocortex, chez les espèces de primates, et le degré de complexité sociale, c’est-à-dire le réseau de relations avec lequel un individu doit composer. Cette complexité peut être mesurée par la taille moyenne des groupes pour une espèce donnée, ou par la taille des coalitions et des cliques au sein des groupes sociaux. Une version de la théorie du « cerveau social » se concentre sur la taille des groupes spécifiquement composés de femelles, considérés comme les plus décisifs dans l’évolution de l’intelligence.
L’idée originelle derrière la thèse du cerveau social a été qualifiée de théorie de l’intelligence machiavélique. Apparue à la fin des années 1980, elle a permis de déplacer l’attention de la recherche en évolution de l’intelligence qui se concentrait alors sur la technologie et la recherche de nourriture, sur les relations sociales. L’intelligence machiavélique est une idée subtile selon laquelle les animaux appartenant à des groupes sociaux complexes rivalisent sur le plan évolutionnaire en devenant plus aptes à la coopération et à la négociation d’alliances. Dans cette perspective théorique, les augmentations nettes de la taille du cerveau dans l’ordre des primates, des singes aux grands singes, puis des grands singes aux hominidés, résultent donc de l’augmentation de la complexité politique et de la capacité à créer des alliances.
L’égalitarisme est difficile à expliquer à l’aide de la théorie darwinienne de la compétition. Andrew Whiten, l’un des inventeurs de la théorie de l’intelligence machiavélique, et son étudiant David Erdal, ont constaté que l’intelligence machiavélique pouvait être à l’origine de la différence entre les hiérarchies de domination de type primate et l’égalitarisme typique des chasseurs-cueilleurs. Passé un certain stade, l’aptitude à évoluer au sein d’alliances surclasse la capacité d’un individu seul, aussi fort soit-il, à dominer les autres. Si un dominant essayait, il (supposons qu’il s’agisse d’un « il ») se heurterait à la résistance d’individus alliés qui, ensemble, lui règleraient son compte. Une fois ce stade atteint, la stratégie la plus raisonnable consiste à ne pas essayer de dominer les autres, mais à recourir à des alliances en vue de résister à la domination. Erdal et Whiten ont qualifié ce comportement de « contre-dominance », un concept qu’ils ont utilisé afin de décrire ce que l’on observe régulièrement dans les sociétés africaines de chasseurs-cueilleurs, à savoir le « partage sollicité » (parfois qualifié de « partage à la demande »), l’attitude du « ne me cherche pas », l’humour comme moyen de désamorçage des conflits et l’impossibilité de la coercition puisqu’aucun individu n’est en charge des autres. Ils considèrent la contre-dominance comme un élément fondamental de l’évolution de la psychologie humaine, avec, en contrepoint, la tendance des individus à essayer d’obtenir des gains plus importants que les autres lorsque l’occasion se présente, mais, face aux demandes des autres, une propension à céder et à se contenter de parts égales.
Whiten et Erdal se sont concentrés sur le partage de la nourriture, qui constitue l’aspect le plus visible de l’égalitarisme des chasseurs-cueilleurs. Mais comment le sexe s’inscrit-il dans ce modèle ? Whiten et Erdal ont noté la tendance générale des chasseurs-cueilleurs à la monogamie, ou monogamie en série, qui contraste avec la polygynie des agriculteurs et des éleveurs propriétaires. Mais là encore, il faut se tourner vers notre biologie pour observer quelles sont les caractéristiques sous-jacentes de notre physiologie reproductive ayant conduit à un égalitarisme reproductif — la forme d’égalitarisme la plus marquée du point de vue de l’évolution.
L’évolution a doté les femmes d’une physiologie sexuelle qui peut être décrite comme égalisatrice et chronophage. Pourquoi ? Parce que lorsqu’une femelle hominidée a un grand besoin d’énergie supplémentaire pour sa progéniture affamée, il vaut mieux qu’elle prodigue des récompenses reproductives aux mâles qui resteront aux alentours et feront quelque chose d’utile pour ladite progéniture. Nos signaux reproductifs rendent la vie difficile aux mâles qui cherchent à identifier les femelles fertiles, à monopoliser le pic de fertilité pour passer ensuite à la suivante (une stratégie classique des singes mâles dominants). Notre ovulation est discrète et imprévisible. Un homme ne peut pas vraiment savoir quand sa partenaire ovule, et les femmes semblent brouiller les pistes avec toutes sortes de signaux biochimiques. En outre, les femmes sont sexuellement disponibles, potentiellement, pendant la quasi-totalité de leur cycle, ce qui représente une proportion bien plus importante que chez tout autre primate. Il en résulte, aux yeux des mâles, un brouillage de l’information concernant le moment exact où une femme est fertile.
Du point de vue d’un mâle dominant qui essaie de gérer un harem de femelles, cette situation est désastreuse. Tandis qu’il s’interroge sur l’éventuelle fertilité d’une femelle, il doit passer du temps avec elle afin de ne pas manquer le moment opportun, et donc laisser passer d’autres opportunités. Pendant ce temps, d’autres mâles s’occuperont de ces femelles sexuellement disponibles. La disponibilité sexuelle continue répartit les opportunités de reproduction entre de nombreux mâles, ce qui constitue une égalisation du point de vue de l’évolution.
Les femmes BaYaka de la forêt congolaise ont un slogan qui exprime parfaitement leur résistance au libertinage des hommes : « Une femme, un pénis ». Il s’agit du cri de ralliement rituel contre tout homme qui tenterait de former un harem. En gros, les femmes des chasseurs-cueilleurs exigent d’avoir chacune un homme à leurs côtés, pour les aider à subvenir aux besoins énergétiques et à investir dans la très coûteuse progéniture.
Dans les sociétés d’agriculteurs et d’éleveurs, certains hommes peuvent accumuler des ressources, du bétail ou des terres, ce qui leur permet d’acquérir ensuite plus d’une épouse. Ces épouses et leurs enfants forment alors la force de travail du patriarche. Cela signifie, automatiquement, que d’autres hommes sont privés d’opportunités de reproduction. Mais chez les chasseurs-cueilleurs à retour immédiat, qui consomment tout ce qu’ils chassent et cueillent au jour le jour, les hommes ne peuvent pas accumuler de ressources, et la possession d’un harem ne saurait tout simplement pas être praticable.
Le symbolisme et le langage dépendent de l’égalitarisme
Jusqu’ici, j’ai présenté les traits caractéristiques de notre biologie, de notre histoire et du développement de notre psychologie comme autant de preuves d’un passé égalitaire dans notre évolution : notre gros cerveau, nos yeux coopératifs, la ménopause et l’enfance, notre intersubjectivité et notre contre-dominance machiavélienne. Ces traits ont été induits par le développement de la physiologie sexuelle des femmes qui a favorisé et augmenté l’égalité des opportunités reproductives des hommes, en comparaison avec leurs cousins primates.
Je vais maintenant montrer en quoi l’usage de symboles et le langage parlé ne peuvent être apparus qu’à partir d’un « espace de confiance[1] » fondamental, rendu possible par l’égalitarisme. J’invoquerai ici quelques anthropologues notoires pour leur expertise sur le symbolisme dans la pratique. Il y a environ un demi-siècle, l’anthropologue Marshall Sahlins a réalisé une comparaison édifiante entre des primates et des humains chasseurs-cueilleurs. Identifiant l’égalitarisme comme élément clé de leur différence, la culture lui apparut alors comme le « plus ancien égalisateur ». « Parmi les animaux doués de communication symbolique », disait-il, « les faibles peuvent s’allier en collectivité pour renverser les forts. » Seulement, ici, la cause et l’effet devraient être inversés. Chez les humains machiavéliens et contre-dominants, les faibles sont en mesure de renverser les forts, ce qui fait de nous des animaux capables de communication symbolique.
Telle était la condition de l’apparition du langage. Les forts n’ont pas besoin de mots, ils disposent de moyens de persuasion physiques bien plus directs. Voici ce qu’en dit David Graeber lui-même, dans une discussion au sujet de l’ignorance et du manque d’imagination de ceux qui sont au pouvoir dans les administrations étatiques — son propos s’applique d’ailleurs parfaitement au sujet des origines évolutionnaires du langage en tant que fondement de la créativité humaine :
« Si vous avez le pouvoir de frapper des gens sur la tête quand vous le voulez, vous n’avez pas trop à vous inquiéter de comprendre ce qu’ils comprennent eux-mêmes de ce qui est en train de se produire et, par conséquent, en règle générale, vous ne le faites pas. Un moyen infaillible de simplifier les arrangements sociaux, d’ignorer le jeu incroyablement complexe des perspectives, des passions, des intuitions, des désirs et de la compréhension mutuelle dont est faite la vie humaine, est d’établir une règle et de menacer de s’attaquer à quiconque y contrevient. » (Pour une anthropologie anarchiste)
Le langage, en tant qu’exploration mutuelle de ce qu’il y a dans nos têtes — ce « jeu incroyablement complexe des perspectives, des passions, des intuitions, des désirs et de la compréhension mutuelle dont est faite la vie humaine, » comme l’a formulé Graeber — requiert la sécurisation d’un espace non violent, ainsi que du temps pour la pratique. La conversation, processus nécessairement consensuel, est l’antagonisme par excellence des relations de domination imposées par la menace du gourdin. Elle se situe à la croisée de la négociation intersubjective et de la capacité à voir au travers des yeux de l’autre. Une matrice fondamentalement égalitaire est le seul terrain rendant possible l’évolution du langage.
Avec ses instincts d’anarchistes, Graeber associe le caractère arbitraire des lois aux pouvoirs bureaucratiques et à l’État autoritaire, qui se fiche bien de savoir ce que pensent ses sujets, étant donné qu’il peut recourir à la violence en toute impunité. Tout cela étant très juste, excepté que les premières lois inventées par les êtres humains n’étaient très certainement pas le fruit d’individus dominants. Les puissants n’ont pas besoin d’agir autrement que selon le précepte de la raison du plus fort.
Les lois et les tabous que l’on peut observer dans les communautés de chasseurs-cueilleurs — où il n’y a aucune possibilité de coercition — suivent une tout autre dynamique. À première vue, ces règles peuvent nous apparaitre comme un étrange ensemble de coutumes sans logique apparente. Prenez par exemple le concept de l’ekila des BaYaka. L’on rencontre cette très ancienne notion dans le bassin du Congo, parmi plusieurs groupes de chasseurs-cueilleurs des forêts. Intraduisible, ce concept fait référence à un ensemble de tabous sur la nourriture, de bonne fortune en matière de chasse, de respect pour les animaux, au sang menstruel, à la fertilité à la lune. Selon l’anthropologue Jérôme Lewis, l’ekila procure une sorte de filigrane au développement des individus, leur enseignant comment « faire » leur culture. Ce concept est fondamentalement égalitaire en ce que l’autorité de cet ensemble de règles ne réside en aucune personne influente, mais en la forêt elle-même. L’axiome de l’ekila concentre le partage équitable, l’interdépendance et le respect entre les âges et les sexes, entre les humains et les animaux. Ainsi et seulement ainsi, la forêt donnera. L’on se rend bien compte que tout ceci n’a pu être rêvé dans la tête d’un homme dominant puisque celui-ci doit, pour préserver son ekila (en gros, sa chance à la chasse), s’abstenir de toute relation sexuelle avant la chasse. Une femme préservera la puissance de son ekila lorsqu’elle se rend à la lune, c’est-à-dire, lorsqu’elle menstrue. Toutes les femmes d’une même hutte doivent suivre et respecter les mêmes tabous.
L’ekila est un système de lois racinaire [autoorganisé] archaïque, vestigial d’un lointain big bang des premières cultures humaines. Il représente ce que je considère comme la première loi, la loi contre le viol : « Non signifie NON. » Le corps d’une femme est sacré si elle le dit. Je vais maintenant vous raconter l’histoire de l’élaboration originelle de cette loi.
Au commencement était le mot, et le mot était NON !
Les corps des femmes ont évolué un million d’années durant pour favoriser le principe d’une femme, un pénis, récompensant les mâles qui voulaient partager et investir et discriminant ceux qui étaient en compétition pour avoir accès au maximum de femelles, au détriment de leur investissement [envers la progéniture d’une seule]. Nous devons cependant nous rappeler que si nous sommes devenues plus machiavéliennes dans nos stratégies, ainsi en allaient également des mâles alphas. L’étape finale de l’accroissement de la taille du cerveau humain, qui donna lieu à l’émergence des sapiens modernes, reflète très probablement une compétition de stratégie machiavélienne entre les deux sexes.
Tandis qu’augmentait la taille des cerveaux, les mères avaient besoin de contributions plus régulières de la part de leurs partenaires mâles. Chez les chasseurs-cueilleurs africains, cela s’est traduit en un système connu des anthropologues en tant que « service à la fiancée[2] » [ou « prestations matrimoniales »]. L’accès sexuel de l’homme dépendra de sa capacité à approvisionner et à fournir, à la demande, tout gibier ou miel qu’il pourra se procurer à la famille de sa fiancée — principalement à sa belle-mère, qui est sa véritable cheffe. En matrilocalité, là où les femmes vivent avec leur mère, il est quasiment impossible pour un homme d’exercer une quelconque forme de contrôle au moyen de la distribution de la nourriture.
À l’aube de l’humanité, le problème des femelles, alors soumises à un stress maximal lié à l’augmentation de la taille du cerveau, consistait à se confronter à des mâles qui tentaient d’avoir des relations sexuelles sans assurer de service à la fiancée. Pour faire face à cette menace, les mères et leurs progénitures coûteuses en énergie et ressources durent étendre leurs alliances de façon à inclure à peu près tout le monde contre le potentiel mâle alpha. Les hommes apparentés aux mères (frères ou frères de la mère) allaient soutenir ces femelles. En outre, les hommes qui investissaient volontairement dans la progéniture obtiendraient des intérêts directement contraires à ceux du potentiel mâle alpha, qui jusqu’ici menaçait de saper leurs efforts de reproduction. Toute une communauté formait une coalition contre un individu aspirant à la domination. L’anthropologue évolutionniste Christopher Boehm décrit ce phénomène comme une « domination inversée », une dynamique politique qui, pour la première fois, donna naissance à une communauté moralement réglementée.
L’occurrence d’une action collective de domination inversée — action morale — se produirait alors chaque fois qu’un aspirant mâle alpha tenterait d’enlever une femelle présumée fertile. Peut-on décrire ce phénomène un peu plus en détail, en termes de comportement réel ?
La stratégie du mâle alpha consistait à trouver une femelle fertile, à s’accoupler avec, avant de passer à la suivante. Mais comment un mâle pouvait-il identifier les femelles fertiles étant donné qu’au cours de l’évolution humaine l’ovulation leur a progressivement été dissimulée ? Un des indices du cycle reproductif de la femme était difficilement dissimulable : les menstruations. En l’absence de signaux d’ovulation, les menstruations sont devenues, pour les mâles, un indice hautement significatif de la fertilité prochaine d’une femelle.
Pour un mâle alpha, une femelle en pleine menstruation constituait une cible évidente. Son but consiste à l’accaparer et à avoir des relations sexuelles avec elle jusqu’à ce qu’elle tombe enceinte. Ensuite, il passerait à la suivante. Dans les camps de chasseurs-cueilleurs nomades, les femmes en âge de procréer sont très souvent enceintes ou allaitantes, ce qui fait des menstruations un événement relativement rare. L’arrivée des menstruations risquait alors de nuire aux soins collectifs aux enfants, de déclencher une compétition entre les mâles pour l’accès à une femelle très prochainement fertile, ainsi qu’une compétition entre les femelles, car une mère enceinte ou allaitante risquait de perdre le soutien des mâles au profit d’une femelle en plein cycle.
Les mères pouvaient réagir de deux manières possibles à ce problème. Dans une logique de dissimulation, elles pourraient essayer de cacher l’état de menstruation d’autres femelles pour que les mâles ne le découvrent pas. Mais puisque ce signal possède aussi une valeur économique, en ce qu’il attire l’attention des mâles, les femelles allaient alors faire le contraire : annoncer en grande pompe la fertilité imminente. À chaque fois qu’une des membres de la coalition aurait ses règles, toute la coalition se joindrait à cette femelle pour exalter ce signal. Les femelles de ces coalitions ont alors commencé à utiliser des substances couleur sang comme cosmétiques dans l’optique d’attirer l’attention. On parle ainsi de modèle des Coalitions Cosmétiques Féminines des origines de l’art et de la culture symbolique.
La création d’une coalition cosmétique permettait aux femelles de résister aux mâles alpha en se rassemblant autour d’une femelle en période de menstruation et en refusant de laisser quiconque s’en approcher. Elles créèrent ainsi le premier tabou du monde, portant sur le sang menstruel réel ou le sang symbolique collectivement imaginé, en prononçant le premier mot du monde : NON !
Même si un message négatif résultait de cette performance cosmétique, elle n’en restait pas moins encourageante pour les mâles prêts à aller chasser et à rapporter des provisions à toute la coalition féminine. Ces femelles esthétiquement décorées produisant un grand spectacle d’unité et de solidarité contre les mâles alpha garantissaient aux mâles investisseurs des récompenses adéquates. Ces mâles avaient également tout intérêt à sélectionner sexuellement les femelles appartenant aux coalitions cosmétiques rituelles, car ces coalitions éliminaient alors la concurrence de potentiels mâles alpha.
Le modèle de la coalition cosmétique féminine (CCF) constitue le prototype d’un ordre moral, établi au travers de rituels de puberté, de tabous et d’interdictions entourant les menstruations dans de très nombreux récits ethnographiques. L’ekila, dont nous avons parlé plus haut, en est un exemple classique.
La CCF représente également le prototype de l’action symbolique : un accord collectif sur le fait que le faux sang ou le « sang » imaginaire représente le vrai sang. Bien que révolutionnaire en matière de moralité, de symbolisme et d’économie, cette stratégie apparaît comme une adaptation évolutive, motivée par la sélection sexuelle des mâles en faveur des femelles participantes au rituel. Sur cette base et par le biais d’une domination sexuelle inversée, l’institution du service à la fiancée des chasseurs-cueilleurs est née, donnant des chances de succès reproductif à peu près égales à tous les chasseurs.
Enfin, la CCF est aussi la seule hypothèse évolutionnaire permettant d’expliquer le plus ancien matériel symbolique des registres archéologiques. Lorsque la théorie fut proposée pour la première fois au milieu des années 90, elle prédisait que les premiers médias symboliques du monde devraient consister en des cosmétiques rouge sang. Elle prédisait où et quand les trouver : en Afrique, avant et pendant notre spéciation, et en lien avec l’augmentation de la taille de notre cerveau. Ce qui nous mènerait à des traces de pigments vieilles de 6 ou 700 000 ans, et de manière plus marquée encore à partir des 300 000 dernières années, avec la croissance rapide des cerveaux.
Ces prédictions théoriques ont été confirmées de manière frappante. Les preuves que Graeber et Wengrow négligent de mentionner, apparues bien avant le Paléolithique supérieur européen, omniprésentes dans les registres du paléolithique moyen africain, sont des oxydes de fer rouge sang, des ocres rouges. Ces pigments sont les premiers matériaux durables à avoir été extraits, traités, conservés et utilisés. Ils remontent à près de 300 000 ans en Afrique de l’Est et en Afrique australe, voire à un demi-million d’années. Depuis l’ère de l’humain moderne, on les rencontre sur tous les sites et dans tous les abris sous roche d’Afrique australe. Ils sont devenus la marque caractéristique des humains modernes ayant quitté l’Afrique pour voyager de par le monde, retrouvés en grande quantité au Paléolithique supérieur européen et en Australie, une fois ces continents atteints.
L’ambiguïté du sexe est au cœur des premières idées religieuses
Comme nous l’avons semble-t-il redécouvert avec l’ère #metoo, les hommes ont du mal à entendre un NON de la part des femmes. Avec une physiologie sexuelle évoluée de manière à continuellement conserver l’intérêt des hommes, les femmes durent travailler le contrôle de leurs signaux d’attraction. Et afin que les hommes s’en aillent et partent à la chasse, elles redoublèrent d’efforts.
Murmurer à l’oreille du mâle « pas maintenant, chéri » n’aurait pas marché. Elles eurent besoin de faire du bruit, de composer des chants sauvages, des formations chorégraphiées militantes en vue d’attirer l’attention des mâles : le rituel. Mais l’élément décisif fut un renversement symbolique de la réalité. Puisque les mâles cherchaient une compagne femelle de la bonne espèce, pour les éloigner, il ne fallait plus en être. Désormais, elles performeraient en chœur un comportement exprimant : « Nous sommes en fait des mâles, nous ne sommes pas même humains, nous sommes des animaux ». Elles signaleraient : « Mauvais sexe, mauvaise espèce, mauvais moment ». Elles deviendraient une coalition de créatures peintes en ocre rouge pantomimant le rut des animaux qu’elles souhaitaient que les mâles chassent. Les hommes, avec toute leur intelligence machiavélique, recevraient le message et comprendraient la première métaphore du monde.
Nous commençons maintenant à comprendre pourquoi les rituels de puberté des chasseurs-cueilleurs sont ce qu’ils sont. La danse de l’Éland[3] du Kalahari, qu’on retrouve chez de nombreux groupes khoisan, est considérée comme le plus ancien rituel vivant au monde. Les femmes du camp dansent et exhibent leurs fesses nues en imitant de manière ludique l’accouplement des antilopes. Les hommes peuvent regarder, mais ne doivent surtout pas approcher de la hutte d’isolement où se trouve la jeune fille en menstruations. Elle représente le mystique et puissant Éland, avec lequel les femmes simulent l’accouplement.
Pendant la cérémonie Hadza maitoko, les filles, habillées en chasseurs, performent l’histoire de la matriarche qui chassait les zèbres à l’arc et qui en attachait ensuite les pénis à sa parure. Ce qui semblait à première vue inexplicable prend maintenant tout son sens en tant que construction surnaturelle du tabou par les femmes — « mauvais sexe, mauvaise espèce ». Ceci nous donne une idée des premiers concepts religieux et de la manière dont ils étaient incarnés.
Nous pouvons maintenant commencer à nous pencher sur les images « féminines » du paléolithique supérieur avec un peu plus de théorie. Plutôt que des sextoys paléolithiques, les figurines dites de Vénus peuvent être considérées comme des femmes initiées dans des états de tabou rituel[4], inaccessible aux simples mâles. Leur sexe ambigu, possédant à la fois des attributs féminins et masculins, incarne l’état de tabou, les êtres qu’elles représentent appartenant à un autre monde.
L’égalitarisme sexuel nous a rendus humains : la vérité secrète
L’hypothèse de la coalition cosmétique féminine peut nous aider à comprendre les registres archéologiques des pigments terrestres, de l’art rupestre des anciennes chasseuses-cueilleuses ainsi que leurs mythes et croyances, et nous permettre de décoder les rituels encore pratiqués aujourd’hui par certains peuples. Elle nous apprend que la révolution n’est pas étrangère à la nature humaine et qu’au contraire, tout ce qu’il y a d’humain en nous a été produit par une révolution sexuelle et sociale.
Même si vous ne croyez pas à cette histoire et que vous préférez chercher une autre explication à l’ocre rouge et à l’origine du surnaturel, il demeure toutes les preuves biologiques et psychologiques du fait que nos ancêtres ont connu une phase prolongée d’égalitarisme. Sans cela, nous ne serions pas des humains modernes doués de langage. Nous aurions pu évoluer en un hominidé au cerveau plus petit, avec des yeux plus ronds, recourant à des systèmes de communications gestuelles et d’appels de primates, et l’état de notre planète serait entièrement différent.
Tout cela importe-t-il ? Que les femmes, organisées en sexe révolutionnaire, nous aient permis de dépasser le « plafond gris » de la taille du cerveau ? Que notre puissant cerveau social nous ait procuré l’espace de confiance dans lequel nous avons pu partager le langage, le rythme et le chant ? Que les stratégies politiques féminines aient créé la culture symbolique humaine ? Que la résistance soit au cœur de notre être en tant qu’humain ? Devrions-nous raconter à nos enfants l’histoire de notre héritage paléolithique égalitaire entre les sexes — la vérité secrète — et comment il a offert cet avenir extraordinaire à nos ancêtres africains ? Si nous voulons que cet avenir se reproduise devant nous aussi loin qu’il s’étend dans notre passé de chasseurs-cueilleurs, je crois bien que oui.
Nous nous attardons au crépuscule d’un système socio-sexuel néolithique obsolète. Plus les femmes du monde entier parviendront à l’égalité, plus elles recouvreront ce droit de naissance paléolithique de tous les humains. Grâce à l’égalité entre les sexes, nous sommes devenues des humaines douées de langage, artistes, chamanes, chanteuses et danseuses il y a environ 200 000 ans. Au regard de l’histoire de la présence de notre espèce sur la planète, le patriarcat néolithique n’est qu’une [malheureuse] parenthèse historique.
Camilla Power
Traduction : Audrey A. & Nicolas C.
- Platform of trust (NdT) ↑
- Bride service : habituellement traduit par « prix de la fiancée », la notion d’achat de femme ou de compensation pour l’enlèvement d’une femme en cas de patrilocalité ne correspond pas à la situation évoquée. (NdT) ↑
- Tragelaphus oryx, https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89land (NdT) ↑
- Que l’anthropologue Max Dashu appelle des états extatiques, ou des états de transe extatique. (NdT) ↑
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