Les nouvelles inégalités mondiales

Les nouvelles inégalités mondiales

Cet article a été publié dans l’édition datée du 12 décembre du journal Le Monde.

Que nous apprend le nouveau « Rapport sur les inégalités mondiales 2022 », publié mardi 7 décembre ? Fruit de la collaboration d’une centaine de chercheurs de tous les continents, ce rapport, qui paraît tous les quatre ans, permet d’ausculter les grandes lignes de fractures inégalitaires du monde. Au-delà des constats maintenant bien connus sur la montée des inégalités de revenus au cours des dernières décennies, on peut distinguer trois nouveautés principales, portant sur les inégalités patrimoniales, genrées et environnementales.

Commençons par le patrimoine. Pour la première fois, grâce aux travaux de Luis Bauluz, Thomas Blanchet et Clara Martinez-Toledano, les chercheurs ont rassemblé des données systématiques permettant de comparer les répartitions de patrimoine dans l’ensemble des pays du monde, du bas de la distribution jusqu’au sommet. La conclusion générale est que l’hyperconcentration patrimoniale, qui s’est encore aggravée pendant la crise du Covid-19, concerne l’ensemble des régions de la planète. Au niveau mondial, les 50 % les plus pauvres détiennent en 2020 à peine 2 % du total des propriétés privées (actifs immobiliers, professionnels et financiers, nets de dettes), alors que les 10 % les plus riches possèdent 76 % du total.

La palme de l’inégalité revient à l’Amérique latine et au Moyen-Orient, suivis de la Russie et de l’Afrique subsaharienne, où les 50 % les plus pauvres possèdent à peine 1 % de tout ce qu’il y a à posséder, alors que les 10 % les plus riches avoisinent les 80 %. La situation est légèrement moins extrême en Europe, mais il n’y a vraiment pas de quoi pavoiser : les 50 % les plus pauvres détiennent 4 % du total contre 58 % pour les 10 % les plus riches.

Face à ce constat, plusieurs attitudes sont possibles. On peut attendre patiemment que la croissance et les forces de marché diffusent la richesse. Mais vu que la part détenue par les 50 % les plus pauvres atteint à peine 4 % en Europe et 2 % aux Etats-Unis, plus de deux siècles après la révolution industrielle, on risque d’attendre longtemps. On peut aussi dire que la situation actuelle est le mieux que l’on puisse faire, et que toute tentative pour redistribuer les patrimoines serait économiquement dangereuse. L’argument est peu probant. En Europe, la part détenue par les 10 % les plus riches atteignait entre 80 % et 90 % du patrimoine total jusqu’en 1914. Elle s’est abaissée en un siècle à moins de 60 % aujourd’hui, principalement au bénéfice des 40 % de la population compris entre les 10 % du haut et les 50 % du bas. Cette classe moyenne patrimoniale a ainsi pu acquérir des logements et créer des entreprises, ce qui a fortement contribué à la prospérité des « trente glorieuses ».

Comment faire pour prolonger ce mouvement de long terme vers l’égalité, qui est historiquement indissociable de l’évolution vers une plus grande prospérité ? Idéalement, il faudrait envisager une redistribution de l’héritage. Au minimum, il faut cesser de promettre des cadeaux fiscaux aux plus hauts patrimoines et se concentrer sur la réforme de la taxe foncière, qui est un impôt très lourd et injuste pour les personnes en voie d’accession à la propriété, et qui devrait devenir un impôt progressif sur le patrimoine net.

Inégalités de genre et défis climatiques

Le deuxième enseignement du « Rapport sur les inégalités mondiales 2022 » porte sur les inégalités de genre. Grâce aux données rassemblées par Theresa Neef et Anne-Sophie Robilliard, on peut maintenant mesurer l’évolution, pour l’ensemble des pays du monde, de la part des femmes dans le total des revenus du travail. Cela permet de constater à quel point les inégalités de genre demeurent élevées : au niveau mondial, les femmes touchent en 2020 à peine 35 % des revenus du travail (contre plus de 65 % pour les hommes). Cette part était de 31 % en 1990 et de 33 % en 2000 : on voit donc que les progrès existent mais sont extrêmement lents. En Europe, la part des femmes atteint 38 % en 2020, ce qui est encore très loin de la parité.

Cet indicateur donne une vision moins édulcorée et plus juste de la réalité que les raisonnements à poste donné : il permet précisément de constater à quel point les femmes n’accèdent pas aux mêmes emplois et horaires de travail que les hommes, notamment du fait de multiples préjugés et discriminations et des moindres efforts entrepris par les pouvoirs publics pour structurer les emplois où les femmes sont les plus présentes (en particulier dans les soins aux personnes, la grande distribution, les métiers du nettoyage). Les faibles progrès constatés de par le monde au cours des dernières décennies reflètent également la part croissante de la masse salariale captée par les très hautes rémunérations, qui sont très majoritairement masculines. Dans certaines régions, comme en Chine, on observe même une baisse de la part des femmes dans le total des revenus du travail. L’ensemble plaide pour des mesures beaucoup plus volontaristes que celles adoptées jusqu’à présent.

La troisième nouveauté du « Rapport 2022 » porte sur les inégalités environnementales. Trop souvent, le débat climatique se réduit à une comparaison des émissions carbone moyennes par pays et à leur évolution dans le temps. Grâce aux travaux de Lucas Chancel, nous disposons maintenant de données sur la répartition des émissions à l’intérieur des pays et dans les différentes régions du monde. On constate que les 50 % les plus pauvres sont un peu partout à des niveaux d’émissions relativement raisonnables, par exemple 5 tonnes par habitant en Europe. Pendant ce temps-là, l’émission moyenne atteint 29 tonnes pour les 10 % du haut et 89 tonnes pour les 1 % les plus riches. La conclusion coule de source : on ne relèvera pas le défi climatique en ratiboisant tout le monde au même taux. Plus que jamais, la planète va devoir prendre en compte les multiples fractures inégalitaires qui la traversent pour surmonter les défis sociaux et environnementaux qui la minent.

Thomas Piketty est directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Ecole d’économie de Paris


 

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