Nous reproduisons un texte initialement paru dans le numéro 24 de la revue anarchiste Réfractions, proposé en lecture libre sur son site.
Pistes de réflexion au sujet de la politique, de l’amour et de la sexualité
En souvenir de Léo,
Et de nos longues discussions dans la nuit de Lyon
Au flanc de la Croix-Rousse.
Parce que j’essaie encore,
Malgré tout…
C’est beau de se dire pacifiste, féministe ou anarchiste, Mais ton cœur est capitaliste/J’en ai subi les injustices
— « Rebelle féministe », Genr’ radical
C’est comme si tu pensais que de te dire « anarchiste » te rendait propre et pur, et ne faisait plus de toi le sujet d’une auto-analyse ou d’une critique. Tu as rendu le terme répugnant pour moi. […] Il est temps pour moi d’être avec des femmes. J’ai passé ma vie dans un monde défini par les hommes, à apprendre des hommes, à être en relation avec des hommes, à lire des hommes, à essayer d’écrire et de parler comme des hommes, à être avec des hommes. Si tu te sens menacé parce que moi et mes sœurs sommes excédées, et que nous sommes réunies, peut-être as-tu une bonne raison de fuir.
— Anonyme, “what is to be a girl in an anarchist boys’ club” [1]
En principe, l’anarchisme valorise la liberté, l’égalité, la solidarité, ainsi que le bonheur et le plaisir[2]. L’anarchisme favorise l’association libre, donc la diversité et le pluralisme, ainsi que les relations consensuelles. L’anarchisme lutte contre les injustices, la domination, la coercition et l’exploitation. N’y a‑t-il pas là les principes pour fonder des relations amoureuses et sexuelles épanouies, émancipées, égalitaires et consensuelles ? D’ailleurs, les anarchistes ont critiqué le patriarcat dès les débuts de leur mouvement organisé, au XIXe siècle, dénonçant « l’esclavage sexuel » et en appelant à « l’égalité politique des femmes[3] ». Des anarchistes ont été parmi les premiers en Occident moderne à prôner « l’amour libre », soit la liberté de choix amoureux et sexuel pour les hommes comme pour les femmes, et le droit pour celles-ci à contrôler leur reproduction. Des anarchistes ont aussi été parmi les premiers à dénoncer l’absurde criminalisation de l’homosexualité[4]. Ces préoccupations se retrouvent surtout chez les femmes anarchistes comme Emma Goldman et Voltairine de Cleyre, mais aussi chez quelques-uns de leurs camarades masculins. Des hommes anarchistes ont même été réprimés pour leur position en faveur des femmes. Voltairine de Cleyre consacre ainsi un texte à célébrer le camarade Moses Harman, emprisonné et condamné aux travaux forcés pour avoir identifié comme un « viol » la relation sexuelle imposée par un homme à une femme dans le cadre du mariage[5].
Il serait possible, en s’inspirant des définitions de l’État et du capitalisme que donnent Emma Goldman et Charlotte Wilson, de définir le patriarcat d’un point de vue anarchiste comme la domination par les hommes des conduites, des besoins et des consciences des femmes, considérées par ces hommes comme des choses à exploiter[6]. Cela dit, les hommes anarchistes en Occident ne sont pas toujours aussi empressés de se mobiliser contre le patriarcat, préférant le plus souvent lutter contre l’État, le capitalisme, la religion, le racisme, la guerre, la répression policière, le nucléaire et la pollution. Plusieurs hommes anarchistes sont même explicitement ou implicitement misogynes et antiféministes. Pierre-Joseph Proudhon a exprimé sans gêne aucune une violente misogynie qui n’est que peu ou pas du tout discutée dans la plupart des études à son sujet[7]. Dans son œuvre majeure, De la justice dans la révolution et dans l’Église, Proudhon consacre pourtant près de 500 pages à développer sa théorie sexiste, sans compter De la pornocratie ou Les femmes dans les temps modernes, un livre publié à titre posthume, qui constitue une attaque directe contre les féministes. Proudhon veut contredire « l’utopie de l’égalité des sexes[8] » et démontrer « L’INFÉRIORITÉ PHYSIQUE, INTELLECTUELLE ET MORALE de la femme[9] ». Contre l’émancipation des femmes, Proudhon encourage la violence : « Mieux vaut une femme estropiée à la maison qu’une coquette ingambe à la promenade[10]. » Il est donc possible d’être un anarchiste déclaré et adulé comme tel, et néanmoins un misogyne partisan d’un patriarcat brutal.
En termes de rapports sociaux de sexe, les hommes même anarchistes restent le plus souvent privilégiés et dominants face aux femmes, dans la société et dans le milieu militant. Ils sont de plus en général majoritaires dans le mouvement et ses organisations[11], et ils ont même des comportements misogynes dans le milieu militant ou dans leurs relations intimes. La suprématie masculine dans les réseaux anarchistes et l’expression d’attitudes et de comportements misogynes et antiféministes, voire des agressions verbales et physiques, sont des phénomènes récurrents, comme l’indiquent les textes de militantes qui dénoncent — génération après génération — les abus de leurs mâles camarades.
Ces enjeux ne peuvent pas être évacués ou excusés en blâmant « la socialisation » ou le « système patriarcal » ni en rappelant que « c’était pareil dans les années 1960 », que « c’est la même chose chez les maoïstes » ou que « c’est pire chez les néo-nazis ». On ne peut non plus refuser d’y réfléchir en laissant entendre qu’il ne faut pas se critiquer entre anars parce que cela affaiblit notre mouvement qui a déjà tant d’ennemis, et parce que cela ferait le jeu de nos adversaires.
La discussion proposée ici, qui s’inspire d’un atelier présenté par Les Sorcières au Salon du livre anarchiste de Montréal en 2006, d’entrevues avec des anarchistes en France et au Québec, et de plusieurs ouvrages et fanzines féministes, cherche à rappeler que l’anarchisme peut être porteur de misogynie plus ou moins brutale, à la fois parce qu’il est traversé par les forces qui constituent la société contre laquelle il lutte, mais dont il ne sait se prémunir, mais aussi parce qu’en son sein des éléments militent en faveur de la suprématie masculine et contre le féminisme. En conclusion, il sera avancé que la théorie anarchiste d’une Charlotte Wilson et d’un Pierre Kropotkine permet d’expliquer (non de justifier) que des hommes anarchistes exercent un pouvoir patriarcal sur les femmes, et devrait nous laisser comprendre que la solution passe par le renforcement d’un mouvement féministe combatif dans la société en général, et dans le milieu anarchiste en particulier.
D’une génération à l’autre
La « révolution sexuelle » des années 1960 et 1970 n’a pas toujours enthousiasmé les militantes anarchistes et féministes. En 1974, l’anarcho-féministe Marian Leighton explique que « pour la plupart, les « groupes anarchistes » sont composés de quelques hommes irascibles qui se querellent les uns les autres ». Elle constate qu’il est faux de prétendre « que les hommes anarchistes vivent en général de façon compatible avec les théories — et leurs implications — desquelles ils se revendiquent[12] ». La féministe française Hélène Marquié, revenant sur les années 1970 et la « libération » sexuelle, indique pour sa part que « la pseudo-libération sexuelle demeurait un privilège élitiste et masculin dont les femmes se trouvaient être à la fois les instruments de propagande et les objets de consommation. Loin d’être émancipé, le corps féminin devenait support passif de l’expression masculine d’une révolte[13]. » Surtout, le discours sur la révolution et la libération sexuelles pouvait être utilisé par des hommes face aux femmes réfractaires à leur désir pour les dénigrer (« puritaine », « conservatrice », « bourgeoise »), les culpabiliser et miner leur volonté d’autonomie de choix. Une fois « libérées », les femmes encouraient encore le risque d’être dénigrées par des étiquettes qui n’ont pas d’équivalent pour les hommes, comme « femme publique », « femme facile », « putain », « salope ». Ce type de constat mène la revue d’extrême gauche française Tout ! à publier en 1971 des analyses de femmes pour qui la « révolution sexuelle » n’est qu’« une nouvelle façon de se faire baiser[14] ».
Le mouvement punk, qui émerge dans les années 1970 et 1980, compte nombre de participants et participantes qui s’identifient plus ou moins explicitement comme anarchistes. Le milieu punk offre des images de femmes qui ne concordent pas avec les stéréotypes de la féminité. Les punkgirls ont des vestes de cuir délabrées, les cheveux en Iroquois, des tatouages, des piercings, des bottes de combat et elles manient un langage vulgaire. Dans son ouvrage The Philosophy of Punk : More Than Noise !, Craig O’Hara présente une scène punk plutôt sympathique au féminisme et à l’égalité entre les femmes et les hommes. Ainsi, le groupe punk français Bérurier Noir, ouvertement anarchiste, propose dans les années 1980 une chanson intitulée « Hélène et le sang », exprimant une solidarité masculine envers une femme sexuellement agressée et qui cherche à se venger. D’autres chercheurs insistent pour présenter le milieu punk comme sympathique à l’homosexualité et au queer[15]. Lauraine Leblanc, dans son livre Pretty in Punk : Girls Gender Resistance in a Boys’ Subculture, dresse un portrait beaucoup plus brutal des rapports entre les femmes et les hommes dans le milieu punk, qu’elle identifie elle aussi comme étant de sensibilité anarchiste. À travers des entrevues, plusieurs femmes insistent pour souligner la brutalité des hommes punks, ou leur façon de traiter les femmes punks — minoritaires dans le milieu — comme des objets sexuels[16]. Les femmes punks soulignent aussi que les musiciens offrent généralement des modèles de rapports entre les sexes inégalitaires et brutaux et qu’ils se comportent avec leurs groupies et les femmes en général comme des prédateurs ou des profiteurs.
Même si elle n’est pas uniquement anarchiste, la mouvance skinhead antifasciste anarcho-communiste qui se consolide dans les années 1990, et à laquelle sont associés les Skinheads against racist prejudice (SHARP), Red and anarchist skinheads (RASH), ainsi qu’Anti-racist action (ARA), valorise l’action directe et l’autodéfense contre les néo-nazis. Comme dans les milieux punk, des femmes — les « skingirls » — y font leur marque, par des attitudes et comportements qui se démarquent de la féminité conventionnelle. Cela dit, cette mouvance est marquée par une forte homosocialité masculine, une valorisation d’une masculinité conventionnelle hyper-virile, et une intégration des femmes qui passe souvent (pas toujours) par une relation amoureuse ou sexuelle avec un homme du groupe. L’homophobie s’y exprime parfois sans gêne lors de moments de socialisation, comme dans les bars, sous la forme de blagues.
Un renouveau de l’anarchisme se constate à la fin des années 1990, dans le mouvement altermondialiste associé aux manifestations contre le World Trade Organization à Seattle en 1999, contre le Sommet des Amériques à Québec en avril 2001, contre le Sommet du G8 à Gênes à l’été 2001, et au Forum social mondial à Porto Alegre en 2001. Chez les anarchistes de Lyon interviewés alors par le sociologue Mimmo Pucciarelli, des femmes et des hommes notent l’importance de penser les rapports de domination des hommes sur les femmes et l’antisexisme. Une activiste explique même que les rapports entre les femmes et les hommes représentent « un peu le paradigme de tous les rapports de domination », car on y retrouve l’exploitation économique, sexuelle, coloniale, et on tend à présenter comme naturelle une domination sociopolitique[17]. Chez les groupes anarchistes occidentaux des années 2000, les dénonciations du patriarcat et du sexisme, de l’hétérosexualité et de l’homophobie font maintenant souvent partie des déclarations de principes. Cette prise en compte du sexisme, qui s’exprime à tout le moins dans le discours public de plusieurs groupes, marque une nouveauté, conséquence des mobilisations féministes et homosexuelles passées et présentes, aussi bien dans la société que dans les réseaux de gauche et d’extrême gauche. Cela dit, les femmes des milieux anarchistes et altermondialistes radicaux sont encore aux prises avec des cas de harcèlement sexuel et de viols[18]. Ces agressions sont plutôt discutées dans les réseaux de camaraderie et d’amitiés de femmes, mais reçoivent bien moins d’échos dans les réseaux d’hommes, où elles sont pour une large part ignorées ou passées sous silence. Si les hommes anarchistes s’enthousiasment facilement à l’idée de confronter des ennemis racistes, par exemple, ou à dénoncer et à se mobiliser contre la brutalité policière, ils préfèrent le plus souvent ne pas agir face à la brutalité patriarcale, même lorsqu’elle frappe une militante de leur groupe politique.
Un auteur qui signe sous le pseudonyme de T‑Bone Kneegrabber témoigne ainsi :
Vous pouvez aisément mobiliser 500 anarchistes tout de noir vêtus pour foutre la merde dans une résidence d’étudiants où vit un violeur, mais une personne pointe du doigt un homme « progressiste » et soudainement, il faut un processus ; soudainement, elle [la survivante] est perçue comme source de division […]. Simplement parce qu’un homme se dit radical, cela ne fait pas de lui un ange. L’étiquette anarchiste ne le rend pas incapable de transgressions sexuelles[19].
Un anarchiste du réseau des squats en France m’a expliqué, dans une entrevue que j’ai réalisée en 2005, les suites d’un viol commis dans le lieu où il vivait :
Cela n’a pas été le cas cliché du viol par un inconnu dans la rue, mais une histoire entre gens qui se connaissent, un homme qui force sexuellement une autre personne. Et il y a eu cette réaction typique de solidarité entre hommes, avec ses amis autour de lui qui cherchaient tous à étouffer l’histoire. [.] L’homme s’est éloigné du milieu pour y revenir deux ans après, comme si rien n’était jamais arrivé[20].
Dans un registre moins brutal, une anarchiste de Montréal que j’ai interviewée en 2004 constate que les anarchistes mâles n’appliquent pas toujours leurs principes dans leurs relations amoureuses :
Être anarchiste, c’est […] un idéal de société, mais aussi de rapports interpersonnels, basés sur l’aide mutuelle, la solidarité, la dignité et le respect. […] Il y a beaucoup de militants anarchistes qui ont de la difficulté à appliquer ces principes dans les rapports interpersonnels. Ils appliquent leurs principes généraux dans des collectifs, mais pas nécessairement par rapport aux autres. Tout à coup, ils ne sont pas capables de gérer une situation ensemble[21].
Comment expliquer ces contradictions entre les principes anarchistes et certaines de leurs pratiques amoureuses et sexuelles ?
Tentatives d’explication de l’anarchosexisme
Il m’apparaît que cinq hypothèses — non mutuellement exclusives — peuvent expliquer que des hommes anarchistes soient misogynes et antiféministes dans leur posture politique générale, mais aussi dans leurs rapports amoureux et sexuels avec des femmes : (1) le poids de la socialisation patriarcale (non anarchiste) ; (2) le poids de la tradition sexiste anarchiste ; (3) le machisme et l’antiféminisme anarchistes ; (4) la priorité stratégique (l’anticapitalisme, par exemple) ; (5) l’intérêt de classe masculine.
La socialisation patriarcale (non anarchiste)
Déjà au XIXe siècle et au début du XXe, la littérature anarchiste exprime l’idée qu’il est difficile pour des individus de vivre en accord avec des principes égalitaires et libertaires lorsqu’ils ont été socialisés dans une société hiérarchisée et inégalitaire, ce qui pose des défis considérables pour fonder des communautés autonomes[22] ou des rapports entre hommes et femmes sur des bases anarchistes[23]. C’est qu’avant de devenir « anarchiste », l’individu passe par un processus de socialisation qui construit sa structure psychologique et morale autour de principes qui ne sont pas anarchistes, soit l’obéissance aux dominants (parents, professeurs, prêtres, policiers, patrons, etc.), le respect de l’ordre, de la loi et des hiérarchies et le désir de propriété privée. Quand il essaie d’être anarchiste, l’individu doit alors lutter contre ses ennemis intérieurs, soit ses pulsions acquises qui sont incompatibles avec les principes anarchistes. Ce qui est vrai des normes et attitudes en général est également valable pour les normes et attitudes dans les rapports sociaux de sexe et les relations amoureuses et sexuelles. Un homme ou une femme qui se découvre anarchiste vers 18 ans, par exemple, ne saura pas nécessairement s’émanciper d’un « script érotique » sexiste intégré au cours de sa socialisation, et qui intoxique ses attentes et ses désirs. Ainsi, l’approche du libre choix chez les libertaires (« amour libre ») et les féministes (choice feminism) est problématique, car nos choix et nos désirs ne sont pas si libres qu’espérés ; ils sont soumis à nos tyrans intérieurs (pour reprendre l’expression d’Emma Goldman).
Des féministes ont bien démontré comment les femmes ont intériorisé les normes hétérosexuelles à travers un processus long et parfois douloureux, qui les amène à croire ou espérer qu’elles seront valorisées par les hommes si elles sont sexuellement attirantes et qu’elles doivent chercher à satisfaire sexuellement leur partenaire avant de penser leur propre satisfaction. Une anarchiste que j’ai interviewée à Montréal expliquait ainsi une relation amoureuse qu’elle avait eue avec une autre femme, alors qu’elles avaient environ 15 ans et qu’elles participaient au mouvement punk :
Pour rehausser son estime de soi, elle s’habillait en fille trop sexy, aguichante. Elle portait alors des perruques blondes et de faux ongles et même sa tenue d’allure plutôt punk était hypersexualisée. Je trouvais cela vraiment difficile : même si on parlait de féminisme et de nos expériences dures avec des hommes, elle recherchait encore le regard des hommes. Elle avait même commencé à travailler comme escorte. […] Mais j’ai trouvé cela vraiment difficile à accepter de sa part, elle qui détestait les hommes, qui s’était fait violer, mais qui recherchait quoi ? Je l’ai confrontée, mais elle m’a simplement répondu : « Oui, c’est bête, mais je cherche l’amour, je cherche le bonheur »[24].
La féministe Catharine A. MacKinnon[25] précise de plus que la violence contre la femme a une valeur érotique dans notre société occidentale, et que les femmes en viennent à vouloir être subordonnées dans la sexualité et l’amour, car elles ont intériorisé cette « valeur »[26]. Pour leur part, les hommes, anarchistes ou non, sont socialisés en tant qu’homme à considérer les femmes comme des objets sexuels, et à associer la violence et la domination à la sexualité, au désirable. Conscients d’un tel processus de socialisation et de l’influence de leur société, des anarchistes peuvent se dédouaner en attribuant leur propre misogynie à leur culture nationale patriarcale[27].
Le machisme anarchiste
Si l’anarchisme participe d’une contre- culture ou d’une sous-culture avec ses références et ses mythes historiques, ses normes et ses valeurs, il est marqué d’un certain machisme qui valorise la virilité la plus conventionnelle : l’homme-combat- tant-rebelle-et-courageux. Parmi les héros et martyrs, on retrouve le milicien de la guerre d’Espagne, le manifestant derrière une barricade maniant un cocktail Molotov, l’activiste qui engage des combats de rue avec des néo-nazis, des vedettes de la musique punk, sans oublier les ancêtres barbus comme Bakounine et Kropotkine, et l’indélogeable Proudhon.
Les anarchistes ont souvent des attitudes viriles lorsqu’il y a discussion au sujet de pratiques militantes avec lesquelles des femmes — ou des personnes âgées, ou handicapées, par exemple — disent ne pas être à l’aise. C’est dans ces situations que s’exprime la manarchy (expression anglaise composée du mot « homme » — man — qui chevauche « anarchie » — anarchy — et qui peut se traduire, en perdant le jeu mot, par « mâle-archie »). La manarchy désigne « un comportement agressif et compétitif au sein du mouvement anarchiste, qui rappelle de manière inquiétante […] les rôles genrés masculins traditionnels. Ce comportement inclut agir comme un macho, ainsi que de manière élitiste et de façon à se prétendre plus vertueux que les autres. La mâle-archie a souvent l’exclusion pour effet[28] ». Il ne s’agit pas ici de prétendre que les femmes sont par nature mal à l’aise avec des actions directes en général ou avec celles qui impliquent un recours à la force contre des symboles du capitalisme ou la police. Mais des femmes vont exprimer plus souvent que des hommes leur malaise en expliquant, par exemple, qu’elles ont la responsabilité d’enfants (où est le père ?) et qu’elles ne peuvent se permettre une arrestation. En guise de réponse, leurs camarades masculins n’hésitent pas à prétendre que la marche vers la révolution ne saurait être ralentie par de telles considérations, même si ces hommes sont eux-mêmes parfois des pères. À ce problème s’ajoute le fait que les hommes sont majoritaires dans les milieux anarchistes et qu’ils s’encouragent dans ce type d’attitude et de comportement, et qu’on retrouve souvent une division sexuelle des tâches dans les groupes anarchistes, les hommes aimant se réserver les rôles qui sont les plus prestigieux, les femmes se retrouvant dans des rôles d’auxiliaires[29].
Sexisme et antiféminisme anarchistes
Le sexisme et l’antiféminisme ne sont pas extérieurs à l’anarchisme. Comme mentionné précédemment, des anarchistes des plus influents sont ouvertement antiféministes et misogynes. Il est dès lors possible de considérer qu’un anarchiste sexiste n’est pas en contradiction avec la tradition anarchiste. Ce sexisme et cet antiféminisme semblent d’autant plus légitimes — et normaux — qu’ils font écho à la socialisation masculine et aux normes sociales hégémoniques, ainsi qu’à la valorisation du machisme et du virilisme dans le milieu militant et dans sa culture.
Priorité stratégique
Plusieurs hommes anarchistes, sans être ouvertement antiféministes ou misogynes, considèrent que la lutte contre l’État et le capitalisme doit être prioritaire et que l’émancipation des femmes viendra après, si elle survient (les marxistes-léninistes avancent souvent cette même théorie stratégique). En 1920, l’anarchiste Sébastien Faure distingue trois courants dans « le mouvement féministe[30] ». Il condamne le féminisme luttant pour le droit de vote ainsi que
celui qui s’affirme sous la forme d’une lutte violente des sexes. Ce courant embrasse toutes celles qui ont voué à l’homme une haine vindicative. Elles ont, certes, des reproches graves à adresser à l’homme, elles affirment qu’elles en sont victimes, et elles ont raison ; mais ce n’est point suffisant pour livrer bataille à l’homme, pour se dresser contre lui, pour déclarer que c’est dans cette lutte de sexe que se trouve la réhabilitation de la femme, son rachat et sa rédemption[31].
Le féminisme que Faure approuve, c’est le « courant social » auquel il s’identifie. « Je suis un ardent féministe », écrit-il d’ailleurs[32]. Ce qui ne l’empêche pas de consacrer la fin de sa conférence à encourager les femmes à être les auxiliaires dévouées et obéissantes de leurs hommes — pères, maris, frères — qui luttent « contre le patronat ennemi » : « soyez avec lui, toujours avec lui, jamais contre lui. » Il déclare, enfin : « Oh ! Filles et femmes de militants, si vous saviez quelle lassitude, quel découragement s’empare de votre père et de votre compagnon, lorsqu’il a la douleur de se heurter à vos propres résistances[33] ! » Dans cette perspective, les femmes ne seraient pas dominées ni exploitées par les hommes en général, dont les prolétaires et les anarchistes, mais seulement par le capitalisme et les patrons.
Cette posture est encore bien vivante dans les milieux anarchistes aujourd’hui. Un journal anarchiste au Québec, Le Trouble, en appelait dans un éditorial en 2005 « à dépasser cette fausse opposition homme/femme, car ce qui nous unit c’est notre condition d’exploitées, d’opprimées par le capitalisme planétaire ». Le texte précisait qu’il faut être unis dans le « combat […] fondamental, contre l’exploitation et l’oppression capitaliste[34] ». Par ailleurs, des hommes anarchistes prétendent être « victimes » du système patriarcal, considérant en conséquence que les féministes ne devraient pas cibler les hommes, mais lutter à leur côté. Contre qui ? Voilà qui n’est pas très clair, puisque cette perspective laisse entendre qu’il n’y a personne qui contrôle le système patriarcal, qui se tiendrait comme un nuage au-dessus des hommes et des femmes[35]. Le collectif de féministes radicales Les Sorcières a réagi au texte du Trouble, expliquant « que l’oppression SPÉCIFIQUE des femmes est rendue possible par l’existence de deux catégories de sexe », ironisant à l’idée d’un anarchiste qui affirmerait « qu’il existe une fausse opposition » entre bourgeois et prolétaires « dans le système capitaliste et qu’il faut maintenant s’unir aux bourgeois pour mener les luttes contre le capitalisme[36]. »
Une variation sur le thème de la priorité stratégique peut consister à laisser entendre que la mobilisation féministe, surtout en non-mixité, représente non seulement une dissolution des forces anarchistes, mais une véritable exclusion des hommes anarchistes qui se trouvent donc discriminés par ces femmes qui ne respectent plus les principes anarchistes universalistes d’égalité et de solidarité. Ce discours, qui me semblait un écho de la rhétorique républicaine classique, a été maintes fois repris au sujet de la trentaine de féministes réunies en non-mixité dans le campement « Point G », en marge du Village alternatif, anticapitaliste et antiguerre (VAAAG), où je campais avec environ 4000 anarchistes mobilisés à Annemasse contre le Sommet du G8 à Évian en 2003[37]. Ce type de déclaration universaliste d’anarchistes qui se lamentent d’être exclus par quelques féministes est épinglé dans le texte anonyme « What it is to be a girl in an anarchist boys club » (« Ce que c’est que d’être une fille dans un club d’hommes anarchistes ») : « Tu te plains d’être exclu quand les femmes se réunissent ensemble. Et puis ? Je me sens présentement encerclée dans un groupe “mixte”[38]. »
L’argument de la priorité stratégique peut enfin s’exprimer en déclarant que les anarchaféministes doivent se porter à l’attaque du patriarcat en tant que système existant à l’extérieur du milieu anarchiste, et non critiquer les camarades anarchistes qui sont leurs alliés et qui ne seraient pas responsables des quelques attitudes et comportements sexistes dont ils ont malheureusement hérités à travers leur socialisation, alors qu’ils essaient « vraiment » de s’améliorer.
L’intérêt de la classe masculine
Les anarchistes n’ont pas une conception simpliste des êtres humains. Charlotte Wilson et Pierre Kropotkine, parmi d’autres, discutent d’une nature humaine qui serait hétérogène, traversée par des forces contradictoires, soit deux « instincts sociaux[39] », celui de la domination et celui de l’« auto-affirmation » égalitaire et solidaire. Ces deux forces traversent l’humanité, la société et même les individus[40]. L’être humain n’est donc ni bon ni mauvais, mais les deux à la fois. Kropotkine explique que « loin de vivre dans un monde de visions et d’imaginer les hommes [sic] meilleurs qu’ils ne sont, nous [les anarchistes] les voyons tels qu’ils sont, et c’est pourquoi nous affirmons que le meilleur des hommes est rendu essentiellement mauvais par l’exercice de l’autorité[41] ». Ces anarchistes adoptent une conception structuraliste des rapports sociaux, considérant que c’est la structure dans laquelle l’individu se trouve et la position qu’il y occupe qui influencera ses attitudes et ses comportements, et déterminera quel instinct prédominera, soit l’égoïsme dominateur ou l’entraide et la solidarité.
Ainsi comprise, la théorie anarchiste elle-même permet d’expliquer que des hommes anarchistes adoptent des comportements de domination à l’endroit des femmes dans leurs organisations politiques ainsi que dans leurs relations amoureuses et sexuelles. Placé en position de domination face aux femmes de par son appartenance à la classe des hommes, l’homme anarchiste même bien intentionné aurait tendance à dominer les femmes, car la structure de classes inégalitaire entre les hommes et les femmes favorise chez lui son instinct autoritaire, sa volonté de domination.
Christine Delphy explique de plus, au sujet d’un homme hypothétique — il pourrait être anarchiste — qui voudrait entretenir une relation égalitaire avec une femme, « qu’il ne peut à lui tout seul supprimer, détruire ce qu’il n’a pas fait », c’est-à-dire la structure inégalitaire patriarcale dans le cadre de laquelle ses relations avec les femmes prennent nécessairement place ; « pour la même raison, il ne peut pas plus supprimer les désavantages institutionnels de la femme[42]. » Cela est vrai pour les hommes en général, qu’ils se disent proféministes ou non, qu’ils soient anarchistes ou non, qu’ils entretiennent avec les femmes des relations « fermées » ou « ouvertes ». Voilà pourquoi le collectif de féministes radicales Les Sorcières, lors d’un atelier au Salon du livre anarchiste de Montréal en 2006, a renvoyé dos-à-dos les relations hétérosexuelles « ouvertes » (polygames et rarement polyandres) et « fermées » (monogames). Les Sorcières ont proposé de ne pas considérer les relations « ouvertes » comme des incarnations nécessairement heureuses des principes anarchistes, car les hommes anarchistes restent en général privilégiés face aux femmes anarchistes, que ce soit dans l’un ou l’autre type de relation.
L’analyse des Sorcières propose un arrimage entre l’anarchisme et le féminisme radical matérialiste. Des féministes comme Christine Delphy[43] et Peggy McIntosh[44] rappellent que dans notre société, les hommes jouissent en général de nombreux avantages face aux femmes, même si ces hommes sont critiques de leurs privilèges et s’affichent proféministes et anarchistes. Même les hommes homosexuels et queer bénéficient de plusieurs des avantages masculins face aux femmes. L’homme disposera en général de plus d’argent que les femmes, sa parole sera en général perçue comme plus crédible que celle d’une femme, il n’aura pas peur de marcher seul dans la rue ou de visiter seul des pays étrangers, et il pourra profiter du rôle de protecteur face aux femmes ayant peur de se déplacer hors de chez elles, il saura profiter du travail accompli pour lui et sans salaire par des femmes, l’homme pourra en général s’attendre à trouver des femmes à sa disposition pour ses plaisirs sexuels (pornographie, prostitution salariée ou non) ou simplement pour prendre soin de lui et de ses enfants, il s’attendra, en général, à inspirer le respect et l’admiration — des autres hommes, et de quelques femmes — s’il s’approprie sexuellement plusieurs corps de femmes, il s’attendra de la part des hommes à une solidarité implicite ou explicite s’il se révèle misogyne et antiféministe, et il aura moins de risque que sa partenaire d’avoir été harcelé ou abusé sexuellement, et donc moins de probabilité d’avoir des séquelles psychologiques.
C’est conscientes de cette réalité qui les affecte que les féministes ont rappelé que « le privé est politique », c’est-à-dire (1) que les femmes vivent des relations de pouvoir dans leurs rapports interpersonnels avec les hommes ; (2) que ces rapports de pouvoir ne relèvent pas de la psychologie individuelle et des traits de personnalité, mais d’une structure sociale constituée de deux classes de sexe ; (3) que c’est dans le privé que les femmes sont le plus menacées par les hommes (inceste, viol, violence, meurtre). En somme, si les hommes anarchistes entrent nécessairement en relation avec des femmes (anarchistes ou non) en tant que membre de la classe de sexe dominante, ces dernières sont nécessairement membres de la classe du sexe dominé. Cela aussi encourage chez l’homme anarchiste son instinct de domination.
Que faire ?
Ainsi présentés, les hommes anarchistes apparaissent ni plus ni moins comme des hommes ordinaires, machos et misogynes comme les hommes qui ne sont pas anarchistes. Pourquoi en faire un cas, alors ? Parce que l’anarchisme, en principe, devrait tendre vers des rapports sociaux de sexe égalitaires et libertaires. Mais aussi parce que cette problématique récurrente au sein de l’anarchisme est mise en lumière encore aujourd’hui par les mobilisations de militantes qui confrontent les anarchistes, qui disposent d’une théorie qui compte des outils conceptuels qui devraient permettre d’identifier des solutions.
Certes, les hommes anarchistes sont le produit d’une société patriarcale et ils sont les héritiers des traditions machistes et misogynes de la culture anarchiste, en plus d’être détournés du féminisme par une obsession pour la lutte contre l’État, ou le capitalisme, ou le racisme, ou la guerre, etc. Mais la grille d’analyse structuraliste proposée par des anarchistes comme Charlotte Wilson et Pierre Kropotkine devrait leur permettre de comprendre qu’ils se comportent comme des hommes ordinaires parce qu’ils évoluent dans la société et au sein du mouvement militant dans des structures inégalitaires qui avantagent les hommes aux dépens des femmes, ce qui encourage chez eux l’instinct de domination face aux femmes. En conclusion, les hommes anarchistes respecteront les femmes quand elles auront établi un rapport de force qui modifiera les structures inégalitaires. C’est d’ailleurs ce que des militantes anarchistes et féministes s’efforcent de réaliser, génération après génération, dans la société et dans le milieu militant, au gré de leurs déceptions, de leurs peines, de leurs blessures et de leurs colères.
Entre autres choses, les féministes produisent et diffusent un discours et des analyses qui favorisent la prise de conscience et la constitution d’un rapport de force individuel et collectif des femmes face aux hommes. Ainsi, des efforts sont déployés dans les réseaux anarchistes aujourd’hui pour encourager des rapports égalitaires, et des relations amoureuses et sexuelles émancipées et consensuelles, qu’elles soient hétérosexuelles monogames, polygames ou polysexuelles. Les ateliers proposés par Les Sorcières sont des exemples d’action concrète que des féministes peuvent entreprendre dans un milieu anarchiste pour y constituer un rapport de force plus avantageux pour les femmes. L’ouvrage du Crimethinc Collective, Recipes for Disaster : An Anarchist Cookbook, qui fonctionne comme une petite encyclopédie pratique, propose des conseils pour améliorer la qualité des relations amoureuses et sexuelles en accord avec les principes anarchistes et féministes. Au sujet des relations multiples, on explique qu’« il est important que vous évitiez de développer une culture compétitive de la non-monogamie, dans laquelle les gens se sentiraient honteux de vouloir quelque chose de “bourgeois” ou “traditionnelle” […], car sinon ce n’est pas une révolution, mais simplement l’imposition d’une norme différente[45]. » On retrouve ici l’idée des Sorcières, à savoir que « personne ne devrait imposer aux autres un modèle de relation avec lequel elle ne se sent pas confortable[46] ».
Ces considérations entrent en résonance avec les idées de Claire Snyder qui propose quatre principes pour fonder une sexualité cohérente avec l’anarcha-féminisme : l’autodétermination, l’égalité entre les genres, la liberté érotique, et l’opposition à toutes les formes de coercition. Elle conclut que « le féminisme anarchiste ne dit pas aux femmes comment résoudre leurs conflits personnels, mais il demande à toutes les femmes de réfléchir à leurs propres désirs érotiques pour considérer sérieusement comment leurs choix peuvent avoir pour effet d’encourager ou de contester la domination masculine en public et en privé[47]. » Pour Claire Snyder, le défi est très grand, car il s’agit « de créer une égalité entre les genres alors que les femmes érotisent les relations inégalitaires et de domination, et jouissent d’être réifiées, et demandent le droit de servir sexuellement les hommes[48] ».
À l’égard des hommes anarchistes, il convient de renverser la problématique de Claire Snyder pour que nous nous demandions comment créer une égalité entre les genres alors que nous — les hommes — érotisons les relations inégalitaires et de domination, et demandons le droit à des services sexuels de la part des femmes que nous réifions (plus ou moins consciemment). Si Claire Snyder a raison d’affirmer que le « féminisme ne fonctionnera pas si les femmes continuent à désirer la domination masculine », il est conséquent d’avancer que l’anarchisme ne fonctionnera pas si les hommes continuent à désirer exercer leur domination masculine.
Il serait donc logique que les hommes anarchistes admettent qu’il est important qu’il y ait un mouvement et un activisme féministe forts, à la fois dans la société en général et dans leur milieu en particulier, pour que les structures de rapports de domination soient contestées et possiblement renversées ; ce qui implique, évidemment, que les hommes qui occupent dans ces structures des positions privilégiées et dominantes soient contestés et confrontés.
J’ai rencontré au fil de mes recherches dans le milieu anarchiste quelques hommes qui avaient été confrontés par des féministes, et qui considéraient que cette attaque à leur égard était légitime. Après s’être braqués et avoir contre- attaqué, ils avaient finalement été « vaincus » par le rapport de force des féministes qui les avaient obligés à se remettre en question dans une perspective féministe, ce qui leur paraissait a posteriori cohérent avec leurs principes anarchistes. Un militant français vivant dans le réseau des squats, que j’ai interviewé en 2005, expliquait :
Dans notre milieu, le féminisme a amené des questionnements au sujet des rapports entre les hommes et les femmes, mais aussi à beaucoup d’autres niveaux. À travers le féminisme, on en vient à réfléchir de manière critique à nos façons de se parler, de répartir les tâches, etc. Les féministes nous apprennent à réfléchir à l’interne, au sein de nos groupes, à réfléchir à la façon dont on interagit entre nous. C’est un apport énorme et très positif du féminisme[49].
Un de ses camarades parle lui aussi du choc d’avoir été confronté légitimement par des féministes soit en face-à-face, soit à travers des livres, et d’avoir pris conscience grâce à ces confrontations qu’il avait forcé une femme, plusieurs années auparavant, à avoir une relation sexuelle avec lui.
J’ai réalisé l’étendue de mon ignorance et de ma responsabilité dans des relations inégalitaires et où j’avais un rôle d’oppresseur. Et là, j’ai pleuré. […] Tout cela m’a ramené à la mémoire une ancienne copine, et j’ai réalisé que je n’avais pas du tout pris en compte son vécu de femme. Je réalise maintenant qu’il n’y avait pas eu entre nous de consensus sexuel. […] À l’époque, j’étais pris dans cette image caricaturée du viol, et je n’avais aucune idée de la douleur que j’ai pu causer. Il y avait bien eu comme un encouragement de son côté, au départ, puis un « non » que j’ai été incapable d’entendre, tout aveuglé que j’étais par le sentiment que ça y était. Je n’ai pas pu et pas su entendre l’expression du « non » qui était en face de moi… […] C’était donc ma volonté et non la sienne. Elle ne s’est pas débattue. Elle a tout simplement cédé au désir que j’exprimais. Mais je dis bien « cédé »… même si c’était sans violence physique[50].
Ne soyons pas naïfs : ces hommes sont des cas d’exception. Par ailleurs, des anarchistes qui reconnaissent avoir violé leur partenaire peuvent récidiver avec d’autres femmes. De nombreux fanzines produits par des féministes radicales circulant dans les réseaux d’extrême gauche expriment une juste colère face aux stratégies et tactiques de résistance des camarades mâles devant le féminisme.
Si nous admettons, en tant qu’hommes anarchistes, qu’il y a un patriarcat et donc un rapport de classes de sexe inégalitaire entre les hommes et les femmes, nous devrions admettre que nous sommes en position privilégiée face aux femmes avec qui nous entrons en relation. Si les anarchistes savent bien que les politiciens et les patrons n’abandonneront leurs privilèges et leur position de domination que s’ils sont contestés, combattus et vaincus, ces mêmes anarchistes n’acceptent pas facilement que les femmes les contestent et les combattent, trouvant toutes sortes de tactiques et de stratégies pour esquiver les critiques, se trouver des alliés chez les autres hommes ou chez des femmes, ce qui permet de diviser les femmes entre elles. La contre-attaque est souvent la meilleure forme de défense.
Les anarchistes sont d’autant moins enclins à s’ouvrir aux critiques féministes à leur endroit qu’ils tirent en général un sens de supériorité morale à s’identifier comme des victimes, des opprimés ou des alliés des opprimés ; les anarchistes sont donc particulièrement réfractaires à l’idée qu’ils seraient eux-mêmes des privilégiés et des dominants.
Bien que les relations israélo-palestiniennes ne soient pas comparables aux rapports entre les hommes et les femmes, les réflexions d’Uri Gordon quant à ce que peuvent faire des Israéliens juifs anarchistes peuvent servir ici de source d’inspiration : les Juifs anarchistes participent aux actions palestiniennes de résistance en se constituant auxiliaires, plutôt qu’égaux, ou dirigeants[51]. Bien sûr, les hommes anarchistes devraient prendre une part de la responsabilité pour changer leurs comportements, plutôt que d’attendre que les femmes les confrontent ; cela dit, les hommes anarchistes devraient se considérer avant tout comme des auxiliaires des femmes et des féministes, et ils devraient aligner leurs actions (ou leur inaction) selon les volontés, les besoins et les désirs des femmes et des féministes.
S’agit-il de constituer des groupes d’hommes antisexistes, pour discuter de la déconstruction de nos scripts érotiques ? Malheureusement, de telles expériences dans les années 1970 et 1980 ont débouché sur des expressions antiféministes, ces groupes luttant au final pour les « droits des hommes » contre les féministes et le « féminazisme ». Une telle évolution (ou régression) n’est pas surprenante : placer quelques membres d’une classe dominante ensemble, et il y a un risque réel qu’ils se solidarisent et se confortent les uns les autres dans leurs complaintes au sujet de « leurs » femmes qui contesteraient leurs privilèges et leur domination[52]. Nous devrions plutôt entamer un processus de disempowerment et pour l’ensemble des hommes[53]. Ce principe s’inspire de l’empowerment, cher aux féministes, qui ne peut être traduit d’anglais en français en un seul mot, mais qui signifie le développement du pouvoir ou de la capacité d’autonomie individuelle et collective. Le disempowerment ne signifie pas de réduire la capacité d’autonomie en tant qu’être humain. Il s’agit pour un homme de réduire le pouvoir qu’il exerce sur les femmes individuellement et collectivement, et de réduire le pouvoir qu’il tire de ses alliances avec d’autres hommes face aux femmes. Un processus de disempowerment signifie : prendre le risque de briser la solidarité masculine, soit de critiquer et confronter d’autres hommes misogynes ou antiféministes, ou de rompre avec eux ; pratiquer la reddition de comptes envers des féministes qui balisent nos attitudes et comportements, ainsi que nos prises de position sur le sujet des rapports sociaux de sexe ; se constituer en auxiliaires de féministes en lutte ; et, en matière amoureuse et sexuelle, éviter d’imposer nos désirs à des femmes par des postures arquées sur de grands principes, comme « la liberté » ou la « non-possessivité » sexuelle[54], sans égard pour les limites émotives et psychologiques de l’autre. Et parfois, les hommes anarchistes devraient reconnaître le désir des femmes qu’ils ne fassent rien, qu’ils se taisent, et qu’ils les laissent agir et choisir seules, pour leur propre bien, ou même contre eux, c’est-à-dire contre nous, car nous sommes aussi leurs ennemis, puisque nous sommes leurs oppresseurs et leurs exploiteurs… Les hommes anarchistes doivent donc admettre, s’ils veulent être réellement cohérents avec leurs beaux principes, d’être pris pour cibles par les féministes. Contrairement à ce qu’il peut paraître à première vue, le disempowerment n’est donc pas une déresponsabilisation des hommes face au patriarcat ; il consiste au contraire à se considérer responsable du problème par l’admission que l’on impose des rapports de domination et d’exploitation, et que la solution passe par une perte de pouvoir pour nous, les hommes.
Mais la théorie anarchiste prévoit que les dominants ne s’engagent dans un processus de disempowerment que si les opprimées se mobilisent et luttent pour leur émancipation, et contre les dominants ; la théorie anarchiste permet donc de prévoir — paradoxalement — que les hommes anarchistes ne lâcheront leur prise sur des femmes que lorsque des femmes auront constitué un rapport de force les forçant justement à lâcher prise, à s’engager dans un processus de disempowerment. Si des hommes anarchistes trouvent cette conclusion irrecevable et cherchent les failles dans mon raisonnement, je crois que des femmes anarchistes la trouveront simplement banale.
Francis Dupuis-Déri
- http://www.spunk.org/texts/anarcfem/sp000168.html ↑
- Cet article est une version modifiée d’un texte paru à l’automne 2009 dans Social Anarchism. Merci à Mélissa Blais et aux femmes de la commission du n°24 de Réfractions pour avoir commenté une première version de ce texte, qui s’inscrit dans une réflexion sur les liens entre anarchisme et féminisme, et les possibilités et les limites d’un homme proféministe, entamée dans d’autres textes. ↑
- Voltairine de Cleyre, Exquisite Rebel : The Essays of Voltairine de Cleyre, Anarchist, Feminist, Genius (dir. S. Presley & C. Sartwell), New York„ 2005. ↑
- Terence Kissack, Free Comrades : Anarchism and Homosexuality in the United States, 1895–1917, Edimbourg-Oakland, 2008. ↑
- Voltairine de Cleyre, D’espoir et de raison : Écrits d’une insoumise, Montréal, 2008, p. 221–237. ↑
- Emma Goldman, “Anarchism : What it really stands for” [1917], in, Anarchism and Other Essays, New York, 1969. Charlotte Wilson, “Anarchism” [1886], in Robert Graham (dir.), Anarchism : A Documentary History of Libertarian Ideas, Montréal, 2005, p. 128. ↑
- Ce qui est d’autant plus troublant quand Proudhon est utilisé positivement comme référence dans l’entrée « Sexualité », qui ne mentionne les idées d’aucune femme (féministe, anarchiste ou autre…), dans une petite encyclopédie de l’anarchisme. Un autre auteur y est cité en référence pour cette discussion sur la sexualité d’un point de vue anarchiste, soit Spinoza, lui aussi ouvertement misogyne et sexiste (Daniel Colson, Petit lexique philosophique de l’anarchisme : De Proudhon à Deleuze, Paris, 2001, p. 301–302). ↑
- Pierre-Joseph Proudhon, De la justice dans la révolution et dans l’Église, Vol. IV, Paris, Fayard, 1990 [1860], p. 1952. ↑
- Ibid., p. 1945. ↑
- Proudhon, De la pornocratie (1875). ↑
- C’est ce qu’indique l’observation du milieu, mais aussi — dans une perspective historique — plusieurs études, dont Jean Maitron, « Un ‘anar’, qu’est-ce que c’est ? », Le mouvement social, 83, 1973, p. 23–45. ↑
- Marian Leighton, “Anarcho-feminism”, in Howard J. Ehrlich (dir.), Reinventing Anarchy : What Are Anarchists Thinking These Days?’ London-Boston, 1979, p. 257. ↑
- Hélène Marquié, Noël Burch (dir.),Émancipation sexuelle ou contrainte des corps ?, Paris, 2006, p. 11. ↑
- Céline Beaudet, Les milieux libres : Vivre en anarchiste à la Belle époque en France, Paris, 2006, p. 125. ↑
- Nyong’o Tavia, “Do you want queer theory (or Do you want the truth)? Intersections of Punk and Queer in the 1970s”, Radical History Review, 100, 2008, p. 103–119. ↑
- Lauraine Leblanc, Pretty in Punk : Girls’ Gender Resistance in a Boys’ Subculture, New Brunswick (NJ), 2000, 2005, p. 125–130. ↑
- Mimmo Pucciarelli, L’Imaginaire des libertaires aujourd’hui, Lyon, 1999, p.93 ↑
- Catlin Hewitt-White, “Women Talking About Sexism and Oppression in the Anti-Globalization Movement”, Jen Chang et als., RESIST ! A Grassroots Collection of Stories, Poetry, Photos and Analysis from the FTAA Protests in Québec City and Beyond, Halifax, 2001. ↑
- T‑Bone Kneegrabber, « Real feminists don’t get raped and other fairy tales », The Peak (dossier special : « Sexual Assault in Activist Communities »), 2002, p. 38–39 [www.peak.uguelph.ca]. ↑
- Dans F. Dupuis-Déri (dir.), Lacrymos : Récits d’anarchistes face aux pleurs, Lyon, 2010. Voir aussi Hélène Duriez, « Des féministes chez les libertaires : Remue-ménage dans le foyer anarchiste », in Olivier Fillieule, Patricia Roux (dir.), Le Sexe du militantisme, Paris, 2009. ↑
- Dans F. Dupuis-Déri (dir.), op. cit. Une analyse similaire est proposée par une auteure nommée Colaire, du réseau des squats en France, dans un texte qui a circulé sur Internet en 2006, intitulé De l’irresponsabilité affective… à la prise en charge de l’affectif [http://gendertrouble.org/article133.html (consulté le 15 décembre 2009)]. ↑
- Victor Serge, « L’expérience communiste », Le communiste, n° 11, 18 avril 1908 (repris dans V. Serge, Le Rétif : Articles parus dans « L’Anarchie » 1909–1912, Paris, 1989, p. 191). ↑
- Céline Beaudet, op. cit., p. 124. ↑
- Dans F. Dupuis-Déri, op. cit. ↑
- Elle n’est pas anarchiste, mais propose une analyse de la sexualité en termes de rapports inégalitaires de classes de sexe. Son nom est régulièrement brandi comme un épouvantail par celles et ceux qui cherchent à discréditer le féminisme « puritain » « à l’américaine ». ↑
- Catharine MacKinnon, Towards a Feminist Theory of the State, Cambridge, 1989, p. 54. ↑
- Des anarchistes français pourront aussi adopter le même discours que leurs concitoyens républicains de gauche ou de droite pour discréditer un féminisme « américain » et « puritain » qui pense les rapports entre les hommes et les femmes en termes de « guerre des sexes » (entendre : qui confrontent les hommes dans leurs privilèges d’hommes). Il conviendrait alors de valoriser un féminisme « français » qui fait la belle part à l’« amour » et à la « galanterie » (entendre : qui conforte les hommes dans leur position de mâle). Voir, à ce sujet, les réactions antiféministes suite à une action de perturbation féministe à la librairie anarchiste La Gryffe, de Lyon (Corinne Monnet, « De l’antiféminisme chez les anarchistes », in L’anarchisme a‑t-il un avenir ? Lyon, 2001, p. 467–473 ; Collectif des femmes, des féministes et des lesbiennes de l’action féministe lors des journées libertaires, « Anarchie ou patriarchie » [http://1libertaire.free.fr/patriarchie.html] ; F. Dupuis-Déri, « L’anarchisme face au féminisme : comparaison France-Québec », Olivier Fillieule, Patricia Roux (dir.), op. cit. ↑
- Maggie, Rayna, Michael, Matt, Stick It To the Manarchy [http://www.infoshop.org/rants/ manarchy.html] produit par des anarchistes féministes et proféministes après les actions de contestation de la convention démocrate à Boston, à l’été 2004. ↑
- Pour des critiques féministes adressées aux Black Blocs, voir F. Dupuis-Déri, Les Black Blocs : La liberté et l’égalité se manifestent, Montréal, Lux, 2007 (3e éd.), p. 147–150. ↑
- Faure, Sébastien, La femme — Propos subversifs, Paris, Brochure mensuelle, p. 25. ↑
- Ibid. ↑
- Ibid., p. 26. ↑
- Ibid., p. 30. ↑
- Éditorial, Le Trouble, vol. 5, no. 28, 2005, p. 2. ↑
- 35.Il ne s’agit pas ici de prétendre que des hommes ne peuvent pas être stigmatisés pour ne pas exprimer suffisamment de « masculinité ». L’homophobie, par exemple, est une force qui détruit des hommes. L’idée générale que j’essaie d’avancer est qu’il y a deux classes de sexe qui forment le patriarcat, que ces deux classes ne sont pas égales et qu’elles sont composées d’individus de chair et d’os, qui de par leur assignation à une classe n’entretiennent pas des rapports égalitaires avec les membres de l’autre classe. Les hommes anarchistes, qu’ils soient hétérosexuels, homosexuels ou queer, doivent reconnaître le fait qu’ils appartiennent à la classe dominante, et que les femmes avec qui ils entrent en relation appartiennent à une classe dominée. ↑
- Les Sorcières, n° 6, 2005, p. 4. ↑
- F. Dupuis-Déri, « À l’ombre du Vaaag : retour sur le Point G. Le sexisme du milieu libertaire français », Le Monde libertaire, 1330, sept. 2003. ↑
- http://www.spunk.org/texts/anarcfem/sp000168.html [consulté le 2 février 2010].↑
- Charlotte Wilson, op.cit., p. 128. ↑
- Michel Bakounine, Théorie générale de la Révolution, Paris, 2001, p. 295. ↑
- Pierre Kropotkine, L’Anarchie, Paris, 2006 [1896], p. 39. ↑
- Christine Delphy, « Nos amis et nous : Fondements cachés de quelques discours pseudo-féministes », in L’Ennemi principal I : Économie politique du patriarcat, Paris, 1998, p.186 et p. 188. ↑
- Ibid., p. 167–216 ↑
- Peggy McIntosh, “White privilege : Unpacking the invisible knapsack”, in Paula Rothenberg (dir.), Race, Class, and Gender in the United States, New York, 2001. ↑
- Crimethinc Collective, Recipes for Disaster : An Anarchist Cookbook, Salen (OR), 2006, p. 398399. ↑
- Ibid., p. 403. ↑
- Claire Snyder, “Beyond choice feminism : Anarchist voices in Third Wave”, conférence non publiée, présentée au colloque de SPSA, en 2008. ↑
- Ibid. ↑
- Dans Francis Dupuis-Déri, op. cit. ↑
- Dans Francis Dupuis-Déri, op. cit. ↑
- Uri Gordon, Anarchy Alive ! Anti-Authoritarian Politics From Practice to Theory, Londres, 2007, p.143.À l’inverse, une autochtone du Québec m’a raconté, avec désappointement, comment un activiste d’extrême gauche de France s’était présenté à Montréal dans une réunion amérindienne, pour haranguer la salle en expliquant que leur solution, c’était la révolution. ↑
- Sur cette question, voir Mélissa Blais, « Féministes radicales et hommes pro-féministes : L’alliance piégée », F. Dupuis-Déri (dir.), Québec en mouvements : Idées et pratiques militantes contemporaines, Montréal, 2008 ; Léo Thiers-Vidal, « De la masculinité à l’anti-masculinité : Penser les rapports sociaux de sexe à partir d’une position sociale oppressive », Nouvelles questions féministes, n° 3, 2002, p. 71–83. ↑
- J’ai expliqué un peu plus en détail le projet de disempowerment dans « Les hommes proféministes : Compagnons de route ou faux amis ? », Recherches féministes, vol. 21, n° 1, 2008. ↑
- Évidemment, l’anarchiste peut aussi dominer une femme par sa jalousie possessive et violente ; mais chez les anars, c’est surtout cette propension à la liberté amoureuse et sexuelle, imposée à coups d’arguments rhétoriques, qui est mobilisée sans respect pour les limites de la partenaire (ou, à tout le moins, c’est certainement ce que j’ai imposé à des femmes par le passé), parfois développée suite à des expériences passées douloureuses avec des hommes, anarchistes ou non. ↑
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