Photo de couverture : des femmes Khasi (Inde) dans leurs rizières.
Nous nous sommes entretenus avec Audrey A., une féministe que l’on dirait appartenir au courant du féminisme radical comme nous à celui de l’écologisme radical, à cause de ces autres courants avalisant la perpétuation du désastre techno-capitaliste en cours, trahissant leur raison d’être.
1. Tout d’abord, pour un peu de contexte, est-ce que tu pourrais t’introduire succinctement ?
Je suis une philosophe, une chercheuse, une salariée, une sportive et une artiste, et lorsque le poids tangible du monde matériel et de la réalité se fait trop écrasant, je suis aussi une comique. Je travaille actuellement sur l’herstoire de la conscience patriarcale, en recentrant les grands récits scientifiques, anthropologiques, mythologiques et philosophiques depuis une perspective gynarchique. Un petit tour de lexique pour aider les lectrices et lecteurs peut-être ? L’herstoire, c’est Her story, soit la moitié effacée de l’histoire ; la conscience patriarcale est l’intégralité de la philosophie post-socratique ; gynarchique est constitué de gyné (ce qui relève des femmes) et d’arkhos (le commencement) : débrouillez-vous avec ceci !
Travailler sur la mythographie des grands récits, que ces récits relèvent de la science, de l’anthropologie ou de la philosophie nous ramène immanquablement aux grandes institutions du sens. Aux institutions qui nous gouvernent actuellement et aux récits qu’elles nous imposent. L’herstoire est la grille de lecture dissidente la plus importante et pourtant la moins connue, du moins en France, et je souhaite éventuellement remédier à cela, bien que le travail s’effectue d’abord en anglais.
2. Comment en es-tu venue au féminisme ?
Ce sont justement mes recherches sur les mythologies qui m’ont menée au féminisme. Mes premières rencontres avec l’archéomythologie de Majira Gimbutas, le classiciste Robert Graves, l’historienne Gerda Lerner, la biologiste Lynn Margulis et le philosophe phénoménologue culturel William Irwin Thompson ont été déterminantes dans mon féminisme, levant le voile (aléthéia : le dévoilement de la vérité, en grec) sur une dissonance cognitive de magnitude civilisationnelle que je vivais jusqu’alors. Fatalement, ces rencontres n’auraient pas lieu en faculté française de philosophie, siège de l’immanence patriarcale où l’on étudie la muséologie et la doctrine, des nuances idéologiques sur un même objet : l’homme, lui, lui-même et sa pensée de lui-même, sans ne jamais questionner cette « objectivité » ; objectivité dont se revendique une partie de cette pensée, quand ce n’est pas pour reconnaître un relativisme assaisonné et à défaut de porter en soi la faculté d’opérer une révolution de perspective radicale. C’est tout comme si les aspirants à la sagesse (philosophes) n’habitaient pas vraiment leur corps et excarnaient parfaitement ce dualisme métaphysique dont leur pensée n’est jamais parvenue à se passer. Même les sensualistes étaient au final des dualistes. Il semblerait que l’homme ait beaucoup de mal à incarner quoi que ce soit, peut-être, est-ce parce que son corps n’est biologiquement pas fait pour cela ! La philosophie doit questionner, mais vous ne pouvez questionner qu’un horizon très limité lorsque vous vivez dans la stratosphère et n’avez pas même conscience de vos entrailles, sinon lorsqu’elles vous tourmentent (Nietzsche est un parfait exemple de cette « philosophie » du dérangement des entrailles…). Quelle ironie ! Les philosophes ont passé leur vie à se plaindre des limitations de leurs corps, comme s’il s’était agi de la cage de leur esprit, lorsque la limitation de leur pensée vient justement de ce qu’ils sont incapables d’habiter un corps, ainsi que de développer une véritable empathie, condition nécessaire à toute philosophie. C’est pourquoi je les appelle misosophes, ceux qui détestent la sagesse, ceux qui sont incapables de l’honorer et qui par-dessus tout, ont peur de ce qu’ils risqueraient de trouver en cherchant la vérité… Et la vérité n’est pas en l’Homme. Zeus n’a pas avalé Métis pour donner ensuite naissance à Athéna par sa tête. Zeus a tué Métis, s’est recouvert de sa peau en achevant d’en déformer tous les tissus et d’en détruire toute cohérence, revendiquant pour lui ce qui n’était pas en sa capacité, et lui a aliéné sa fille, la coupant de ses racines matrilinéaires. Max Dashu dit que la civilisation occidentale est une « maladaptation ». Elle dit « patriarchy is male adaptive » et ce faisant propose un jeu de mot très parlant pour décrire la manière dont la pensée patriarcale a procédé : par accaparation, renversement grossier et ré-institution du sens.
Je reviens sur la dissonance cognitive d’ordre civilisationnel que je ressentais. Je suis née dans un corps sexué, le corps d’une femelle humaine, dans un environnement pauvre et inculte qui a dès ma naissance, déterminé la manière dont j’évoluerais dans la société, la manière dont j’allais être traitée : les violences dans l’enfance (et les traumatismes qui en résultent) opérées sur des garçons, en feront dans la grande majorité des cas, en société patriarcale et sexiste, soit de futurs agresseurs soit des hommes plus sensibles et des chercheurs ; opérées sur des petites filles, cela en fera, dans la grande majorité des cas, de futures victimes de relations abusives, des victimes de l’exploitation sexuelle, des victimes de surdiagnostics de maladies mentales… Et des militantes chercheuses, aucune de ces conditions n’étant exclusive de l’autre cette fois. Aussi, je ne suis pas devenue féministe par la connaissance seule. C’est l’expérience sociale d’être depuis toujours un corps sexué de femme qui m’a poussée vers la recherche et vers la connaissance. La souffrance vous pousse à comprendre, et la connaissance vous pousse ensuite au partage et donc, à militer.
3. Qu’est-ce qu’une « société patriarcale » ? En quoi notre société l’est-elle ?
La semaine dernière, je me suis rendue à l’hôpital où l’on a pris mes coordonnées. Lorsque j’ai donné mon nom, il m’a été demandé à l’oral comme souvent avec les administrations « et votre nom de jeune fille ? » Est-ce que l’on vous demande votre nom de jeune garçon ? Mon nom de famille est de plus un patronyme, non un matronyme. Cette institution du patronyme (et le « nom de jeune fille » corrélatif) qu’est d’abord le nom du père avant d’être celui du mari — celui-là même étant le nom du père du mari, montre déjà que nous sommes, sinon en patriarcat, en patrilinéarité. La filiation se fait au nom du père. Maintenant nous pouvons faire un petit tour rapide des grandes puissances de ce monde : qui se trouve à la tête des grandes institutions, des gouvernements, des grands conseils d’administration ? Qui décide de ce que l’autre moitié sexuée de la population peut faire ou ne pas faire avec son corps ? Qui légifère sur le corps de l’autre moitié sexuée ? Il y a 55 ans encore, en France, une femme ne pouvait pas avoir de compte en banque à son nom. Ce n’est qu’en 1970 que le statut de « chef de famille » a été aboli au profil de « l’autorité parentale ». En 1990, dans mon école communale, puis au collège, était toujours inscrit « chef de famille » sur les papiers de renseignements à remplir. L’école polytechnique était interdite aux femmes jusqu’en 1972. Ce n’est qu’en 1975 que les femmes peuvent légalement accéder à tous les enseignements supérieurs. Autrement dit, tout cela, ce n’était qu’hier. Nos mères, la mienne, par exemple, a grandi dans une société misogyne qui lui interdisait à peu près tout. Qui exploite sexuellement l’autre moitié sexuée de la population ? Qui détient le fruit de l’exploitation sexuelle de l’autre moitié sexuée de la population dans l’industrie pornographique ? Le fait même qu’il existe une industrie pornographique de brutalisation d’une moitié sexuée de la population… Qui possède les richesses planétaires ? Qui tue, agresse, viole ? Je ne vais pas ressortir les chiffres, en France, commentés par l’historienne Lucie Peytavin dans son livre Le Coût de la virilité.
Pour répondre à ta question, nous ne sommes pas en patriarchie : je vais même aller plus loin, le patriarcat, la patriarchie, c’est un non-sens. C’est une énième maladaptation. Nous avons vécu, depuis l’âge de bronze, en patricratie. Sous la loi et le pouvoir des pères : pater et kratos. Arkhos signifie « le commencement ». Au commencement de la vie n’est pas le père. Au commencement de la vie, c’est votre mère. Votre portail d’entrée dans le monde sont les lèvres génitales de votre mère, si tout se passe bien. C’est cela que veut dire « arkhos ». Les matriarchies sont effectivement des sociétés où le commencement d’un clan et d’une communauté est par les mères. Mais cela n’a jamais signifié « la domination de », ni « la loi de ». Le pouvoir, la domination, c’est vraiment le Kratos, le suffixe ‑cratie. Les sociétés véritablement matriarcales, selon la définition issue des recensements et études de Heide Goettner-Abendroth sont des sociétés partenariales et égalitaires : l’autorité y est celle des anciennes ; ce sont les femmes qui détiennent les terres et effectuent le partage des ressources de manière égalitaire. Il n’y a pas d’accumulation primitive, soit, pas de capitalisme. Il n’y a pas non plus de raréfaction des ressources artificielles ou par surpopulation, car les femmes régulent les naissances. Elles décident d’avoir un enfant et les hommes n’ont pas prétention à en réclamer, car ce n’est pas dans leurs prérogatives, ce n’est pas leur corps qui, pendant 9 mois et bien au-delà avec l’allaitement, créera l’enfant et le maintiendra en vie. Les hommes ont un pouvoir représentatif, ce sont les diplomates envers les autres clans et les autres sociétés. Ils représentent les cheffes claniques. La filiation est matrilinéaire, les époux — il peut y en avoir plusieurs dans certaines sociétés matriarcales (du Tibet contemporain par exemple), viennent vivre ou seulement rendre visite aux femmes dans la maison clanique. Les filles ne quittent pas la maison clanique, et les enfants y grandissent. Les oncles, les frères sont les pères sociaux. Ils élèvent les enfants de leurs sœurs, et non pas les leurs propres. Toutes les matriarchies sont matricentrées, mais toutes les sociétés matricentrées ne sont pas des matriarchies. La nuance est de taille.
Or, nous, nous vivons en patricratie, en « patricratie androcratique » précisément ! Les vieux hommes (pères) concentrent tous les pouvoirs et l’argent, et les mâles dominent l’espace public, par leurs comportements virils d’agression et par la mainmise sur les affaires du monde. Nombreuses sont les sociétés secrètes puissantes qui excluent les femmes des postes puissants et qui sont donc entièrement des « boy’s club » (comme les institutions religieuses ou les grandes entreprises), l’inverse n’existant pas. Au contraire, lorsque les femmes revendiquent des espaces non mixtes, un retour de bâton se fait aussitôt sentir (par exemple, les lesbiennes, envahies et agressées par des hommes qui prétendent être des femmes lesbiennes, et dont le comportement est légitimé par le pouvoir d’institution du dernier mythe patriarcal de l’identité de genre). Les sociologues anglophones parlent de « male dominated workplace cultures », notion que les françaises semblent commodément ignorer. L’égalité homme-femme est une égalité de lettre. C’est la loi. Mais ce n’est pas la pratique. L’androcratie structure la société. La violence mâle exercée sur les femmes régule la présence des femmes dans l’espace public, dans la rue comme dans le cyberespace, jour et nuit. La parole d’un homme vaut celle de 10 femmes, et si cet homme est connu, alors vous pouvez multiplier par 5. Aussi, je parle de patriarcat par acceptation du terme, mais androcratie me semble bien plus adéquat. Phallocratie porte une très forte charge symbolique, sans jeu de mots de ma part, qui je trouve leur fait beaucoup trop d’honneur !
4. Le féminisme auquel tu es parvenue, que tu défends, comment le situerais-tu, le décrirais-tu, en regard des différents types de féminisme qui existent aujourd’hui (on parle parfois de féminisme radical, de féminisme libéral, et d’autres encore) ?
Il n’y a qu’un seul féminisme : un mouvement qui place les femmes au centre et qui œuvre à leur libération de l’oppression androcratique en faisant avancer les droits des femmes et l’application des lois qui les concernent et les protègent. La loi reste d’ailleurs souvent lettre morte faute d’application de la part de la justice et des institutions patriarcales. Qu’il n’y ait qu’un féminisme signifie que de nombreuses contrefaçons idéologiques passent pour du féminisme. Ces contrefaçons idéologiques ont malheureusement un coût pour les femmes puisqu’il s’agit de renversements patriarcaux. Les « féminismes » aujourd’hui, sont le résultat du noyautage de l’androcracie, ce pourquoi je ressens une très forte dissonance cognitive à les appeler « féminismes ». Réglons d’abord ceci en appelant « masculinisme » tout mouvement qui place les privilèges et les intérêts des hommes par-dessus les droits des femmes et qui milite activement pour l’exploitation des femmes et de leurs organes sexuels au profit des hommes.
Les mouvements qui militent en faveur de l’exploitation sexuelle des femmes sont portés par des hommes proxénètes, qui capitalisent sur l’exploitation des femmes. Ils défendent les droits des hommes à vendre et à acheter les corps des femmes. Ce sont donc des masculinismes. Les mouvements qui militent pour l’exploitation du ventre des femmes (la GPA) sont l’autre face d’une même pièce : acheter et vendre les putains / acheter et vendre les mères gestantes, acheter et vendre les enfants. Rien de ceci n’est progressiste, il s’agit au contraire d’un conservatisme barbare qui nous ramène à l’âge du bronze et à la domestication coercée des femmes par les seigneurs de guerre. De la même manière, les mouvements identitaires religieux, fondamentalement misogynes, ne peuvent être féministes. Religion patriarcale et féminisme sont foncièrement antinomiques. Ces mouvements masculinistes ont énormément d’influence politique parce qu’ils ont l’argent et les réseaux d’influence (les médias, la culture) des hommes, mais aussi parce qu’ils ont le soutien « domestique » (le secrétariat, l’intendance, l’investissement émotionnel) de femmes qui cherchent à « customiser » leur oppression. Se couler dans les plis du colonisateur de manière à aménager les conditions de sa survie, c’est la réponse immédiate devant l’oppresseur. Des exemples flagrants de cette stratégie de survie s’observent :
– Dans l’institution religieuse : les femmes qui revendiquent être de bonnes chrétiennes, de bonnes musulmanes, impliquées dans leur communauté. Sans ces femmes, les institutions patriarcales s’effondreraient ;
– et dans l’industrie de l’exploitation sexuelle : les rares femmes qui disent être volontairement en situation de prostitution, qui sont aussi celles à qui l’androcratie donne une plateforme médiatique mainstream de choix, tout en faisant croire que leurs idées sont transgressives, sont des femmes qui ont cherché à aménager leur oppression et/ou qui sont surtout dans le déni de leur propre exploitation, et qui se contrefichent des autres femmes. Rendre toutes les femmes prostituables, ce n’est pas du féminisme. En contraste avec les 89 % de personnes en situation de prostitution — hors traite des femmes et des enfants, qui constituent la vaste majorité de la traite humaine ! — qui voudraient en sortir et ne le font pas pour des raisons économiques, ces quelques femmes sont une minorité que l’androcratie veille à bien mettre en avant — de ses médias. Curieusement, en manifestation, qui sont aussi des manifestations de force physique et de nombre, les hommes forment les premiers rangs. La majorité écrasante des personnes en situation de prostitution, hors traite humaine, le sont par coercition économique. Quant aux autres, se sentent-elles insultées par ces propos ? Qu’elles réfléchissent aux conséquences sur toutes les femmes qu’entrainent leurs convictions individualistes et égoïstes.
Est appelé « féminisme libéral » le féminisme promouvant l’auto-objectification et l’auto-exploitation, soit l’autopornification des femmes par elles-mêmes, au travers de l’oppression qu’elles subissent et refusent de reconnaître. Il y a aussi une question de fierté à ne pas vouloir reconnaître les déterminismes patriarcaux qui les ont poussées à intérioriser cette oppression et d’en revendiquer les conséquences comme un choix. Le préfixe porn- vient du grec ancien et signifie « bon marché », quelque chose de « cheap ». Les pornoi étaient les esclaves sexuelles, des captives — butin de guerre, que les marins trouvaient à peu de frais dans les bordels près des ports. Le « féminisme libéral » milite pour un aménagement de l’exploitation personnelle et non pour abolir l’exploitation des femmes par les hommes. C’est un peu comme si les esclaves noirs, au lieu de se battre pour leur liberté, s’étaient battus pour payer des impôts. Féminisme libéral est un oxymore.
J’ai parlé de déterminismes patriarcaux : qu’est-ce que ce gros mot ? On pourrait aussi parler, avec Dee Graham (Loving to survive : sexual terror, men’s violence and women’s lives), de syndrome de Stockholm d’échelle sociétale, voire civilisationnelle (selon nous). Mais je n’aime pas le terme de syndrome de Stockholm pour des raisons liées à l’incident de Stockholm même : le syndrome décrit existe bel et bien, il s’agit d’un syndrome post-traumatique permanent lorsque vous vivez avec vos bourreaux, avec une personne maltraitante, un maître blanc si vous êtes une esclave noire au 18e siècle. Toutefois ce n’est pas ce qui s’est produit lors de cet incident, et le psychiatre qui a formulé le syndrome n’a jamais discuté un seul instant avec les femmes otages. Le syndrome de Stockholm a surtout été inventé pour discréditer la parole des femmes victimes de violence en général, et en particulier dans cette affaire, par conflit d’intérêts. Un conflit d’intérêts entre des hommes criminels et un homme commissaire de police narcissique et brutal, qui a pris de très mauvaises décisions au mépris des otages et sciemment mis celles-ci en danger. Si cette histoire intéresse vos lectrices et lecteurs, voir l’ouvrage de Jess Hill, See What You Made Me Do : Power, Control and Domestic Violence.
Lorsque les notions censées décrire l’expérience des opprimées ont été inventées par l’oppresseur et pour de mauvaises raisons, tel le syndrome d’aliénation parentale de Richard Garner qui, probablement pédophile lui-même, cherchait à protéger les pères abusifs, vous aurez beaucoup de difficulté en tant que femme exploitée à penser votre situation. C’est-à-dire à mettre des mots sur ce que vous vivez au quotidien, à transformer votre mémoire traumatique en mémoire autobiographique. À cette difficulté s’ajoute le handicap d’une atrophie cognitive — l’incapacité à réfléchir lorsque vous vous trouvez en situation précaire de survie et en SPT constant.
Les féminismes adjectivés n’en sont donc pas. Ils ne sont que des aménagements de peine qui ne libèrent pas les femmes de leurs prisons. Des féministes de la 2e vague reprochèrent à d’autres féministes de la 2e vague, de ne pas tenir compte des particularités des types de femmes, c’était la critique de l’intersectionnalité. Par exemple, une femme noire et lesbienne accumulera les oppressions du fait d’être une femme, d’être noire et d’être une lesbienne. Cette perspective, incontestable, a cependant été la porte troyenne du parasitisme masculin, qui y trouva l’opportunité bien commode, d’y insérer ses revendications en divisant pour mieux régner. C’est ainsi que le féminisme fut sabordé : les hommes sont parvenus à diviser les femmes en les focalisant sur leurs différences — différences liées aux institutions patriarcales, différences liées aux conditions de leurs oppressions (une femme musulmane en Iran et une femme blanche, divorcée et cheffe d’entreprise n’ont a priori pas grand-chose en commun) et à leur faire perdre de vue ce qu’elles avaient toutes en commun.
Or, ce qu’elles ont en commun constitue ces caractéristiques immuables et universelles sur lesquelles légifèrent différemment les hommes, en fonction de leur culture et de leur histoire. Tant que quelque part sur terre, les femmes d’un pays, d’une société, d’une tribu, seront subordonnées à l’autorité et aux désirs barbares des hommes (le pouvoir rend les hommes barbares) aucune femme ne sera vraiment en sécurité où qu’elle se trouve. Tant que les femmes en Pologne et dans certains États des EU n’auront pas le droit de décider la manière dont elles vont engager ou non leur faculté de création de la vie, en dehors de toute coercition économique (l’industrie naissante de la GPA capitalise sur la précarité des femmes en dépit de ce que vous en montrent les brochures publicitaires en papier glacé), ce droit fondamental qui nous semble aujourd’hui aller de soi, et traduit en France par la loi relative à l’IVG, sera menacé. Il n’y a qu’à voir le tournant que prennent les débats politiques français marketés par un milliardaire chrétien misogyne, à l’aide de son porte-parole aux propos et à l’aspect de nabot hitlérien.
Tant que des petites filles subissent des mutilations génitales et des mariages forcés en Afrique, toutes les petites filles sont en danger. Tant que les religions patriarcales tiennent les femmes en domesticité, nous ne sommes pas à l’abri, dans notre laïcité menacée. Tant que les fœtus femelles sont avortés ou tués à la naissance en Inde et à certains endroits de Chine, ayant entrainé aujourd’hui un différentiel de population de plus de 23 millions de filles manquantes, la misogynie des patriarcats et la violence des hommes sur les filles et les femmes régneront. Tant qu’il y avait des noirs en situation d’esclavage, aucun noir ne pouvait être réellement libre : cette comparaison parle aux hommes qui montrent généralement beaucoup de difficultés à se mettre à la place des femmes, sauf lorsqu’il s’agit de saboter leur sécurité et leurs libertés fondamentales.
D’ailleurs, c’est aussi pourquoi vous verrez aujourd’hui dans le « féminisme », en plus de la défense des intérêts des hommes qui les exploitent, qu’une place centrale et physique a été accordée aux hommes. Les hommes qui ont très rapidement adopté et diffusé le mythe du sentiment d’être une femme dans un corps d’homme, parachevant la destruction de la cohésion du féminisme. Le féminisme médiatisé a été réduit à une grotesque farce, et les femmes conscientes de ce rapt éclair (en l’affaire de 2 décennies) sont obligées de se battre pour des limites que les hommes ne cessent de repousser, au point qu’elles doivent d’abord se définir par l’exclusion des hommes et de leurs intérêts, au lieu de continuer de se battre pour la libération des femmes. Les femmes qui ont en commun d’être opprimées par les hommes sur la quasi-totalité de la planète, parce qu’elles sont les femelles de l’espèce humaine. L’endroit « sûr » à partir duquel pensaient opérer les féministes occidentales subit actuellement un revirement d’ampleur, qui est allé jusqu’à faire régresser les conquis sociaux des féministes de la deuxième vague, notamment sur le droit au sport et l’équité dans le sport.
L’endroit d’où je te parle est à l’arrière d’une barricade, pendant que je constate que mes compagnes perdent leurs emplois, sont censurées, sont harcelées et menacées de viol et de mort par des hordes de jeunes misogynes sur internet et dans la vie réelle. La position à partir de laquelle je te parle est celle d’une spectatrice devant l’effacement des femmes que sont en train d’entériner toutes les grandes institutions : des revues scientifiques qui ne doivent plus les nommer, sinon par des morceaux de leurs organes sexuels et de leurs corps sexués tels que « porteuses d’utérus[1] », « menstruatrices », ou encore en tant que sous-catégories de femmes : « cis-femmes. » L’antédiluvienne déshumanisation (démonisation) des femmes est reproduite, dans le cyberespace, dans l’espace public et dans le droit : les législateurs (au masculin, je souligne) des pays occidentaux remplacent actuellement, et sans se questionner, la caractéristique matérielle immuable qui détermine la classe des femmes dans la loi, enregistrée sous la catégorie du « sexe », en tant que fondement de leur protection et raison matérielle pour laquelle elles sont opprimées, par la notion du stéréotype sociosexuel, « le genre féminin. » Or le genre est une construction sociale, une essence platonicienne détachée du monde sensible et de la réalité matérielle. Le stéréotype sexiste ou « le genre » est un concept dans la tête des hommes et dont l’ontologie est celle de la croyance. Le stéréotype sexiste est la manière dont les femmes sont opprimées et qui se traduit par un ensemble de discriminations et de violences exercées à l’encontre des femmes. Le stéréotype est un spectre qui va de la maman des hommes à la putain des hommes : tout ce que l’on trouvera entre les deux restera un archétype féminin défini en fonction de son rapport aux hommes et donc, centré sur les hommes.
Les femmes, aujourd’hui, sont redevenues une idée dans la tête d’un homme (le syndrome de Pygmalion), une idée que l’homme cherche à fabriquer, voire en cherchant même à se fabriquer lui-même pour y correspondre, et c’est cette idée d’homme, « la féminité », qui vient remplacer notre sexe dans la lettre de la loi. Les femmes féministes, témoins de cette opération de conscience patriarcale, ont l’équipement analytique et herstorique qui leur permet de remonter à la racine de cette supercherie. Parce qu’elles savent comment opère le patriarcat, par maladaptation. C’est ce que les féministes appellent « féminisme radical », avec radical comme « à la racine » du mal, à la racine du mâle. Mais pour moi, féminisme radical à autant de sens que « cis-femme ». Parce que le sens des mots par lesquels nous étions enfin parvenues à nous désigner, sortant de cet oubli que nous avions de nous-mêmes, a été renversé et réinvesti par le patriarcat, nous serions obligées de nous déplacer dans le langage pour pouvoir nous distinguer à nouveau.
Les femmes échappaient aux hommes. Dans cette intentionnalité collective qu’est l’androcratie, ils ont trouvé le moyen de renverser jusqu’au sens du mot « femme » et d’institutionnaliser ce renversement. Certaines femmes, dont la pensée et les actions se qualifient comme du féminisme radical, ne se disent pourtant pas féministes, car « le féminisme ne veut plus rien dire ». Je les comprends, mais je ne suis pas d’accord. Ces femmes et moi-même sommes féministes. Le reste ne sont qu’idéologues et imposteurs — au masculin.
5. Fais-tu référence, dans ces derniers paragraphes, au phénomène du « transgenrisme » ? Est-ce que tu peux nous en dire plus sur ses origines et ses visées actuelles ? Lierre Keith en parle comme d’une « guerre contre le féminisme ». Es-tu d’accord ?
Je fais surtout référence à un vieux mouvement de pensée patriarcale, cristallisé depuis près de 2500 ans. Tout ce que nous constatons aujourd’hui, ce sont des variations sur ce thème unique, y compris ce qui est appelé « transgenrisme » et qui n’échappe pas à l’inversion systématique du sens. Quand on entend « trans » genrisme, il faut surtout entendre fixation du genrisme, et le genrisme étant l’instrument idéologique, le mythe au niveau institutionnel, par lequel l’androcratie domine toute chose, ce qu’il y a derrière « transgenrisme », c’est la vieille structure du pouvoir patriarcal. Faisons un petit tour d’histoire dans la zone d’influence géographique qui nous concerne, nous occidentales.
Au néolithique et tout au long de l’âge du bronze, les phases d’installation du patriarcat (allant de pair avec les vagues d’invasions indo-européennes) ne se sont pas produites en simultané dans le monde humain. Mais l’on observera des étapes similaires, décalées ou se chevauchant dans le temps, que l’on se penche sur les communautés et cités préhelléniques ou en Mésopotamie : depuis l’avènement des guerres et des classes de guerriers, les hommes ont cherché à investir les sphères qui relevaient des prérogatives et de l’autorité naturelle ou symbolique des femmes (de telles séparations n’existaient pas, elles se sont démarquées avec la sédentarisation), qu’il s’agisse de prérogatives spirituelles, institutionnelles ou professionnelles. Les colons patriarcaux l’ont fait à la foi par la force et par la « conquête » au travers de l’insistance et de la coercition. La culture du viol est en cela multimillénaire. Nous avons des preuves de ces processus dans les plus anciens registres administratifs, processus qui ont mené leurs poussées tout au long de la « civilisation » de l’humanité, c’est-à-dire, sa patriarcalisation. Le processus de civilisation de l’humanité, c’est surtout l’histoire de l’institutionnalisation de la barbarie. Sa première forme politico-sociale fut la Cité-État. Il a par exemple été découvert un compte rendu de procès où une prêtresse accuse un homme d’usurpation de ses parures ritualistiques et de ses fonctions. Le droit prévaudrait en sa faveur, et sa place lui serait restituée, mais pas pour longtemps : la justice était déjà celle des hommes. Le droit et la justice ont été établis pour réguler les relations entre le conquérant et le peuple colonisé en rébellion. La plus ancienne poétesse parvenue jusqu’à nous, Enehduanna, qui était aussi prêtresse du temple d’Inanna, relate son exil à cause de l’usurpation de Luagalane, un seigneur de guerre, et ce faisant relate une situation de crise politique et de tournant civilisationnel en son temps. Celle qui est considérée comme « la première poétesse » était en fait la « dernière » d’une longue lignée d’institutions matriarcales survivantes, quasi vestigiales dans les grands centres urbains. Une fois que milles Lugalane se sont ensuite efficacement emparés par la force des temples, des compagnes et des biens de mille Enehduanna, et que ceux-ci aient entièrement investis les rôles politiques, spirituels et professionnels des femmes, ce renversement allait être simultanément traduit dans le panthéon des divinités et les recensements des déesses et dieux et des registres religieux : le nombre de temples recensés à leurs noms, le volume d’offrandes qui leur étaient faites… Le renversement patriarcal se traduisit mythographiquement par la réduction du panthéon féminin et son écrasement sous la hiérarchie des dieux mâles : les déesses étaient masculinisées, et devenaient donc des dieux mâles, ou démonisées — en démons mâles. Asthoret, par exemple, n’est autre qu’Astarte, Ashera, Hator et Aphrodite.
Aujourd’hui les femmes résistantes au milieu de l’histoire, son histoire à lui, telle que Hatshepsut, Bouddica, Jeanne d’Arc et plus récemment of Jennie Hodgers, sont « transées » par les croyants de la religion du genre, qui semblables aux mythographes de l’âge du bronze, réécrivent l’histoire des femmes héroïques en leur assignant une « identité de genre homme ». Ainsi, il n’existerait pas de femmes résistantes qui auraient défié l’ordre patriarcal puisqu’elles se révéleraient en fait être des hommes nés dans le mauvais corps. Le conservatisme et la rigidité du carcan patriarcal sont dès lors scellés et nulle ne peut y échapper.
Bien sûr les mouvements de résistance ont été nombreux et actifs : les peuples et les hommes de ces peuples également, ne sont pas restés passivement à accepter les promesses d’un paradis patriarcal de masochisme et de rejets de la sexualité, en l’échange de leur allégeance au roi et au dieu. Les peuples soutenaient leurs cultes des grandes déesses et les perpétuaient dans l’illégalité. C’est même la principale raison de l’existence de l’Ancien Testament, qui est tout à la fois une mythologie fondatrice et un corpus de loi : les lois hébraïques, fortement inspirées des lois sumériennes, des versions du Code d’Hammurabi et des lois assyriennes en ce qui concerne le contrôle de la sexualité des femmes et l’obéissance des hommes au dieu-roi, écrasaient les hommes en leur promettant la contrepartie le droit d’être des rois chez eux et de régner sur les femmes qu’ils révéraient jusqu’alors comme source de toute vie, connectées aux déesses, maîtresses claniques, etc. La raison de cette compilation d’interdits et d’obligations millimétrées tout au long du jour et de la nuit, était principalement de réguler la sexualité des femmes et d’anéantir les cultes survivants de la déesse (Ashera/Ishtar/Astarté/Astoreth/Hator) parmi les peuples colonisés. Les cananéens donnaient du fils à retordre aux patriarches lévites, mais leur résistance fut en vain sinon pour nous avoir laissé les traces de ce refus du nouvel ordre sombre qui allait ensevelir l’humanité à tout jamais, l’ordre patriarcal.
L’appropriation des prérogatives des femmes par les hommes, c’est l’histoire de l’histoire ! Il s’agit de cette « maladapation » dont parle Max Dashu, adaptation masculine (renversement et exploitation rationalisée) des institutions existantes. La maladaptation est la guerre véritable des mâles menés contre les femmes, au milieu de toutes les pseudoguerres (pillages) kleptocratiques. La guerre qui aura changé la face du monde en mettant en mouvement cette force de destruction implacable : l’accumulation primitive du capital par l’exploitation de la nature et des femmes, pour arriver aujourd’hui à la destruction de la nature et à la surpopulation. La surpopulation résulte du contrôle des hommes sur le corps des femmes. Et Dieu a dit « multipliez-vous ». Encore une fois, vous ne verrez pas une telle pullulation de population (avec un excédent mondial écrasant de mâles) dans les sociétés matriarcales subsistantes, insulaires et isolées en hautes montagnes. La crise de la surpopulation des pays du tiers monde a été montée de toute pièce par les Nations Unies à la fin des années 70’s, et était destinée au contrôle de la production des femmes des colonies via une politique malthusianiste et à les transformer en travail bon marché, autrement dit, à les exploiter[2]. Dans ces sociétés égalitaires, sans rareté artificielle des biens et des ressources (à la fois moteur et conséquence du cercle vicieux patriarcapitaliste), les femmes avaient et ont parfois encore le contrôle de leur désir et de leur corps, régulant ainsi la population et les ressources.
L’histoire des religions patriarcales même relate le renversement institutionnel opéré par le patriarcat. Les mythes patriarcaux sont des performances du réel. Et dès le départ, les mythes de création patriarcaux se sont appropriés la seule prérogative qui leur échappe encore à ce jour : la procréation. La conscience patriarcale veut créer la vie, mais a dû jusqu’ici se contenter de manipuler et réécrire la symbolique humaine, de manipuler la gestalt humaine : l’âme, la vie de l’esprit créée par le dieu patriarcal, et qui ne se transmet que d’homme en homme, par la chaîne épiscopale. Le mythe des religions patriarcales est à la fois le plagiat le plus grossier et le plus ridicule de la régénération (le propre des femelles) et dont les conséquences ont été les plus désastreuses de toute notre herstoire. La pensée du dualisme métaphysique et de la séparation corps et esprit, nature et culture, femme et homme est le mythe de justification de l’exploitation de la nature et des femmes par l’homme. L’idéologie du genre actuellement en vogue n’est que le dernier relent de ce dualisme métaphysique dont le but est l’appropriation de ce qui appartient aux femmes, du moins, de ce qui leur reste : leur biologie.
Les grandes déesses de la création, de la mort et de la régénération ont été effacées. Les hautes fonctions spirituelles, politiques et professionnelles des femmes ont été supprimées et accaparées par les hommes qui occupent aujourd’hui tous les postes de pouvoir. Les « femmes de pouvoir » sont les servantes de ces hommes, celles qui jouent le jeu du patriarcat par automisogynie, celles qui veulent être l’oppresseur et non la victime, mais qui ce faisant souscrivent pleinement à cet état de fait et contribuent à sa maintenance et sa reproduction. L’idéologie du genre, en tant que sous-produit de la conscience patriarcale, vise à l’effacement des femmes et à l’appropriation de tout ce qui a trait à leur existence par les hommes, les privant ainsi de moyens d’exprimer et donc de combattre l’oppression patriarcale multimillénaire.
L’idéologie du genre, en tant que mythe, est une performance de la réalité patriarcale : les hommes veulent toujours contrôler le ventre des femmes, envieux de leur pouvoir de procréation. Au travers du « transsexualisme » les autogynéphiles et les hommes misogynes ont construit avec l’arme législative de la fiction juridique (la loi et le droit étant à l’origine les lois de contrôles de la sexualité des femmes et le droit des hommes), un moyen de tenir les femmes dans les rangs et de les coercer (rentrer dans leur espace, leur interdire de parler de leurs expériences de femelles humaines) sans qu’elles ne puissent se défendre. C’est la fiction juridique du « genre » qui vient remplacer la réalité du « sexe » dans la loi.
Aussi, de très jeunes filles, ignorantes de « l’histoire », ignorantes de ce qu’est réellement le patriarcat, mais qui en ressentent néanmoins tout le poids au travers du mal-être, de la haine de soi, de la crainte, de la culpabilité face à ces hommes plus vieux qui leur disent ce que sont les femmes, qui leur disent être eux-mêmes des femmes, tandis qu’elles ne seraient qu’une sous-catégorie de femmes, se retrouvent endoctrinées par une culture prosélyte ânonnée sur les réseaux sociaux par les prêtres en contrôle de la novlangue religieuse. Elles tentent alors de quitter leur condition par l’automutilation extrême et d’hystérectomie. Les jeunes filles essaient inconsciemment aujourd’hui d’arracher et de couper les organes qui concentrent l’envie et la concupiscence des nouveaux prêtres patriarcaux.
Au-delà d’un simple renforcement patriarcal des stéréotypes sociosexuels ancestraux, ce phénomène est plus fondamentalement une traduction institutionnelle de l’envie d’utérus (womb envy), noyau de la conscience patriarcale. Les hommes poussent le syndrome de Pygmalion très loin : ils veulent d’une part fabriquer la femme gynoïde (femmes-robots, utérus artificiels, exomatrices) afin de pouvoir fabriquer au travers de celle-ci une descendance sous leur contrôle, et d’autre part, ils veulent devenir eux-mêmes cette femme fabriquée au travers d’un Frankensteinisme grossier : leurs projets de transplantations d’organes femelles dans des corps d’hommes. Les hommes essaient de se fabriquer une condition féminée[3], après avoir revêtu les habits de fonction des femmes, leurs fonctions, leurs pouvoirs, ils veulent maintenant en revêtir la peau. C’est ce qui se cache derrière la notion de transgenrisme.
6. Que penses-tu des écoféministes qui, comme Maria Mies et Vandana Shiva, défendent une « perspective de la subsistance », qui « réévaluent les notions de modernisation, d’autonomie et d’émancipation féministe à l’aune de l’autogouvernement des sociétés de chasseurs-cueilleurs et des sociétés paysannes » et considèrent que « la lutte pour l’égalité entre les sexes, sur le plan du droit, de l’accès à l’éducation et au travail, est […] indissociable d’une critique radicale de la société de consommation, de l’industrialisation et du capitalisme » (Geneviève Pruvost, Quotidien politique) ; qui considèrent, autrement dit, que l’émancipation des femmes implique non pas de développer toujours plus de technologies afin d’exonérer les femmes de toute « tâche ménagère », mais de se libérer des systèmes de domination impersonnelle (l’État, le capitalisme) et de réinventer la vie quotidienne en dehors des rapports de domination personnelle, intersexuelle, de partager équitablement les activités de subsistance journalières ?
Je vais commencer par traduire une définition de Carol Christ, dans son essai Patriarchy as a System of Male Dominance Created at the Intersection of the Control of Women, Private Property, and War (Le patriarcat en tant que système de domination masculine [androcratique] créé à l’intersection du contrôle des femmes, de la propriété privée et de la guerre) : « Le patriarcat est un système de domination masculine, enraciné dans l’éthique de la guerre. L’éthique de la guerre sert à légitimer la violence, et cette violence est ensuite sanctifiée par les symboles des religions patriarcales. Dans ce système, les hommes dominent les femmes au travers du contrôle de leur sexualité dans le but de transmettre leurs propriétés privées à leurs héritiers mâles. Comment un système qui assimile l’essence d’un homme à l’ensemble de ses possessions et à sa capacité à les transmettre à ses fils s’est-il mis en place ? Je répondrais à cette question par la guerre. La guerre et la confiscation de la « propriété » par les guerriers avec la guerre. Le patriarcat est profondément intriqué avec l’éthique de la guerre qui légitimise la violence, et par laquelle les hommes, devenus des héros de guerre, sont autorisés à tuer d’autres hommes, à violer les femmes et à s’emparer des terres et des trésors, à exploiter les ressources et à posséder et dominer les populations conquises. » À cette définition, j’ajouterais l’aspect de l’individualisme, inséparable du principe d’accumulation capitaliste intrinsèque au système patriarcal. Au travers de la guerre et du patriarcat s’établit une hiérarchie entre les hommes guerriers : il s’agit d’un système pyramidal et il est important de le préciser, car le but de l’accumulation des richesses et donc de la transmission patriarcale, c’est d’avoir plus et toujours plus que les autres hommes.
En contraste, les études matriarcales menées par HAGIA et Heide Goettner-Abendroth ont permis d’identifier et de définir les sociétés matriarcales selon 4 critères généraux : 1) ce sont des sociétés agraires qui pratiquent une agriculture à petite échelle, une agriculture de subsistance, et dont la stabilité économique fonctionne selon un ensemble de coutumes sociales basées sur le don. Il s’agit d’une « économie du don » ; 2) Ce sont des sociétés égalitaires, matrilinéaires — la transmission des titres, des devoirs, des terres se fait de mère en filles, et matrilocales — les terres appartiennent au clan maternel et les femmes aussi bien que les hommes restent dans le clan maternel ; 3) ce sont des sociétés de partenariat qui ont développé des systèmes de consensus démocratiques efficaces 4) ce sont des sociétés qui cultivent une spiritualité centrée sur la terre en tant que Grande Mère d’Abondance (Great Mother and Giver, Great Giving Mother) : la terre est leur mère et pourvoit généreusement à leurs besoins. Cette spiritualité est animée et mise en œuvre dans les principes sociaux de soins mutuels, de coopération et d’entraide, ce qui est généralement associé avec les soins maternels que les femmes aussi bien que les hommes peuvent et doivent mettre en pratique.
Ces sociétés ne sont pas des sociétés paléolithiques de chasseuses-cueilleuses ni même des « sociétés de paysans », bien qu’elles soient des sociétés agraires, elles sont surtout des sociétés étrangères à tout système de domination, qui par définition et référentialité, ne peut qu’être un système patriarcal. Il n’existe pas de système de société patriarcale qui soit égalitaire. Aucune société patriarcale n’est une société égalitaire. Il faut aussi rester attentive au fait que toutes les sociétés matricentrées ne sont pas forcément des sociétés matriarcales. Certaines sociétés qui glorifient la maternité sont des sociétés de coercition dans lesquelles il y a une très forte injonction à être mère et où un système de hiérarchie se met donc en place (par exemple les Joolas du Sénégal) : ce sont des sociétés, anciennement matriarcales, qui en réaction aux pressions sociopolitiques et environnementales extérieures, c’est-à-dire aux pressions patriarcales religieuses (Islam par exemple), des marchés mondiaux et des guerres ethniques qu’ils provoquent, vont « réifier » leur culture à leur propre détriment. Dans cet environnement hautement stressant, les femmes se retrouvent donc asservies à la maternité superfétatoire en plus de « réquisitionner » tout le travail (agricole, médical, spirituel et social) à leurs frais au profit des hommes, tandis que ceux-ci, également soumis aux pressions patriarcales et aux discours extérieurs de dénigrement de leur mode de vie, vivent en parasitant le travail des femmes, comme dans nos sociétés occidentales jusqu’à très récemment, lesquelles reposent sur le travail sans valeur marchande des femmes. Ce travail est considéré comme leur destin biologique essentialisé : reproduire les hommes, procurer les soins, tenir la maison, s’occuper des tâches domestiques. Ce travail n’a aucune valeur et est détaché de tout statut social valorisant parce qu’il est considéré comme naturel, l’exploitation des femmes a été naturalisée tout en entrainant en même temps leur exploitation sur le marché du travail en tant que travailleuses bon marché. C’est le résultat d’un long processus de femme-au-foyerisation (housewifization) qui a eu lieu dans le monde occidental en parallèle au colonialisme. On rencontre aujourd’hui ce phénomène de manière flagrante dans le domaine des services à la personne et du personnel hospitalier, des emplois très féminisés et très mal payés. Pour revenir aux populations Joomla, en ce qui concerne les hommes, ce n’est que peu de temps encore, avant qu’ils ne rejoignent les rangs des guerriers.
Je vais faire une parenthèse sur ce sujet ainsi que sur le mythe technoprogressiste en occident qui se place dans la continuité directe de ce sous-produit de théorie marxiste selon lequel la libération des femmes adviendrait une fois l’industrialisation de la société complétée. Ce mythe, qui repose sur le concept marxiste rationalisé et réducteur du « travail » et du « surplus du travail » tout en omettant intégralement la triple exploitation patriarcapitaliste des femmes[4], a été suffisamment critiqué par les féministes des décennies durant et cette démystification est aujourd’hui de connaissance commune parmi les marxistes chevronnés. Pourtant, ce mythe refait surface, redoré et repackagé sous la forme du technoprogressime, qui est à entendre comme l’association antinomique d’une production de technologie verte et sociale, et dont la finalité est une production entièrement automatisée avec un revenu de base pour tous·tes, dégagé des bénéfices de l’automation. Tout comme leurs ancêtres philosophiques, les partisans de ce mythe ignorent que le problème n’a jamais été le travail, mais les relations d’exploitation qui y sont intrinsèques et qui sont nécessaires à la production de telles technologies, et à la base desquelles se trouve la triple exploitation du travail des femmes, dont le care, fourni « en tant que service personnel, hors du capital. » Cette critique de Dalla Costa date des années 70’s. En intégrant cette critique au marxisme tout en maintenant son cap idéologique, alors on va logiquement revendiquer un revenu du « travail reproductif » pour la gestation des enfants, un revenu « domestique » pour le care et le soin porté aux enfants et au foyer et un revenu du « travail du sexe » pour les relations sexuelles (les lobbies proxénètes de la GPA et de la prostitution voudraient inventer un « doit à l’enfant » et un « droit au sexe » qui seraient basés sur des « besoins humains fondamentaux »). Le revenu du travail sexuel des femmes ne proviendrait pas d’une situation de prostitution, mais en tant que toute relation est une relation de service, transactionnelle, et donc, monétarisée[5] : sous la perspective marxiste corrigée, il n’y a en effet aucune raison pour que tous ces travaux fait par les femmes au bénéfice du patriarcapitalisme soient gratuits. La monnaie même, sera individualisée et vous aurez des « X coins » à votre nom : ce sont vos crédits sociaux. Chaque commentaire sur les réseaux sociaux et chaque échange humain dans la vie réelle deviendra une transaction sur une blockchain et fera l’objet d’un coût, d’un gain ou d’une perte de crédit social, en fonction d’un système de vote automatisé. La moindre de vos secondes d’attention, et la moindre de vos intentions font de vous à la fois le produit, le producteur et le consommateur : c’est ainsi que se définit alors « l’autonomie » individuelle au sein d’un tel système.
La logique patriarcapitaliste est la monétarisation de tous les aspects de la vie et de l’environnement, y compris le volume d’air pur que vous allez respirer, et votre subjectivité. La subjectivité est donc remplacée (colonisée) par le consumérisme individuel. Votre identité, c’est ce que vous possédez, les marques que vous portez, la musique que vous écoutez, les niches éphémères de sous-consommation auxquelles vous vous identifiez. L’idéologie de l’identité de genre est en parfait alignement avec cet objectif. La série Black Mirror, via un épisode mettant en scène en occident le système de crédit social expérimenté en Chine, était déjà en retard sur son temps puisque la monétisation de l’attention et de l’intention faisait déjà l’objet de blue prints et de nombreuses discussions dans des groupes de réflexions technoprogressistes principalement anglo-saxons et américains, dédiés aux sociétés automatisées et décentralisées, il y a bien plus d’une décennie déjà.
Le mythe marxiste poussé au bout de sa logique fait dès lors un tour complet d’eirôneía et rejoint le rêve ultralibéraliste colonialiste d’une accumulation infinie. Ultralibéralisme, colonialisme, capitalisme, autant de nuances justifiées par la pensée patriarcale. L’accumulation infinie va de pair avec la quête de l’immortalité, le premier mouvement de l’ego androcratique dans ses grandes épopées de l’âge du bronze. Le marxisme n’est autre qu’un produit de la conscience patriarcale et ne pouvait qu’être défectueux par design. Le marxisme est un patriarcapitalisme.
L’économie de l’attention et l’intention, c’était hier. Aujourd’hui, les technopatriarches, à l’image d’un Elon Musk ou d’un Martine Rottblatt sont beaucoup plus avancés et toujours plus dissociés de ce qui nous ancre dans notre corps et dans la communauté : l’émotion et les liens d’émotion, l’empathie, et les liens d’empathie, l’affection, et les liens d’affection que les membres des sociétés de subsistance, des sociétés matriarcales ont entre eux et pour la terre, cette spiritualité dite primitive qui fait le lien (reli-gere, ce qui nous relie) entre l’humanité et la biosphère. Tout comme le platonisme, le néoplatonisme, christianisme, le post-modernisme et tous les courants de pensée issus du dualisme métaphysique (la formulation n’est pas anodine, il s’agit de courant de pensée, sans corps et sans ancrage), les technopatriarches du transhumanisme manifestent une haine farouche ou une ignorance sédentaire du corps et de la chair, ainsi que des femmes. Cette dernière se traduit en un syndrome de Pygmalion très fortement illustré chez le magna autogynéphile de l’industrie pharmaceutique et de la tech : Martine Rothblatt, homme qui se présente comme une femme, fervent transactiviste et consacrant de mirobolantes sommes au financement d’organisations transactivistes, de chaires et de programmes de recherches sur le transgenrisme dans les universités et des lobbys. Il a construit un gynoïde, une femme robotisée, à la ressemblance de son épouse.
Silvia Federici, dont l’immense travail n’est plus à présenter, a ainsi choisi de pousser le marxisme au bout de sa logique au point d’en oublier les femmes dans le procès. Federici ne souhaite pas abolir les relations d’exploitation du patriarcapitalisme, elle souhaite les voir plus justement monétisées. Dans sa vision de la justice sociale, il apparait que le système patriarcal demeure le système d’exploitation par défaut, dans une société non plus seulement individualiste, mais une société de l’atomisme consumériste fonctionnant à l’économie de l’attention et de l’intention. Une telle société ne peut pas être plus éloignée de la réalisation du mythe non pas de la fin du travail, mais de la fin des rapports d’exploitation, intrinsèquement violents et inégalitaires, et nécessaires à l’accumulation. Une telle société, dans la continuité de la nôtre, se trouve à l’opposé d’une société d’abondance. Elle s’appuie au contraire sur la rareté artificialisée, nécessairement maintenue et reproduite pour permettre l’accumulation via l’exploitation de tout ce qui existe.
Je referme la parenthèse : revenons aux sociétés égalitaires qui aujourd’hui encore, luttent contre leur patriarcapitalisation. Quelques sociétés matriarcales se sont prémunies de telles menaces grâce à leur insularité ou en s’étant à chaque fois retirées un peu plus loin dans les hautes-montages pour fuir la patriarcalisation et le néocolonialisme des marchés mondiaux. Parmi celles-ci, une partie des Mosuo (Sud-Ouest de la Chine) et une partie des Khasi de l’Assam (Est de l’Inde) : une partie seulement ont pu préserver leur mode de vie et sont à ce jour menacées par les « projets de développement » du capitalisme agressif, entendre le néocolonialisme, ainsi que par les immigrants patriarcaux, paupérisés et déplacés par ce même néocolonialisme. Capitalisme et agressif sont des termes pléonastiques, mais ce que désigne « capitalisme » nous est trop familier, il s’agit d’un mal radical banalisé, de même que l’État-nation. Arendt n’est pas remontée aux racines du totalitarisme. Elle n’a fait qu’en effleurer la surface. Le capitalisme (toujours patriarcal) est le mal radical dans lequel nous vivons au quotidien et nous y sommes insensibilisés, nos sens ont été abrasés depuis bien trop longtemps pour réaliser ce que nous avons perdu. Le capitalisme est le facteur qui pousse ces sociétés au patriarcat et à la guerre : la colonisation, la domination pour l’accumulation que mènent les possédants sans frontières et qui pour d’aucuns sont déracinés de la terre mère depuis des millénaires et pour d’autres depuis quelques siècles seulement.
Le capitalisme et les hommes positionnés sans sa hiérarchie pyramidale ont besoin d’une accumulation constante et exponentielle de richesse, et ne reculent devant aucune exploitation, qu’il s’agisse d’extraction de ressources naturelles, dont l’utérus fait maintenant partie en pièce détachée, ou d’exploitation psychique des femmes, par exemple, via la prostitution virtuelle et réelle de la « girlfriend experience », au travers de laquelle les hommes achètent l’attention et l’empathie des femmes (souvent avant d’acheter leur corps). Tous les recoins de la planète et du psychisme sont matière à extraction. Ces recoins sont habités, et les populations qui y vivent en endosymbiose avec leur environnement doivent être assimilées au projet de développement, et donc, « déplacées ». Le psychisme des jeunes femmes sur Onlyfans n’a pas eu à être déterritorialisé, la culture patriarcale les a dressées à la féminité et à mesurer leur existence et la valeur de celle-ci à l’aune du regard des hommes. Les populations déplacées par le projet de développement (d’accumulation) capitaliste vivaient jusqu’alors sur les lieux prospectés pour l’extraction des ressources en masse et l’installation des usines et des champs. Déplacer des populations, cela signifie les déraciner et les arracher à leur culture et aux coutumes holistiques dans lesquelles spiritualité et protection de la biosphère ne font qu’un, ces peuples ne faisant qu’un avec la nature. Ces déplacements détruisent ensuite leur système de coopération sociale et les réseaux d’entraide interclaniques qui y sont attachés, ainsi que le consensus démocratique : en effet, ces peuples sont déterritorialisés par des institutions étatiques et supranationales (les États patriarcaux et les conseils d’administration des consortiums de grandes entreprises, au travers d’accords de marchés transnationaux) et sont ensuite relocalisés de manière patrilocale puisque ces institutions sont les institutions du patriarcapitalisme : les hommes qui les représentent, sur le terrain et à toutes les strates de la pyramide de domination, sont des hommes qui ne traitent qu’avec des homologues, autrement dit des hommes. Ces institutions patriarcapitalistes forcent l’installation du patriarcat en donnant les terres aux hommes et en ne traitant qu’avec eux ; en refusant les droits aux terres dont jouissaient les femmes dans le système économique et social de subsistance endosymbiotique à l’environnement. Les femmes seront ensuite triplement exploitées : elles représentaient, par exemple en Asie, 80% de la main‑d’œuvre bon marché (esclavagisée) dans l’industrie de l’électronique. Les hommes asiatiques les vendaient en promouvant leur dextérité leur absence de rébellion et leur compliance à travailler pour trois fois rien. Elles étaient ensuite exploitées au foyer, où elles se chargeaient des tâches domestiques, et à nouveau par le capitalisme, en reproduisant la main‑d’œuvre. Les systèmes économiques de ces peuples ont été entièrement détruits ; des conflits se sont formés à l’intérieur (pour l’accumulation et la possession) et à l’extérieur, avec d’autres peuples victimes du même sort (l’origine de tous les conflits ethniques). Le chaos règne, requérant l’intervention des organes militaires du grand capital, c’est-à-dire, des contingents de guerriers des États membres des consortiums d’intérêts capitalistes, et la boucle est bouclée.
Le patriarcat est un processus itératif sans fin, en ce qu’il est un système de domination androcratique qui se renforce et se reproduit par l’accumulation des richesses, par la guerre et par le contrôle de la propriété et des femmes. Le patriarcat est capitaliste et androcratique. Il s’agit encore une fois d’une juxtaposition pléonastique. Comme nous l’avons vu un peu plus haut, il n’y a pas de patriarcat égalitaire. Aussi, tout ce qui relève de l’accumulation capitaliste et qui en est à la fois le produit et le moteur, telles que le sont la société de consommation et l’industrialisation, est fondamentalement incompatible avec l’existence d’une société partenariale égalitaire. Réinventer un mode de vie respectueux de la biosphère, et donc, de notre humanité, qui serait fondamentalement égalitaire entre les sexes, et en tenant compte de notre différence sexuée (les femmes sont les procréatrices) ne nécessite pas une seule critique de l’accumulation primitive, des États-nations, et du patriarcapitalisme. Cela nécessite leur disparition.
7. Merci ! Si tu devais donner les critères, les conditions sine qua non à respecter pour constituer une société matriarcale (pourrait-on dire égalitaire ?), quelles seraient-elles ? (Conditions donc, mais pas garanties, dans le sens de ce qui est nécessaire, mais ne saurait suffire). Je te demande ça parce que tu mentionnes, sur la base du travail d’Abendroth, « des sociétés agraires qui pratiquent une agriculture à petite échelle ». S’agit-il de dire que la question de la taille, de l’échelle de la société, est un critère important ?
Une société matriarcale est en fait une société humaine : imagine une société dans laquelle la « pyramide » de Maslow (la hiérarchie des besoins) est une aberration, car ce qui est nécessaire est aussi à la fois suffisant et satisfait les besoins physiques et psychiques humains. Une société matriarcale est donc non hiérarchique, mais cela ne signifie pas qu’elle est « anarchique ». Ce qu’elle est en revanche, c’est acratique, sans « kratos », sans pouvoir de domination. Revenons sur le « non hiérarchique » qui n’est pas anarchique : il y a bien un commencement (arkhos), et le commencement, c’est la mère, la femme. La société est égalitaire et partenariale : il n’existe pas de sociétés matriarcales ou les femmes exerceraient un contrôle coercitif sur les hommes de leur communauté. Je donne cette précision, car sous la pression des invasions et des conflits extérieurs, avec une perte de ressources naturelles (volée par les invasions colonialistes) et donc, la contamination des pressions du patriarcapitalisme sur les communautés restantes, en Afrique par exemple, a poussé les sociétés matriarcales à fabriquer des castes avec une noblesse et des inférieurs. Cela se produit lorsque les clans d’une même ethnie et d’une même culture sont forcés à se battre pour les territoires rescapés et capturent les perdants. Se met alors en place une double caste : d’un côté la noblesse ancestrale et traditionnelle des femmes, au sein du clan sédentaire, et de l’autre une noblesse guerrière des hommes (nomades intermittents) qui sont maintenant non seulement les représentants claniques, les marchands, mais en même temps des guerriers. Ces sociétés ne sont plus matriarcales, mais prépatriarcales et évolueront immanquablement, avec l’accumulation des richesses et la fixation des classes hiérarchiques, vers un patriarcat : elles exploitent déjà les classes qu’elles ont infériorisées et subordonnées. Ces femmes ne conserveront pas longtemps leurs rôles traditionnels à moins que le néocolonialisme du grand capital ne cesse de faire tourner le monde d’un soudain. Et encore, de profonds et irrémédiables dégâts ont été causés à ces sociétés ; les réparations prendraient du temps. Or, le patriarcapitalisme est à ce jour un système indélogeable.
Pour répondre à ta question, regardons ce que nous disent les chercheuses et observatrices participantes de l’académie HAGIA. Ces femmes sont issues des nombreuses ethnies rencontrées par Heide Goettner-Abendroth et dont les idées sont recueillies et politisées via le centre des études matriarcales. Selon elles, une société matriarcale devrait aujourd’hui remplir les critères suivants :
Au niveau économique, nous serions dans l’économie de subsistance, comme c’est le cas dans les sociétés de subsistances existantes, aujourd’hui portées à bout de bras au milieu des pressions par les femmes de ces sociétés : une économie locale et régionale. Les communautés seraient autosuffisantes et pratiqueraient le don. Le don ne s’apparente pas au troc marchand, car il s’agit d’une économie circulaire non pas au sens où nos théoriciens occidentaux l’entendent, mais au sens où les productions ne sont pas destinées à l’accumulation, mais au partage. Nous avons dans notre économie des formes bâtardes de type SCOP, qui réalisent ce système en leur sein tout en s’inscrivant dans l’économie patriarcapitaliste et donc en étant soumises à ses pressions. En société matriarcale, la qualité de vie sur tous les plans, de matériel à psychique, est bien plus importante que l’accumulation des biens et les distractions — qui servent à distraire les producteurs/exploités/consommateurs.
La société de consommation et de spectacle est faite pour atomiser les humains de manière à pouvoir les exploiter et les pousser à toujours plus de consommation. Au niveau social, il est donc important de renverser l’atomisation de la société, qui les prive des besoins humains fondamentaux de connexion et de sens, cultivant un terrain propice à l’autodestruction, à la destruction, à la violence et à la guerre. Il est dès lors nécessaire de créer des groupes d’affinités et de parentés par choix, différents des groupes d’intérêts, trop facilement dissolubles. Ces groupes sont donc basés sur les affinités affectives et philosophiques de ses membres de manière à créer des clans symboliques dans lesquels l’engagement sera bien plus profond que dans les groupes d’intérêts.
Ces nouvelles communautés doivent être initiées et menées par des femmes et des mères avec leurs enfants, liées par affinités. Ces affinités sont ensuite élargies aux hommes dans un second temps : le clan est centré sur les besoins des femmes et des enfants (futur de l’humanité) et non pas sur les désirs de pouvoir et de domination des hommes qui ont mené aux familles patriarcales étendues et aux boy’s clubs politiques et associatifs. Les hommes les mieux intentionnés aujourd’hui, qui pensent un futur dans les mouvances écolos restent immanquablement patriarcaux et leurs idées ne feront que continuer l’oppression et l’exclusion des femmes, une exclusion et une oppression verdies, greenwashées. Feu Pierre Rabhi et son idéologie misogyne, homophobe et écocapitaliste (oxymore) est exemplaire en ce sens. Ces communautés doivent s’inscrire à l’extérieur des valeurs et du monde patriarcal : une véritable société matriarcale est égalitaire et plus qu’écologique, elle doit s’inscrire dans la biosphère, lui est intégrée. Il ne s’agit pas d’un simple « respect de l’environnement. » J’y reviens plus bas. Les hommes devront être intégrés aux clans selon les principes matriarcaux basés sur le soin et l’amour et non le pouvoir. Au passage, les hommes ont une vie bien meilleure dans les sociétés matriarcales que dans nos patriarchies !
Politiquement, le consensus matriarcal d’égalité est mis en pratique : il s’agit de démocraties racinaires (grass-roots), non pas d’institutions provenant d’un État-patrie centralisé tout puissant. Dans une démocratie racinaire, chaque personne a voix au chapitre de manière à empêcher la formation de factions et la domination d’un individu sur le reste du groupe. Cela permet aussi d’équilibrer les rapports entre les générations et les sexes : les adolescentes et les personnes âgées y ont la même place que les autres. Or, dans cette démocratie racinaire, le consensus est réellement mis en pratique, contrairement à nos démocraties. Les décisions sont donc prises par tout le monde au niveau local et régional, et la cellule de base en est le matriclan. L’échelle locale est importante : l’État fut le premier instrument de « pacification » pour et par les seigneurs de guerre. Par pacification, il faut entendre colonisation et institutionnalisation de la domination sur les peuples conquis. L’État est, si je puis dire, par nature, colonialiste, comme les premières cités-États l’ont été. Les super-alliances ont toujours été mises au service du pouvoir des puissants en réduisant les individu·es à des « ressources humaines. »
Au niveau culturel, et cela amorcera en partie la question de l’écologie, la planète et la nature ne sont pas considérées comme de la matière ou de la vie inférieure à conquérir et exploiter, telles que les concevait Francis Bacon en donnant aux hommes la méthode inquisitrice (pensée par Descartes en France) de la science moderne. Elle est tout droit issue des tortures faites sur et dans la chair des femmes lors des interrogatoires menés pendant les siècles de chasse aux sorcières (organisée selon un véritable business-model à l’époque !). Le cycle des saisons et de la vie, la femme, l’homme, les enfants, les anciens, y sont célébrés avec des rituels et festivités saisonnières qui rassemblent les clans et villages. Ce peut-être des évènements locaux ainsi que des grands évènements reliant (religere) tous les clans d’une région, et il n’y a justement pas de religion institutionnelle ni de religion dualiste de transcendance de la nature et du corps par un esprit supérieur. Cette conception métaphysique est ce qui a mené à l’exploitation de la nature et de l’environnement. L’environnement conçu comme tel, rabâché par les discours politiques, est d’ailleurs un produit de cette vision dualiste : l’Homme et l’environnement qu’il occupe. Les religions dualistes étaient comme nous l’avons vu plus haut, les mythes justificateurs de l’exploitation de la nature et surtout, de la femme « naturalisée » par l’homme. La spiritualité matriarcale signifie au contraire le rapport à la nature, au corps, aux autres, à la vie dans son ensemble. Cette spiritualité fait partie du quotidien. Personne n’a besoin de « croire » quoi que ce soit, il n’y a pas de dogmes ni d’enseignement religieux : la vie, mais aussi les talents, les dignités des femmes et des hommes, n’ont pas besoin d’être prouvés. La vie et le monde perceptible attendent simplement d’être célébrés.
8. Qu’est-ce qui te pousse à faire ce que tu fais ? Ou, disons, quel est l’important à tes yeux ? Tu parles de « libération de l’oppression androcratique », mais quel serait, plus précisément, le sens, le contenu de cette liberté à laquelle tu aspires ? (Des conceptions de la liberté, il y en a plusieurs). & y a‑t-il autre chose ? D’autres aspirations associées à (indissociables de) cette libération ? Quid, par exemple, de l’écologie ?
L’écologie n’est ni une option ni un aspect compartimentalisable du féminisme, elle est au contraire inhérente au féminisme et exclusive du patriarcapitalisme. Il n’y a pas de féminisme sans écologie, et il n’y a pas d’écologie sans féminisme, n’en déplaise aux Verts très souvent associés à la décriminalisation des exploiteurs et à la légalisation de l’exploitation sexuelle, y compris en France.
Une écologie en patriarcapitalisme, c’est un oxymore, tout comme la notion de développement durable. Le développement n’est pas « durable » puisqu’il implique l’accumulation de biens et l’exploitation d’une partie de la population, des néo-colonies et des femmes. Dans notre société occidentale, il ne peut y avoir de développement sans exploitation, que cette exploitation soit délocalisée (Asie, Europe de l’Est) ou interne : les femmes, les précaires que fabrique sciemment la politique macroniste dans la continuité du travail de casse des conquis sociaux éphémères pour le capital des patrons. La notion même de développement que l’on nous sert pour formater notre vision des colonies dites « pays en développement » est un leurre. L’on retrouvera le même type de discours chez les acteurs de l’époque colonialiste officielle au sujet des populations indigènes. Ces discours justifiaient ainsi l’exploitation comme un moyen de développer les forces de travail des natifs considérés comme « féminisés et englués dans la fainéantise. » C’est-à-dire des peuples dont l’humanité s’accomplissait dans une économie de subsistance respectueuse de la nature et des femmes. Pour les colonialistes, les exploiter s’apparentait à leur rendre service, parce qu’ils n’avaient pas su s’élever à l’économie productive de la race maîtresse des blancs. Les Allemands, par exemple, qui n’étaient pas les seuls, pensaient que leur dieu leur avait donné la mission de « développer » les peuples qu’ils avaient brutalement conquis et esclavagisés. À propos de la grève de la reproduction menée par les femmes herero, entre 1892 et 1909, qui refusaient de donner naissance à de futurs esclaves, un fermier allemand écrivait, déniant au passage toute subjectivité aux femmes natives, en ne parlant que des hommes : « [l’esclave du peuple herero] se considère comme un prisonnier, et il nous le répète devant chaque boulot qu’il ne veut pas effectuer. Il ne veut plus non plus engendrer de nouvelles forces de travail pour son oppresseur, qui l’a privé de sa paresse dorée…[6] » Nous ne sommes pas très loin des discours de nos propres gouvernants.
Il n’y aura jamais de libération à l’intérieur d’une société patriarcale-capitaliste. Nulle n’est réellement libre, pas même celles qui s’imaginent avoir fait un choix. Les choix leurs ont été laissés entre des possibilités limitées et biaisées. Les seuls choix possibles concernent la manière d’aménager sa propre exploitation à l’échelle individuelle. Il y a un mot anglo-saxon que nous n’avons pas, pour décrire cet état de coercition constant qui passe pour le summum de la liberté : unfreedom. Autrement dit, la vie (in)humaine que nous menons en patriarcapitalisme. Tu peux mettre à la place « libéralisme », « protectionnisme »… car tous les régimes économiques patriarcaux mènent à l’exploitation.
Je ne connaîtrais très certainement pas la libération à laquelle j’aspire, pas plus que les générations suivantes qui ne feront que reproduire encore et encore le système d’exploitation qui fait tourner notre présente civilisation. Pour ma part, je souhaite pointer les mauvais raccords de la peinture en trompe‑l’œil (skiagraphia) patriarcale, remettre à l’endroit la dialectique patriarcale et l’histoire que les hommes ont racontée à l’envers et à leur convenance : à raconter l’herstoire. Mon but est de continuer le travail sisyphéen mené par de nombreuses femmes au fils des époques, afin de renverser le système d’institution du sens patriarcal et de rétablir le sens ne serait-ce qu’un instant, dans l’esprit d’autres femmes, perverti depuis que les hommes se sont mis à idéologiser et à misosopher. Il n’y a pas d’ectoplasme métaphysique transcendant le corps et la nature. Nous sommes tout ce qui existe : « nous » détruisons tout ce qui existe ainsi que nous-mêmes, mais surtout les femmes et les enfants. Je ne peux qu’accompagner cette dévolution humaine qui n’en finira qu’une fois son auto-destruction achevée, et anticiper le prochain mouvement sans que cela n’influe sur la direction prise : selon moi, l’exploitation patriarcale est un cancer incurable.
Le patriarcapitalisme est un cercle vicieux qui se renforce à chaque cycle de répétition. Il suffit de considérer l’histoire des mouvements de résistance au fils des époques. Ces répétitions sont édifiantes sur la manière dont les choses vont encore se passer. Depuis l’avènement du patriarcat, nous n’avons réellement connu que des rémissions éphémères suivies d’épouvantables backslash. L’herstoire des femmes et de leur résistance nous l’apprend. Le travail des féministes de la fin du 20e siècle fut prophétique par rapport à ce qui se passe en ce moment, avec la religion du genre. Les penseuses encore vivantes aujourd’hui n’ont pas même la satisfaction de pouvoir nous dire « Je vous l’avais bien dit ! », tant elles se trouvent horrifiées de voir leurs prédictions réalisées à la lettre. Je pense tout de suite à Janice Raymond et à son premier livre concernant la fabrication patriarcale de la femme : « L’empire transsexuel ». Et je vais faire une prédiction, en pensant également à l’historienne Gerda Lerner, à la fin de The Creation of Patriarchy, lorsqu’elle espère voir s’aligner les conditions historiques permettant aux femmes d’avoir suffisamment d’espace sociopolitique pour développer une conscience féministe selon les étapes suivantes : « 1) La prise de conscience qu’une injustice nous a été faite ; 2) le développement d’un sens de sororité ; 3) la définition faite en autonomie, par et pour les femmes, de leurs buts et de leurs stratégies pour changer leur condition et 4) Le développement d’une vision alternative du futur. » Ceci n’a malheureusement pas eu lieu, et l’impulsion des chercheuses et académiciennes en archéologie, anthropologie, primatologie, histoire, sociologie, philosophie… qui ont recouvré et étayé un corpus d’analyses et de connaissances phénoménal sur notre herstoire ont été étouffées et calomniées post-mortem, et leurs travaux caricaturés de manière méconnaissable, puisque bien trop solides pour les académiciens masculinistes que ces travaux menaçaient. C’est ce qui s’est produit avec l’archéologue Marija Gimbutas. On retrouve un compte rendu fidèle de la manière dont les masculinistes universitaires rivaux ont procédé suite à sa mort, dans le chapitre consacré à la présentation de l’ensemble des théories traditionnelles (entendre de l’académie patriarcale) concernant le matriarcat, qu’a faite Heide Goettner-Abendroth au début de son livre sur les sociétés matriarcales.
Ma prédiction est que cette prise de conscience n’aura pas lieu, ni aujourd’hui ni demain. Les nouvelles institutions du sens patriarcal s’attaquent cette fois encore, comme ce fût déjà le cas à l’âge du bronze, aux mots qui définissent notre anatomie et nos expériences, aux mots qui nous sont propres, ou plutôt que nous avons appris à nous approprier, après en avoir été privées, entièrement redéfinies par les hommes lors du second coup de glas sonné par la période de l’inquisition et de la colonisation. Les nouvelles institutions du patriarcat colonisent encore une fois ce que nous sommes et redéfinissent selon leurs désirs d’exploitation et de domination ce que c’est qu’une femme. Les gouvernements et les institutions (les puissants) obtempèrent en nous faisant taire par la censure, le harcèlement et la violence physique sont encouragés à notre encontre. De nouvelles insultes sont inventées pour nous déshumaniser, comme les sorcières en leur temps. Les nouvelles institutions du patriarcat colonisent une nouvelle fois le psychisme des femmes et des filles, leur faisant intérioriser cette automisogynie latente qui pousse la majorité d’entre elles au service des hommes et de leur capital. Elles reproduisent leur propre exploitation et renouvellent les « ressources humaines » qui nourrissent ce système exploiteur, en aménageant leur peine au niveau individuel, de nouveau atomisées, même dans les espaces où elles se réunissent avec d’autres femmes. Les gardiens patriarcaux sont revenus légalement dans ces espaces. Le sexe n’est plus une catégorie légale, il est remplacé par une idéologie métaphysique du nom d’identité de genre. Les femmes sont légalement colonisées par les hommes qui leur disent qu’ils sont des femmes, et qui leur disent ce que c’est qu’une femme. Le patriarcapitalisme et la grande majorité des femmes colonisées appellent ceci des « féminismes ».
9. En guise de conclusion, peux-tu nous expliquer pourquoi des féministes se sont opposées à une loi qui vient d’être votée au Sénat concernant les « thérapies de conversion » ?
Depuis le départ, nous avons parcouru le sujet à l’échelle planétaire et au travers des époques. J’ai donné une « big picture » des forces auxquelles tentent de résister les féministes, et nous avons vu que la tâche était colossale et sisyphéenne. Je vais te répondre cette fois de manière très locale. Les féministes ne sont pas opposées à la loi contre les thérapies de conversion, au contraire, elles ont pointé le cheval de Troie qui se trouve au sein même de la formulation de cette loi et qui permet… d’exercer des thérapies de conversion médicales des personnes homosexuelles, empêchant toute approche thérapeutique autre que les thérapies d’affirmation du [stéréotype sexiste] de genre. L’identité de genre est en l’état une fiction juridique sur laquelle se sont accordés les experts en droit, autrement dit, un mythe qui a valeur institutionnelle. Mais le droit m’oblige à considérer que l’identité de genre est une vraie chose. La loi m’oblige à dire que « les âmes existent ». La notion de genre est un non-sens : soit nous parlons des construits sociaux que sont les stéréotypes sexistes, soit nous parlons d’idées platoniciennes, d’essences d’homme et de femme, et en quel cas je répondrais que je suis athée et que je ne crois pas en un dualisme métaphysique. Aussi, à des fins de pertinence, permets-moi de remplacer « genre » par « stéréotype sexiste » dans ce qui suit, de manière à ce que l’on se rende bien compte de l’irresponsabilité du législateur. Il y a aujourd’hui, par exemple, des milliers de jeunes filles sur GoFundMe qui cherchent de l’argent pour payer leurs mastectomies. 70% de ces filles sont des lesbiennes, des filles non conformes des stéréotypes sexistes assignés aux filles, des « garçons manqués » auxquelles la société sexiste, misogyne et homophobe a fait croire et penser qu’elles étaient en fait des garçons. Les outils de compréhension qui leur ont été donnés par les réseaux sociaux et les thérapeutes du stéréotype sexiste (les nouveaux prêtres catholiques) consistent en cette narration mythologique qui veut que l’âme d’une personne puisse être née dans le mauvais corps. Il s’agit bien là d’une croyance, peu importe la manière dont cette croyance a pu être scientifisée dans les années 60 par des charlatans freudiens tels John Money, travaux qui ont aujourd’hui autant de consistance que la craniométrie de Georges Vacher de Lapouge. Autant te dire que l’ignorance phénoménale de la rapporteuse en séance, à laquelle j’ai assisté en direct, évoquant sur un ton professoral que « l’explication scientifique du genre datait de plus d’une cinquantaine d’années » avait quelque chose de démoralisant. Les féministes ont agi en lanceuses d’alerte, leur message demandait des éclaircissements sur ce que pouvait être une « thérapie de conversion » sur l’identité de genre, puisque la « transition de genre », la thérapie d’affirmation du genre, est littéralement une thérapie de conversion !
Il s’agit d’une thérapie de conversion qui vous fait passer d’un stéréotype sexiste à l’autre aux prix de traitements hormonaux aux conséquences désastreuses — surtout sur la santé des femmes — et de chirurgies franskeinsteinesques dont le corps ne se remet jamais. À ce propos, Scott Newgent a annoncé le 8 décembre qu’il/elle détransitionnait. Il/elle est une voix puissante parmi les femmes qui s’identifient à des hommes, et il/elle a souffert le martyre depuis sa « transition » médicale. C’est là tout le problème, le corps ne peut pas « transitionner, » la transition sexuelle est une fiction juridique : au plan biologique, c’est une barbarie, un scandale médical. Parmi les jeunes filles diagnostiquées avec une dysphorie de genre ou qui se disent trans, très nombreuses sont celles qui ont des conditions préexistantes dont la dysphorie n’est que la dernière expression sociogénique à la mode : autisme, traumatismes et troubles mentaux liés à des maltraitances infantiles et/ou des violences sexuelles. Lorsque Mme Moreno a listé les suicides de 5 jeunes, parce qu’ils étaient transgenres, selon la narration qui lui a été présentée et qu’elle a choisi d’accepter sans réserve, elle n’a jamais envisagé que ces suicides étaient justement dus à des conditions préexistantes non traitées et non explorées et non pas à la « transphobie » dont ces jeunes auraient été victimes.
C’est de cela dont il était question dans cette loi qui criminalise les thérapeutes consciencieuses, spécialistes de l’autisme et/ou des psychotraumatismes, qui ne pourront dès lors plus interroger ce qui peut se cacher derrière une dysphorie de stéréotype sexiste. Celles-là même qui sont en mesure d’aider des jeunes homosexuel·les, confu·ses dans une société homophobe, à accepter leur homosexualité. Non, ce sera dorénavant criminel, il faut « affirmer le stéréotype sexiste », puisque cette jeune fille vous dit qu’elle n’est pas lesbienne, elle est un jeune homme qui aime les femmes ! Puisque ces parents vous disent que leur petit garçon est en fait une petite fille trans, puisqu’il voulait jouer avec les poupées de sa sœur ! Puis que ces parents vous disent que leur enfant n’est pas « efféminé », qu’il s’agit d’une fille trans ! Puisque cet instituteur aux cheveux bleus vous dit que votre enfant est trans ! Les thérapeutes ne seront plus même en mesure de dénoncer des maltraitances infantiles et seront, par cette loi, forcées de réaliser une réelle « thérapie de conversion » médicalisée aux conséquences irréversibles. Les adolescentes « transgenres » qui sont en opposition et en rupture trouvent sur les réseaux sociaux un réconfort et une appartenance dans un « c’est nous contre les méchantes femmes, c’est nous contre ces femmes inhumaines qui méritent toutes les violences de la terre et les milles morts qu’on leur souhaite en des termes beaucoup plus crus et violents » et renforcent ainsi leur narration personnelle. L’identité de stéréotype sexiste, ce n’est pas un élément de personnalité — d’ailleurs le manque de personnalité et l’immaturité émotionnelle facilitent l’endoctrinement — c’est une revendication identitaire, au travers de laquelle se construisent ces jeunes. Elles sont très virulentes sur les réseaux sociaux, et se comportent en meutes harcelantes et agressives envers les femmes qui tentent de les protéger de ces désastres médicaux. Elles reproduisent les comportements stéréotypiques de la masculinité toxique, du patriarcat : elles agressent avec virulence d’autres femmes. Elles se pensent du côté des puissants, et non pas en victimes d’une nouvelle forme d’exploitation patriarcapitaliste. Elles pensent avoir le contrôle et le pouvoir, et elles l’exercent en agressant, insultant et menaçant des femmes.
Il leur serait beaucoup trop douloureux de réaliser l’ampleur de l’automisogynie qu’elles portent en elles, cela est trop coûteux psychiquement. De même pour les jeunes femmes autistes, dont l’une des caractéristiques est souvent la pensée rigide, la pensée sur rail et l’incapacité à mettre une dynamique sur pause de manière à réfléchir aux conséquences. Pour la majorité de ces jeunes femmes, l’oppression de la misogynie patriarcale est omniprésente, il est impossible de lui échapper et l’identification à la classe de l’oppresseur est l’expédient immédiat pour une survie psychique dans une telle société, survivre tout en s’automutilant et en se détruisant. Elles sentent sans pouvoir se le formuler qu’elles n’ont aucun pouvoir dans la hiérarchie de domination sexiste, dans le patriarcat, dans la société en son entier et plutôt que de s’allier avec les autres femmes qui n’ont aucun pouvoir (ce qui est à distinguer de l’impuissance, nous parlons de pouvoir institutionnel, de pouvoir politique), elles s’identifient aux puissants. Aux puissants qui les exploitent en retour. Elles sont le faire valoir des grands prêtres du stéréotype sexiste, les vieux hommes blancs autogynéphiles, les jeunes chefs de meute incel et misogynes qui envient la biologie des femmes et qui harcèlent toutes celles qui ne leur accordent pas d’attention. Elles sont les gagne-pains des bouchers grassement payés qui réalisent ces opérations mensongères et barbares. Elles servent les intérêts des hommes et de leur société misogyne et homophobe. Les féministes qui ont questionné les sénateur·ices et alerté sur l’incohérence qu’il y avait à obliger les thérapeutes à performer des thérapies de conversion médicales, dans une loi qui vise justement à interdire les thérapies de conversion, ont littéralement usé de tout ce qui était en leur pouvoir pour lutter contre la machine écrasante du patriarcapitalisme. Sans surprise, c’était peine perdue.
- La notion même de “uterus bearer” ou plus souvent employée, “uterus owner” est manifeste d’une vision capitaliste et ignorante du fonctionnement du corps féminin, comme si nos organes sexuels étaient des pièces démontables et indépendantes qui pouvaient s’échanger, s’acheter et se vendre. C’est tout comme si la représentation que se font ces hommes de nos corps leur avait été inculquée par la pornographie morcelante. ↑
- voir l’analyse produite par Maria Mies dans Women in the international division of labor ↑
- Je dis bien féminée, et pas féminine, de même que je dis fémicide, et pas féminicide. ↑
- Exploitées par les hommes, par le capital en tant que reproductrices du travail domestique, et exploitées par le capital en tant que travailleuses bon marché, cette dernière exploitation étant déterminée et aggravée par les deux premières, également interconnectées. ↑
- Un tel revenu compensant aussi le travail de la « femme mariée » qui était jusqu’alors de facto exploitée en tant que prostituée privée, et réparant ainsi l’hypocrisie du « mariage » dénoncée par les féministes et les femmes prostituées, dont la sécurité et l’autonomie se trouvent aux deux extrêmes d’un même spectre reliant leur condition. ↑
- Martha Mamozai, Herrenmenschen, Frauen im deutschen Kolonialismus ↑
Source: Lire l'article complet de Le Partage