Je sens monter un grand désir d’abstention au sein du peuple des gauches, désir que je comprends mais qui m’effraie. Les gauches risquent de ne pas disparaitre seulement du second tour des présidentielles, mais presque totalement de l’Assemblée nationale. Le trou de souris qu’évoque Jean-Luc Mélenchon ressemble toujours plus à une souricière. Ce texte ne prétend pas apporter des solutions clefs en main mais des éléments de réflexion. A suivre !
Les spécialistes attitrés des grands médias pérorent sur la montée des extrêmes en comparant la situation à gauche et à l’extrême-droite de l’échiquier politique. Nous ne comprendrons pourtant rien aux temps maudits actuels si nous ne voyons pas que la division des gauches n’est en rien comparable à l’éclatement des (extrêmes)droites.
La candidature Zemmour créé les conditions de la constitution d’un bloc hégémonique de droite auquel travaille, depuis des décennies, le Carrefour (ex-club) de l’horloge. Il suffit d’y ajouter un zeste de Nouvelle-droite à la sauce Alain de Benoist pour obtenir un bloc de droite dépassant les (vieux) enfants de Pétain. L’éclatement de la droite a l’efficacité d’un râteau qui permet de ratisser très large autour d’un projet fondé sur l’identité, un projet capable d’é-mouvoir, de faire bouger…
La division de la gauche, loin de permettre une telle addition finale, est une soustraction. Elle ne conduit pas à un élargissement de sa base électorale mais à sa dilution, elle n’est pas fondée sur un imaginaire fécond (l’égalité versus l’identité) mais sur un confusionnisme des valeurs comme l’a montré Philippe Corcuff. La gauche crève de l’absence d’un grand projet à la hauteur de celui des droites (qu’est devenu l’éco-socialisme que chacun dans les gauches pouvait décliner à sa façon ?), ce que le philosophe marxiste Ernst Bloch nommait avec raison un principe-espérance. Qu’on ne se méprenne pas sur mes propos : les programmes des divers partis des gauches et de l’écologie sont très riches, qu’il s’agisse de celui d’EELV, du PCF, de Montebourg, de l’UP (LFI) et même parfois du PS… Inutile de me cacher derrière mon poing levé, je préfère L’Avenir en commun, mais un programme, aussi bon soit-il, ne fait pas un projet, il y manque un souffle.
Je sais bien que les gauches souffrent plus que les droites de la situation actuelle : elles ont besoin d’une politique du corps-à-corps que ne permettent plus les mesures sanitaires, elles ne peuvent jamais gagner sans grandes mobilisations sociales notamment syndicales. Les gauches souffrent aussi beaucoup plus que l’extrême-droite de la dégradation du débat politique, car la parole des gauches se construit sur la rationalité, pas sur la haine, elle suppose de rompre avec les fausses-évidences (les immigrés volant le travail). A droite, 1 + 1 cela peut faire 3 ! A gauche, 1 + 1, cela fait 0,5 comme l’atteste le fait que le principal vote populaire devient l’abstention !
Combattre l’abstention
Combattre l’abstention est donc une nécessité, mais cela ne peut passer par la culpabilisation, et encore moins par l’insulte. Je ne crois pas à l’efficacité des propos de Jean-Luc Mélenchon lorsqu’il accuse les abstentionnistes d’être fautifs, la faute est celle des appareils politiques, celle des dirigeants politiques qui ont choisi de faire carrière dans la représentation des autres et qui échouent lamentablement à créer le désir. La pire des tentations est d’accuser le peuple. Cela fait penser au bon mot de Brecht : « Puisque le peuple vote contre le Gouvernement, il faut dissoudre le peuple », puisque le peuple de gauche choisit de s’abstenir, il serait donc coupable de sa propre défaite ! Non Jean-Luc, Yannick, Anne, Fabien, Arnaud… si les gauches disparaissent de l’Assemblée nationale ce sera votre fait, vous en porterez seuls la responsabilité devant l’histoire. C’est à vous de susciter le désir, c’est à vous de rendre crédible l’espoir à gauche.
L’appel au barrage contre l’extrême-droite ne vaut pas mieux que la culpabilisation des abstentionnistes. Non Jean-Luc, des discours comme « assez de jérémiades », « assez d’hésitations », « assez de pleurnicheries » me semblent contreproductifs car ils ne répondent nullement aux attentes du peuple. Le risque serait même qu’en plus du désir d’abstention monte un vote Macron de « gauche », vécu par certains désabusés comme le seul rempart crédible contre l’extrême-droitisation ou Pécresse ! Personne à gauche ne croit plus aujourd’hui dans l’efficacité d’une ligne Maginot tant qu’elle restera éclatée !
Jean-Luc Mélenchon, pas plus que Yannick Jadot, ne peuvent croire sincèrement qu’il leur suffit de répéter que le problème de l’extrême-droite serait résolu si chacun des électeurs se contentait de voter pour lui…
Je n’en peux plus d’entendre des militants répéter lors de mes conférences cette nouvelle rengaine : « Salauds d’abstentionnistes qui feront la victoire de Macron-Pecresse-Le Pen-Zemmour (rayer la mention inutile) ». Ce discours est injuste et inefficace ! Le danger n’est pas tant celui de l’absence des gauches au second tour des présidentielles que de leur quasi-disparition de l’Assemblée nationale ! Soyons clair : une abstention populaire massive du peuple des gauches priverait les candidats (ou le candidat) des gauches d’un bon score aux présidentielles, voire d’un second tour, mais se traduirait immédiatement par la défaite de nos candidats aux législatives, même des députés sortant ! Cette idée d’une abstention-sanction commence à faire son chemin : abstention-sanction de la part d’élus qui refuseraient de parrainer des candidats des gauches, sauf alliance (serment de Romainville du 16 octobre) ; abstention-sanction des électeurs vis-à-vis des dirigeants, donc aussi des députés, accusés d’avoir conduit le peuple (de gauche) à la défaite.
La division des gauches est consubstantielle !
Que l’on ne nous martèle plus que l’impossibilité de faire alliance pour les présidentielles serait due au caractère irréconciliable des positions respectives. Ces mêmes partis ne gèrent-ils pas ensemble de nombreux territoires ? Ces mêmes partis ne se préparent-ils pas en coulisses à passer des alliances pour les législatives de juin 2022 ? Les gauches ont toujours été divisées, car elles relèvent d’histoires différentes et ceci même aux heures les plus glorieuses de notre histoire, même durant le Front populaire, même au moment de la libération, même en 1981. Ceux-là même qui (avec raison) invoquent la mémoire du programme du CNR (Les jours heureux) savent bien que ce projet de civilisation (car ce qui s’inventait autour de la sécurité sociale était beaucoup plus qu’un programme) a été élaboré (dans la clandestinité) par des partis et des syndicats des gauches et des organisations de droite beaucoup plus divisés que l’UP, EELV, le PCF, la GRS… La diversité n’a jamais empêché de faire alliance, sinon aucune alliance ne serait d’ailleurs jamais possible. C’est justement au moment où la France était à genoux économiquement mais debout politiquement que le CNR a pu construire ce beau programme. Ne donnons pas raison à Manuel Valls qui clamait que les gauches seraient devenues irréconciliables entre elles, d’autant plus que ceux-là même qui expliquent doctement qu’aucune unité ne serait plus possible tant les différences idéologiques seraient grandes appellent les électeurs des autres gauches à voter pour eux… Ce qui supposerait que ces électeurs seraient moins politisés que les partis pour lesquels ils votent ou plus idiots au point de ne pas reconnaitre leurs marqueurs politiques, bref leur identité. Ces discours sur une union à la base possible (derrière tel ou tel candidat), me rappelle ma jeunesse lorsque le PCF avançait en 1974 l’Union du peuple de France à réaliser autour de lui… Cet appel à l’union du peuple contre l’union des gauches n’a rien de commun avec ce que fut le mouvement pour l’Union à la base lancé en 1979 par des militants de toutes les gauches politiques, syndicales, mouvementistes pour contraindre les partis des gauches à s’entendre et à mener des politiques de rupture (plus de cent soixante mille signatures). J’ajouterai que ces divisions n’opposent pas seulement les partis entre eux mais traversent chacun d’eux et chacun de nous individuellement. On peut par exemple souhaiter la sortie la plus rapide possible du nucléaire avec Mélenchon mais ne pas partager ses propos sur le transhumanisme…
Comment surmonter les divisions ?
Comment serait-il possible de sortir du blocage et rendre l’espoir au peuple ? Qu’est-ce qui clive aujourd’hui les gauches et empêche officiellement (je dis bien officiellement) de faire alliance ? L’Europe, le nucléaire, la laïcité. Pourquoi ne pas renvoyer le choix dans ces domaines (et quelques autres) aux électeurs via des référundums, ce serait dans l’esprit des gilets jaunes et de la 6e République !
Comment ne plus désespérer Billancourt en claquemurant le futur ? Je ne crois pas aux explications psychologisantes ou idéologiques. Ce n’est pas pour des raisons d’égo personnel que la gauche est éclatée, ce n’est pas davantage parce qu’elle cultiverait le narcissisme des petites différences programmatiques. Ce n’est pas davantage la « grande gueule » de Mélenchon qui expliquerait le recul de LFI ni son attitude jugée « agressive » face aux perquisitions de 2018.
Les causes profondes de l’échec programmé des gauches politiques, c’est d’une part le fait qu’elles sont devenues inaudibles et d’autre part les logiques d’appareil à très courte vue.
Le mythe de l’extrême-droitisation
Je ne crois pas à une (extrême)droitisation de la société, mais, d’une part, à une (extrême)-droitisation de l’offre (ce qui n’est pas la même chose) et, d’autre part, à l’incapacité des gauches à imposer leur agenda pour des raisons, à la fois, conjoncturelles (la difficulté à faire de la politique de gauche par temps de Covid) et structurelles (la triple tragédie qui furent le « socialisme réellement existant » c’est-à-dire le stalinisme, la social-démocratie reconvertie en social-libéralisme puis en libéralisme tout court, l’échec de la tentative de transformer la société par en bas), bref notre incapacité à redonner du sens, à réenchanter le monde, à donner envie. Nous donnons trop le sentiment que nos conflits sont aujourd’hui des querelles de part de marché, nous donnons trop le sentiment qu’il suffirait d’additionner des révoltes pour gagner. La contamination de la gauche par le « wokisme » est aussi responsable de cette impuissance tant en France qu’à l’étranger. Campant très loin des attentes des milieux populaires, elle cherche sans cesse à diviser plutôt qu’à fédérer. Comment peut-on accepter le retour de la notion de « races » (mêmes construites) et que la lutte des « races » prime sur la lutte des classes ? Comment peut-on abandonner la laïcité et la République à nos adversaires ? Faut-il accepter des notions comme celles de « privilège blanc » ou de « privilège humain » (nouvelle façon de se dire prétendument antispéciste) ? Nous avons perdu le vote ouvrier depuis quelques temps déjà, mais nous sommes en train de perdre le vote rural, y compris celui des syndicalistes paysans, car nos messages sont confus. Faut-il, par exemple, développer l’élevage paysan ou est-il un moindre mal ?
Quand les logiques d’appareil sonnent le glas de la gauche !
La gauche crève de ses logiques d’appareil où tous les mauvais-coups sont permis : diabolisation des (futurs) alliés des législatives avec lesquels on gère pourtant déjà des territoires, débauchage de personnalités souvent en échange de quelques promesses, passage d’un camp à l’autre sitôt le mandat convoité obtenu, etc. Ne soyons pas dupes, cela cache des enjeux de financement des partis, la volonté de virer en tête des « perdants » pour avoir aux législatives davantage de candidats « communs » que les partenaires, succession de Mélenchon, perspective de l’effondrement de LFI qui explique la scission du NPA, etc.
Cet éclatement est aussi le produit d’une histoire (pas si ancienne), celle de l’échec (malgré l’excellent score) de la candidature commune de Mélenchon en 2017. Cette campagne a laissé des cicatrices, des plaies béantes mêmes, au sein des organisations « ralliées », qu’il s’agisse du PCF (qui fait désormais cavalier seul), de la GRS- Gauche Républicaine et socialiste (qui accompagne la candidature Montebourg), d’Ensemble ! (qui se divise encore sur la ligne à choisir). Les petites phrases assassines (comme celle de Jean-Luc Mélenchon s’adressant aux communistes : « Vous êtes la mort et le néant » ou aux écologistes qualifiés de « menteurs, hypocrites, faux-jetons ») et les affaires de non-règlement des factures laissées à la charge du premier payeur n’ont pas aider à constituer un climat serein pour construire une candidature commune. L’essentiel est cependant ailleurs : les partis-partenaires de 2017 dénoncent le fait qu’ils n’aient pas pu exister durant la campagne, du fait du type de campagne choisi, très loin des perspectives d’une 6e République… De la même façon qu’il faut demander aux électeurs de trancher nos quelques gros différends (Europe, Nucléaire, Laïcité) par voie de référendums, nous devons inventer des campagnes communes (aussi pour les législatives) qui permettent à chaque sensibilité d’exprimer sa propre vision du monde.
Comment susciter le désir ?
Osons reconnaitre que si les campagnes d’Hidalgo, de Montebourg, de Roussel tournent à vide, celles de Mélenchon ou de Jadot sont à la peine. Certains jouent déjà le coup-d ’après, d’autres refusent toute idée de primaire parce qu’ils sont convaincus que la primaire se fera par les sondages… L’Union populaire (LFI) et EELV souhaitent avaler tout cru les électeurs des candidats qui jetteront l’éponge. En se ralliant à l’idée d’une primaire populaire Hidalgo et Montebourg cherchent une sortie par le haut. Ils devront boire leur défaite jusqu’à la lie. Ne sous-estimons pas le nombre de bataillons des partisans de la primaire populaire qui dépasse déjà celui des participants aux primaires d’EELV et des soutiens à la candidature Mélenchon. Combien de futurs abstentionnistes parmi eux ? L’hypothèse d’une candidature Taubira, au-delà du fait qu’on ne sache pas s’il s’agit d’une chimère ou d’un recours, ne réglera rien. La crise systémique n’appelle pas une gauche humaniste, concensuelle mais de rupture, nous avons besoin de construire un éco-socialisme.
L’efficacité d’un slogan comme la « priorité nationale » est redoutable tant que la gauche n’a pas un slogan aussi fort à lui opposer. Nous connaissons toutes/tous les chemins de l’émancipation mais il reste à les mettre en musique : l’égalité versus l’identité, la propriété sociale des moyens de production contre la propriété privée, la gratuité contre la marchandisation, la relocalisation contre la globalisation, le choix de la sobriété (notamment énergétique) contre la mythe de l’abondance, l’idée coopérative contre l’esprit de concurrence, la planification écologique versus le tout-marché, les territoires (petites et moyennes villes et campagnes) contre la métropolisation, le ralentissement contre l’accélération, etc.
Les deux maitres-mots des gauches sont égalité et service public. L’égalité est l’antidote absolue à l’identité. Je dis bien service public au singulier, et non au pluriel, car le service public est un choix de civilisation et pas une modalité de gestion.
Pour aller plus loin du même auteur : La simplicité volontaire contre le mythe de l’abondance (La découverte), Le socialisme gourmand (la découverte). Dernier titre paru, un roman dystopique : Le meilleur des mondes végans (à plus d’un titre).
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir