Pierre Rabhi n’est plus. Je n’appréciais pas plus que ça le personnage, problématique à bien des égards, et me fiche pas mal de sa mort. Aujourd’hui, je constate, comme beaucoup, des hommages d’un côté et des injures de l’autre. Le problème principal, en revanche, me semble assez peu souligné, qui est que depuis déjà de nombreuses années, tout un pan de l’espace médiatique alloué à l’écologie, en France, est attribué à — occupé par — la nébuleuse Rabhi / Colibris / Actes Sud.
Actes Sud, c’est la maison d’édition de Hubert et Françoise Nyssen (ex-ministre de la Culture du gouvernement Philippe), tous deux amis de Pierre Rabhi. C’est le neuvième groupe d’édition français. Actes Sud c’était, en 2016, le deuxième éditeur — après le Seuil — le plus aidé, le plus subventionné, par le Centre national du livre.
Actes Sud, c’est la maison d’édition de Cyril Dion : il y cogère une collection intitulée « Domaine du possible ». Domaine du possible, c’est aussi le nom de l’école Steiner-Waldorf créée à Arles par Françoise Nyssen et son mari, M. Capitani, école dont la pédagogie est issue de l’anthroposophie, une doctrine ésotérique (un sacré délire) imaginée par Rudolf Steiner.
La nébuleuse Rabhi / Colibris / Actes Sud, c’est aussi Maxime de Rostolan, Marion Cotillard, Isabelle Delannoy, Laure Noualhat, Julien Wosnitza et d’autres encore. À cette nébuleuse se rattachent, dans une moindre mesure, d’autres personnalités : Yann Arthus-Bertrand, Pablo Servigne (dont un livre est préfacé par Dion), Gaël Giraud, Aurélien Barrau, etc. (Tous ceux-là ont par exemple signé une tribune intitulée « Résistance climatique : c’est le moment ! » publiée sur Reporterre en 2020, promouvant comme « objectif : une neutralité carbone effective en 2050 (accords de Paris, COP21) via une décroissance énergétique mondiale perceptible dès 2025 »).
Une des principales raisons pour lesquelles tous ces gens ont droit à de l’espace médiatique, c’est que leurs propos n’ont rien de très gênants pour les classes dominantes. Leurs revendications ne s’en prennent ni foncièrement à l’État, ni au capitalisme, ni au système technologique (certains d’entre eux se revendiquent parfois anticapitalistes, effectivement, mais une fois sur deux, en bons éco-démagogues, ou en fonction du public, et de manière purement gratuite : ça se dit anticapitaliste mais ça promeut en réalité un altercapitalisme, c’est-à-dire la conservation de l’essentiel des institutions qui fondent le capitalisme, mais évidemment réformées, rendues meilleures).
En général, leur baratin se résume à des platitudes et/ou absurdités de l’ordre de : nous devrions changer notre rapport à la nature, dompter le capitalisme financiarisé, développer des technologies (plus) vertes, en finir avec les combustibles fossiles, diminuer notre consommation, y compris énergétique, décarboner l’économie (accessoirement : relocaliser l’industrie autant que faire se peut, etc.).
Il s’agit d’individus qui, pour la plupart, ne rechignent pas, au contraire, à établir de bonnes relations avec les riches et les puissants. Leur mondanité, couplée au caractère relativement inoffensif de leur discours, leur permet de toucher des subventions, d’avoir les pistons qu’il faut pour ci ou ça, etc.
Depuis que je critique cette coterie d’idiots utiles du capitalisme technologique, je suis régulièrement accusé ou vilipendé par certains au motif que je ne ferais que critiquer « tout le monde », tous ceux qui « se bougent », qui « font quelque chose ». La confusion et l’absurdité inhérentes à ce genre de remarque devraient sauter aux yeux. Qui « se bougent » pour quoi ? Quel est l’objectif ? Est-il juste, réaliste, pertinent ? Mes détracteurs n’ont pas poussé la réflexion jusque-là.
En outre, à en croire leur accusation, leur « monde » correspond au carré d’un écran de télévision. Toutes celles et ceux qui ne passent pas à la télé, ne sont pas invités sur France culture, pas interviewés dans Libération, etc., ne font pas partie du monde. Ils n’existent pas.
Par ailleurs, et bien qu’il s’agisse d’une tâche importante, je ne passe — évidemment — pas mon temps à critiquer les imposteurs de l’écologisme médiatique. Je m’efforce aussi d’exposer les problèmes de notre temps, à traduire des ouvrages à cet effet, et à en mettre d’autres en valeur, écrits par des individus dont j’estime beaucoup le travail. Ceux qui ne s’intéressent à ce que je produis que lorsqu’il s’agit de critiques des éco-charlatans médiatiques qu’ils admirent et m’accusent alors de ne faire que ça font simplement preuve d’une pitoyable malhonnêteté, d’une mauvaise foi à l’image de celle de leurs idoles.
Et donc, l’écologie qui est la mienne, que je mets inlassablement en avant, c’est d’abord celle — commençons par ceux qui ne sont plus — de feu Bernard Charbonneau, Jacques Ellul, Jaime Semprun, Pierre Fournier, Alexandre Grothendieck, des anarchistes naturiens avant eux et, aux origines, pourrait-on dire, des anarchistes taoïstes. Entre les taoïstes et les naturiens, notre écologie anarchiste (ou anarchie écologiste) a été défendue par une longue lignée de penseurs qu’on dit parfois « primitivistes », des cyniques, des épicuriens, des stoïciens, etc. Aujourd’hui, elle est défendue par une minorité apparemment invisible aux yeux des bourricots nourris à la pâtée mass-médiatique, dont le monde se résume au spectacle dominant.
Connaissent-ils Renaud Garcia et les Grenoblois de Pièces et Main d’œuvre ? Célia Izoard, Matthieu Amiech, Aurélien Berlan, Bertrand Louart et toutes celles et ceux qui gravitent autour des éditions La Lenteur ? Cédric Biagini, René Riesel, José Ardillo, Miguel Amoros ? Michel Gomez, Marie Christine Le Borgne, et Bernard Pêcheur qui composent le collectif éditorial des éditions de la Roue ? Outre-Atlantique, connaissent-ils Lierre Keith, Derrick Jensen, Max Wilbert et Yves-Marie Abraham ? Theodore Kaczynski ? Etc. J’en oublie.
J’ai toujours du mal à comprendre comment des gens conscients, au moins en partie, du désastre ambiant, ne parviennent pas à comprendre que les médias de masse font largement partie du problème et qu’ils ne mettront jamais (significativement) en valeur de critiques fondamentales du système qui leur permet d’exister — et qui détruit le monde et nous exploite tous. En même temps, les mêmes croient aussi (espèrent) que les causes du désastre peuvent être conservées mais peintes en vert et rendues un peu plus démocratiques. Ou toutes sortes de sornettes du genre. Qu’ils ont entendues dans les médias de masse. Bien entendu.
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Addendum :
Pierre Rabhi Kaczynski ?
Note sur Pierre Rabhi, la technologie, ses contradictions, sa confusion
Beaucoup se sont déjà chargés de rappeler ses penchants homophobes et ses idées patriarcales. Mais il y a un aspect de Pierre Rabhi, en revanche, qui est peu mis en avant : son anti-technologisme. À mes yeux, celui-ci constituait, de loin, le meilleur de sa perspective, autrement assez lacunaire, idéaliste, naïve (parsemée de pointes d’homophobie et de sexisme).
Illustration. Dans un livre de conversations entre Nicolas Hulot (ex-ministre, pervers sexuel, violeur, amis des entreprises, champion du capitalisme vert, fossoyeur de l’écologie en France, etc.) et Pierre Rabhi, intitulé Graines de possibles, publié en 2005, on lit par exemple :
Nicolas Hulot [N.H.] : En cela, je crois beaucoup au génie humain, aux prouesses de la technologie et aux progrès de la science. Une performance ne vaut d’être réalisée que si elle participe à ce partage et à cet épanouissement. C’est comme cela que je conçois l’humanisation dont nous parlons. Je ne peux pas croire que le hasard soit seul responsable de notre destinée et que nous ne puissions pas contribuer à donner une orientation, dans un sens comme dans l’autre. Comme le disait si bien Bergson : « L’avenir de l’humanité est incertain parce qu’il dépend de nous. »
Pierre Rabhi [P.R.] : Je ne partage pas tout à fait cette idée selon laquelle la technologie pourrait être constructrice de joie.
N.H. : La technologie et la technique peuvent participer à nous mettre à l’abri d’un certain nombre de souffrances.
P.R. : Mais elles peuvent aussi en générer de terrifiantes, comme les fameuses armes de destruction massive qui déshonorent notre espèce. Le problème du progrès, c’est qu’il ne peut pas tout résoudre. Si nous souffrons aujourd’hui de ces excès, c’est en partie à cause des progrès technologiques.
La technologie nous a dotés d’instruments d’une efficacité sans précédent. Je ne suis pas sûr que ces outils soient aujourd’hui dociles, soumis à notre volonté. Ils nous déterminent bien plus que nous ne les déterminons. À l’évidence, il nous faut organiser le monde à leur convenance, et de cela nous ne pourrons sortir sans nous demander quelle conscience détermine la règle du jeu, et selon quels critères. La technologie ne cesse de générer des besoins, la vitesse instrumentalise la frénésie, les moyens de transport créent des distances qu’ils sont seuls à pouvoir résoudre, les ordinateurs investissent tous les espaces de notre quotidien… […]
N.H. : […] L’électronique, l’informatique, les satellites, toutes ces technologies pourraient nous aider, non pas à 100 %, mais d’une manière excessivement efficace : il suffirait de les orienter dans le bon sens. C’est une question de volonté. On est capable de contrôler des trafics aériens à flux tendu, il paraît incroyable qu’on ne fasse pas de même avec le trafic maritime !
[…]
P.R. : […] Quand je pense à l’itinéraire de l’humanité, je me demande si la technologie est un progrès ou un accident. Et je finis par me dire que c’est un grave accident que d’avoir fait des découvertes qui ont fondé la civilisation sur la combustion. Notre civilisation si arrogante est subordonnée à la carburation de nos moteurs, de nos centrales… Nous savons ce que seraient les conséquences d’une grande pénurie de combustible. Dans ce cas, les pays « non développés » – selon notre modèle – s’en sortiraient mieux que nous. Par ailleurs, les dommages produits par le progrès ne sont-ils pas plus élevés que les bénéfices qu’on en a retirés ? D’autant plus que ces bénéfices ne concernent qu’une frange de l’humanité. Il ne faut jamais oublier qu’une minorité aventurière et un peu folle entraîne l’ensemble de l’humanité dans le désastre.
Dans un autre livre, intitulé Il ne suffit pas de manger bio pour changer le monde : conversations avec Pierre Rabhi, paru en 2012, on trouve ce passage :
Comment jugez-vous la révolution numérique qui traverse nos sociétés ? Est-ce un outil positif ou une aliénation de plus ?
Pierre Rabhi : Je suis peut-être déconnecté. Mais je vois une humanité en train de se mettre en prison elle-même, de se rendre dépendante. Quand un outil devient tellement indispensable qu’on ne peut plus s’en passer, cela signifie que l’outil a pris le pouvoir. Je vois l’humanité se faire ligoter par un système qui est censé la libérer. Qu’il faille inventer des choses, c’est évident, mais en préservant l’espace dans lequel on peut retrouver toute autonomie sans avoir besoin des outils.
Aujourd’hui, c’est clair : pas d’électricité, pas de communications, pas de pétrole, c’est foutu ! Va-t-on continuer à avancer comme ça indéfiniment ? Non. Je ne vois pas que ces choses-là nous libèrent. Certes, nous sommes grisés dans nos pratiques au quotidien mais, à tort ou à raison, je n’ai personnellement pas confiance dans ces systèmes. De grâce, comprenons que nous sommes en train d’être aliénés par les outils qui sont censés nous libérer !
Cyril Dion : […] Là où je rejoins Pierre, c’est qu’il ne faut pas se laisser porter par l’outil. Mais j’appartiens à une génération qui est quasiment née avec ces outils. Je vois, avec Internet, une façon de sortir du modèle pyramidal sur lequel s’est fondée la révolution industrielle.
Internet, utilisé en conscience et sans aliénation à outrance, nous permet de retrouver une forme d’horizontalité, et donc d’organiser à la fois la communication (on l’a vu avec les révolutions arabes ou les « Indignés »), l’accès à l’information, demain l’accès à l’énergie, la gouvernance, la capacité à prendre des décisions ensemble (comme en Islande où les citoyens ont participé à l’élaboration de la Constitution). Mais il peut aussi devenir aliénant. Je le vois moi-même, il m’arrive de devenir dingue parce qu’il faut répondre aux e‑mails, résister à la frénésie d’informations qui est tourbillonnante.
J’observe le mouvement des « Villes en transition », qui a une vision très intéressante [collectivités qui se préparent à se transformer en prévision de la fin du pétrole, NDLR]. Il estime qu’il faut passer le moins de temps possible sur Internet, pour retourner à la communauté physique, c’est-à-dire aux rencontres, à nos activités, à se cultiver, etc. Mais il ne voudrait s’en passer pour rien au monde, car c’est important dans sa vision collaborative. […]
Il y a deux façons de voir l’outil. Tout dépend de l’usage qu’on en fait. […] On sait bien que la liberté de l’information sur Internet peut être remise en cause, sous l’effet des grands trusts. On peut retrouver un système de pyramide. Mais l’outil a aussi la potentialité de nous emmener ailleurs.
Bon, outre que Cyril Dion et Nicolas Hulot sont deux grosses andouilles technolâtres qui croient au mythe de la neutralité de la technique, on voit que Pierre Rabhi critiquait la technologie, à juste titre, soulignait des choses importantes la concernant. C’était toujours ça. Seulement, sa critique de la technologie était peu étayée, peu sûre d’elle-même, inconsistante. Il n’hésitait pas à la plier aux besoins des circonstances, à rejoindre à mi-chemin les technophiles qui l’entouraient en suggérant que la technologie pourrait (pouvait) être maîtrisée, et même lui aussi à verser dans la mythologie de la technique neutre (« on peut faire d’un couteau un instrument pour tuer ou un outil pratique pour de multiples fonctions »). Il en avait une analyse assez superficielle, semble-t-il, peu matérialiste, plutôt idéaliste (d’où des affirmations comme : « si une attitude morale avait précédé la technique, ses effets en auraient été modérés »). Autrement dit, son analyse des implications matérielles et sociales de la technologie était assez incomplète ; très peu sinon aucune analyse de classe, aucune analyse sérieuse, en somme, du fonctionnement de la civilisation industrielle, du capitalisme, de l’État, du système médiatique, etc.
Et c’est une bonne partie du problème que posait son discours. Une critique valable (mais légère et inconsistante) de la technologie, noyée dans un océan de platitudes. Du copinage avec tout un tas d’imbéciles promouvant tous d’une manière ou d’une autre un impossible et indésirable verdissement du capitalisme industriel (y compris avec le milieu atrocement capitaliste, nuisible à bien des égards, de la jet-set), avec les gourous du bonheur en milieu capitaliste comme Christophe André et Matthieu Ricard, etc. Des déclarations directes en faveur de cet impossible et indésirable verdissement du capitalisme industriel : dans un livre co-écrit avec Juliette Duquesne, intitulé Les Excès de la finance, Pierre Rabhi s’imaginait qu’il était possible de réformer le « système financier pour qu’il devienne bénéfique et rétablisse un ordre où la finance ne soit plus le magistère au service d’un arbitraire injustifiable, mais le moyen par lequel l’équité, la juste mesure et la mesure juste peuvent s’exercer », de « moraliser la finance ». Des mystifications idéalistes, lénifiantes, gandhiennes, façon incarnez le changement que vous voulez voir dans le monde, jardinez, répandez de l’amour, aimez tout le monde, changez votre conscience et vous changerez le monde, il n’y a pas d’ennemis que des brebis égarées à remettre dans le droit chemin en leur envoyant de bonnes vibrations, etc. (« avant toute chose, je serais très triste si mes propos venaient à culpabiliser qui que ce soit. Le réquisitoire que ma conscience me somme de faire, en quelque sorte, a pour but d’interpeller mes frères humains, pour que nous puissions ensemble œuvrer à l’avènement d’une société belle de sa bienveillance et de l’amour comme la plus puissante énergie pour servir l’intelligence ») — tout ça peut bien en « conscientiser » ou en « éveiller » certains à la cosmogonie Rabhi, mais ça ne participe pas vraiment à la formation d’un mouvement de résistance vigoureux contre le capitalisme industriel. Au contraire, entre ceux qui comprennent l’existence de rapports de force indissolubles, de classes d’intérêts antagonistes, la nécessité d’affrontements concrets, ou d’actions concrètes contre des infrastructures, que l’État n’est pas et n’a jamais été notre ami, l’impossibilité de réformer le capitalisme, etc., et les adeptes du culte de la bienveillance cosmique, persuadés qu’en changeant leur conscience, jardinant et rayonnant de l’amour tout finira par aller bien dans le Meilleur des mondes, il peut y avoir un fossé infranchissable, un désaccord insurmontable.
Nicolas Casaux
Source: Lire l'article complet de Le Partage