« Je définirais une civilisation plus précisément, et plus efficacement, je pense, comme une culture — c’est-à-dire un ensemble d’histoires, d’institutions et d’artefacts — qui à la fois mène à et émerge de la croissance des villes (civilisation, voir civil : de civis, qui signifie citoyen, du latin civitatis, qui signifie cité, État), la ville étant ici définie — pour la distinguer des campements, villages, etc. — comme l’établissement plus ou moins permanent d’un groupe de personnes à un endroit précis, et d’une manière tellement dense qu’elle nécessite l’importation quotidienne de nourriture et d’autres denrées nécessaires à la vie[1]. »
– Derrick Jensen, Endgame Vol.1, chapitre « Civilisation », 2006.
Le problème de la civilisation
Le chercheur en « risque existentiel » Luke Kemp définit la civilisation comme une « société dotée d’une agriculture [souvent la monoculture intensive de céréales à ne pas confondre avec les systèmes moins intensifs de polyculture-élevage ou l’agriculture itinérante sur brûlis, NdT], de multiples villes, une domination militaire sur son territoire géographique ainsi qu’une structure politique continue dans le temps[2] ». Ce type particulier de société, extrêmement minoritaire au regard de la diversité humaine passée et présente, est une aberration du point de vue de l’évolution de la vie sur Terre. Bien que l’historien Fernand Braudel la présentait de façon biaisée (c’est-à-dire en termes souvent élogieux) et qu’il méprisait les simples « cultures », son analyse de la civilisation aide à mieux la définir :
« Longtemps culture ne sera que le doublet de civilisation. Ainsi à l’université de Berlin, en 1830, Hegel emploie indifféremment l’un ou l’autre mot. Mais un jour, la nécessité se fait sentir de distinguer entre eux.
La notion de civilisation, en effet, est au moins double. Elle désigne, à la fois, des valeurs morales et des valeurs matérielles. Karl Marx distinguera ainsi les infrastructures (matérielles) et les superstructures (spirituelles), celles-ci dépendant étroitement de celles-là. Charles Seignobos disait dans une boutade : “La civilisation, ce sont des routes, des ports et des quais”, façon de dire : ce n’est pas seulement l’esprit[3]. »
La civilisation se distingue bien par la présence de villes :
« De ces différences entre “cultures” et “civilisations”, le signe extérieur le plus fort est sans doute la présence ou l’absence de villes.
La ville prolifère à l’étage des civilisations, elle est à peine esquissée au niveau des cultures[4]. »
La civilisation étant une aberration écologique, elle doit constamment et en profondeur remodeler la nature pour l’adapter à ses besoins, ce qui lui permet parfois de se maintenir durant quelques siècles (les civilisations dépassant le millénaire en longévité sont l’exception à la règle, mais leur durée de vie moyenne est courte, à peine 336 ans[5]) :
« Vaincre l’hostilité des déserts ou les colères brusques de la Méditerranée, utiliser les vents réguliers de l’océan Indien, endiguer un fleuve, autant d’efforts humains, d’avantages acquis, conquis plutôt.
Mais alors, ces réussites, pourquoi tels hommes en ont-ils été capables, non tels autres, sur tels territoires, non sur tels autres, et cela pendant des générations ?
Arnold Toynbee [historien britannique mort en 1975] avance, à ce propos, une théorie séduisante : à la réussite humaine, il faut toujours un challenge et une response (ce que le français traduit par défi et riposte) ; il faut que la nature se propose à l’homme comme une difficulté à vaincre ; si l’homme relève le défi, sa riposte crée les bases mêmes de sa civilisation[6]. »
Certains peuples autochtones et leurs prédécesseurs – les rudimentaires « cultures » pour Braudel – modifient aussi profondément la nature. Cependant, au lieu de simplifier et d’uniformiser le paysage, leurs pratiques – les TEK (Traditional Ecological Knowledge ou « Savoir écologique traditionnel[7] ») – tendent à « renforcer la complexité écologique et la diversité des espèces[8] ». La civilisation, elle, fait exactement le contraire.
La civilisation, a fortiori depuis qu’elle est globalisée et industrielle, uniformise les paysages et leurs habitants (humains comme non humains) ; l’évolution, à l’inverse, a produit l’incroyable diversité biologique et culturelle de ce monde, sa véritable richesse. Aujourd’hui, les animaux d’élevage représentent 59 % de la biomasse des vertébrés terrestres, les humains 36 % et les mammifères sauvages environ 5 %. Depuis le développement de l’agriculture – puis de la civilisation – il y a environ 10 000 ans, la biomasse de la végétation terrestre a été divisée par deux et sa diversité amputée de 20 %. Plus de 700 extinctions d’espèces de vertébrés et environ 600 de plantes ont été documentées depuis 500 ans. Depuis 300 ans, les zones humides ont diminué d’au moins 85 % et les rivières d’une longueur supérieure à 1 000 kilomètres ont pour la plupart (>75 %) vu leur cours naturel modifié par des travaux d’infrastructures[9].
Au sujet de la société industrielle, le sociologue et historien Jacques Ellul écrivait dans les années 1950 dans La Technique ou l’Enjeu du siècle :
« [Le monde artificiel] détruit, élimine ou subordonne ce monde naturel, mais ne lui permet ni de se reconstituer ni d’entrer en symbiose avec lui. Ils obéissent à des impératifs et à des ordonnancements différents, à des lois sans commune mesure. Ce n’est pas par hasard que l’hydroélectricité capte les cascades, et les mène en conduites forcées : le milieu technique absorbe ainsi de la même façon le milieu naturel. Nous nous acheminons rapidement vers le moment où nous n’aurons bientôt plus de milieu naturel[10]. »
Ce diagnostic est confirmé de nos jours par l’écologue Carl Safina, professeur à la Stony Brook University de New York et auteur de plusieurs ouvrages :
« L’inutilité de la vie sauvage pour la société civile est la raison pour laquelle les espèces menacées n’apparaissent jamais dans les sondages parmi les grandes priorités du public. Je ne peux pas nommer une seule espèce sauvage dont la disparition totale serait matériellement ressentie par qui que ce soit (vous pouvez facilement fonctionner sans avoir accès aux éléphants, mais si vous perdez votre téléphone pendant une journée entière, c’est le chaos). Mais je peux sans effort énumérer diverses espèces, des tigres aux moustiques, dont l’anéantissement a été assidûment poursuivi. L’annihilation est facile pour Homo sapiens. Ce qui nous intéresse peu, c’est la coexistence.
[…]
Les services naturels dont les humains ont réellement besoin pour conserver la vie moderne proviennent des micro-organismes décomposeurs, de quelques insectes pollinisateurs, du plancton réalisant la photosynthèse dans les océans et de choses non vivantes comme l’eau et l’atmosphère. À terme, nous pourrions bien simplifier le monde pour le limiter à l’essentiel, et il pourra supporter des milliards de personnes supplémentaires[11]. »
De son côté, R. David Simpson, ancien directeur des études économiques sur les écosystèmes pour l’Environmental Protection Agency (EPA) aux États-Unis, étudie depuis plus de 25 ans les liens entre « services écosystémiques » et conservation de la nature. Dans un long article paru sur le site du Breakthrough Institute, il expliquait en 2018 pourquoi « quand tout a un prix, plus rien n’a de valeur » :
« Lorsque les pressions du développement sont élevées, il est généralement plus rentable de recourir à des substituts artificiels pour remplacer les services écosystémiques que de renoncer à convertir les terres à des utilisations agricoles ou résidentielles.
[…]
Les écosystèmes naturels peuvent-ils filtrer l’eau, protéger contre les ouragans et polliniser les cultures ? Bien sûr qu’ils le peuvent, mais ce n’est pas un hasard si nous voyons autant de stations d’épuration, de digues artificielles et d’abeilles transportées par camion. Ces alternatives construites ou contrôlées [par la civilisation industrielle, NdT] remplissent souvent les mêmes services à un coût moindre, en particulier lorsque ce coût inclut la valeur des terres fournissant les services naturels.
Ces faits ont trop souvent été éludés[12]. »
À ma connaissance, à l’exception de Derrick Jensen, aucun des auteurs cités ci-dessus n’est partisan du mouvement anti-civilisation, et pourtant ils font tous le même constat : il existe une incompatibilité fondamentale entre la civilisation industrielle et le monde vivant (non entre l’humain et le monde vivant). Très honnêtement, inutile d’être un savant pour arriver à cette conclusion. Prenons une ville moyenne, au hasard l’Eurométropole de Strasbourg et ses 500 000 têtes de bétail humain[13]. Il est impossible pour le cheptel strasbourgeois de vivre au même endroit tout en conservant sa qualité de vie actuelle sans les infrastructures industrielles de transport de l’eau potable (stations de traitement, canalisations, pompes) et de la nourriture (transport par camion sur route), sans agriculture industrielle carburant au pétrole, ou encore sans évacuation et traitement des eaux usées (canalisations, pompes, stations d’épuration) ; sans toutes les constructions artificielles, infrastructures et machines qui se substituent peu à peu aux systèmes vivants.
Sédentariser et concentrer un grand nombre de mammifères de la masse d’Homo sapiens s’avère tout simplement stupide sur le plan écologique ; c’est même une anomalie dans le vivant. Les mammifères herbivores grégaires évoluant en grands troupeaux se déplacent en permanence en quête des meilleures prairies, ce qui évite à la fois le surpâturage et la saturation des sols par les excréments. Avec ces mouvements, la prairie a le temps de se régénérer. C’est pour cette raison que de nombreux peuples de pasteurs africains (Maasaïs, Peuls, Mursis, etc.) pratiquent quand ils le peuvent encore le nomadisme et migrent selon des itinéraires similaires à la faune sauvage, partageant avec elle les mêmes pâturages[14]. N’importe quel jardinier amateur sait bien que l’excès de fumier est mauvais pour la santé du sol et des plantes, son excès pouvant aussi conduire à la prolifération de certaines espèces particulières d’adventices au détriment de toutes les autres. Le territoire d’une ville moderne, même si on y démantelait les routes et les parkings, ne pourrait absorber les déchets organiques générés par une concentration démographique aussi conséquente qu’une ville de plusieurs centaines de milliers d’habitants ; et les évacuer dans les rivières polluerait gravement l’eau pour les communautés biotiques situées en aval. À cela s’ajoutent une infinité d’autres problèmes insolubles sans technologie moderne, comme la production alimentaire ou l’hygiène, la promiscuité augmentant considérablement le risque d’émergence et la diffusion rapide de pathogènes dangereux[15].
Dans un autre passage de son livre Endgame (2006), Derrick Jensen mentionne ces problèmes :
« N’importe quel groupe d’êtres vivants (humains ou non-humains, végétal ou animal) qui prend plus de son environnement que ce qu’il donne en retour épuisera son environnement, après quoi il devra se déplacer, ou bien sa population s’effondrera (ce qui, d’ailleurs, est la preuve en une seule phrase que la notion de compétition ne guide pas la sélection naturelle : si vous surexploitez votre environnement, vous l’épuiserez et mourrez ; la seule façon de survivre sur le long terme est de donner davantage que vous ne prenez). Cette culture — la civilisation occidentale — a épuisé son environnement pendant six mille ans, en commençant par le Moyen-Orient, et elle s’est maintenant propagée sur l’ensemble de la planète. À votre avis, quel autre motif aurait-elle de continuer son expansion ? Et pourquoi pensez-vous qu’elle a développé, en parallèle, une rhétorique — une série d’histoires qui nous enseignent comment vivre — rendant manifeste non seulement la nécessité, mais le caractère désirable et même moral de l’expansion perpétuelle — nous poussant hardiment à nous rendre où nul homme n’était allé avant — à travers une prémisse tellement fondamentale qu’elle en est imperceptible ? Les villes, éléments caractéristiques de la civilisation, ont toujours été dépendantes du prélèvement des ressources des campagnes environnantes, ce qui signifie, d’une part, qu’aucune ville n’a jamais été ou ne sera jamais soutenable en elle-même, et que d’autre part, dans le but de continuer leur expansion perpétuelle, les villes devront continuellement étendre le territoire dont elles requièrent l’incessante surexploitation. Je suis certain que vous percevez les problèmes que cela pose et le dénouement à prévoir sur une planète finie. Si vous ne pouvez ou ne voulez pas voir ces problèmes, je ne peux que vous souhaiter bonne chance dans votre carrière en politique ou dans les affaires. Étant données les conséquences, notre refus collectif — étudié jusqu’à l’obsession — de reconnaître l’inéluctabilité de ce dénouement et d’agir en fonction est bien plus qu’étrange.
On peut également exprimer l’insoutenabilité de ce mode de vie en soulignant que le soleil constitue la seule vraie source d’énergie de la planète (l’énergie stockée dans le pétrole, par exemple, est venue du soleil il y a bien longtemps ; et j’exclus l’énergie nucléaire de toute considération ici car seul un fou fabriquerait et/ou raffinerait intentionnellement des matériaux qui seront mortellement toxiques pendant des dizaines de milliers d’années, particulièrement pour les usages frivoles, triviaux et mortifères auxquels est destinée l’électricité : pensez aux toits rétractables des stades, aux collisionneurs de particules, et aux canettes de bière en aluminium), tout mode de vie utilisant plus d’énergie que ce qui nous parvient du soleil à chaque instant ne durera pas, parce que l’énergie différée — celle contenue dans le pétrole que l’on peut brûler, dans les arbres, que l’on pourrait brûler (et pourquoi pas dans les corps humains que l’on pourrait brûler) — sera tôt ou tard épuisée. CQFD.
Je suis presque toujours surpris par le nombre de gens intelligents et sensés qui invoquent des moyens magiques dans le but de maintenir ce mode de vie déconnecté[16]. »
Les lois de la civilisation
En étudiant le phénomène « civilisation », et plus particulièrement la civilisation industrielle, on arrive à dégager une liste (certainement non exhaustive) de lois universelles guidant son expansion. N’en déplaise aux philosophes, techniciens et autres moralistes pratiquant avec une intensité croissante la gymnastique intellectuelle pour continuer à nier la réalité, ces caractères ou lois excluent toute forme de coexistence pacifique entre la civilisation industrielle et le vivant. Il en résulte une « guerre mondiale contre la nature[17] » (Armand Farrachi).
Déconnexion matérielle : rupture du lien culturel avec les paysages vivants et leurs habitants non humains. La civilisation déracine en forçant l’adoption d’un mode de vie entièrement hors-sol dont l’existence serait impossible sans les technologies modernes et l’énergie produite industriellement (pétrole, gaz, charbon, nucléaire, solaire, éolienne, géothermie, barrages, etc.). L’humain de l’ère industrielle n’entretient plus aucune relation d’interdépendance directe avec les arbres, les prairies, les animaux ; son réseau social est essentiellement composé de machines (intelligence artificielle, téléphone, ordinateur, tablette, voiture, bus, train, tramway, métro, console de jeux, bouilloire, aspirateur, sèche-cheveux, rasoir électrique, grille-pain, four, plaques de cuisson, ascenseur, etc.).
Déconnexion temporelle : les machines et l’électricité ont permis une déconnexion totale des cycles naturels du Soleil et de la Lune.
Déconnexion corporelle : les machines et l’électricité ont permis une déconnexion totale des capacités physiques et cognitives naturelles du corps humain.
Uniformisation : partout les machines sont à l’œuvre pour modeler (détruire) les paysages vivants afin de satisfaire les besoins d’un seul mode de vie urbain gangrénant tous les continents. Les campagnes occidentales reproduisent exactement le mode de vie urbain – même confort avilissant pour le corps comme pour l’esprit, même déconnexion du vivant, même dépendance totale à l’égard du système techno-industriel, de ses machines et de ses infrastructures pour se nourrir, se déplacer, se soigner.
Substitution : lorsque les services naturels ne suffisent plus à remplir les besoins de la civilisation industrielle, elle remplace les systèmes vivants par des systèmes artificiels plus efficaces, plus performants. Maintenant que forêts, prairies et océans ne suffisent plus à absorber les gaz à effet de serre émis par le système industriel, la civilisation développe des technologies de capture du CO2 de l’atmosphère[18] qui pourraient très bien, dans un avenir pas si lointain, se substituer totalement aux systèmes vivants.
Accélération : depuis la révolution technicienne des XVIIIe et XIXe siècles, la nature du progrès technique a muté, produisant une accélération sans précédent dans l’histoire de la Terre. Tout accélère – le changement climatique, le déplacement des humains et des espèces sauvages (les espèces exotiques invasives sont l’une des premières causes de déclin de la diversité biologique[19]), l’extraction des ressources, l’expansion des villes et des infrastructures, le changement culturel, le rythme de vie moderne, etc.
En imposant sur Terre ses propres lois au mépris de l’évolution du vivant, la civilisation industrielle provoque de gigantesques perturbations. Et selon les biologistes, si les perturbations de moyenne amplitude bénéficient à la biodiversité, il en va autrement pour les grandes perturbations permanentes allant en s’accélérant. C’est ce qu’explique par exemple le biologiste John Kircher dans un livre paru en 2009 chez Princeton University Press où il démonte le mythe d’une nature à l’équilibre qui resterait éternellement vierge et intacte :
« Les écologues ont appris que des niveaux de perturbation intermédiaires semblent conduire à un niveau maximal de biodiversité. Si les perturbations sont trop faibles, la concurrence entre les espèces éliminera certaines d’entre elles et réduira la diversité des espèces. Si les perturbations sont trop importantes, peu d’espèces seront capables de tolérer la fréquence des perturbations[20]. »
Tout être vivant doit détruire d’autres organismes pour vivre ; nier cette réalité, c’est ne rien comprendre aux mécanismes élémentaires de l’évolution du vivant sur Terre.
L’extinction culturelle
Dans une revue de la littérature scientifique sur le phénomène d’extinction culturelle parue en avril 2021 dans Evolutionary Human Sciences et intitulée “Cultural extinction in evolutionary perspective” (« L’extinction culturelle dans une perspective évolutionniste »), les anthropologues Ruth Mace et Hanzhi Zhang proposent « un cadre analytique pour examiner le phénomène d’extinction culturelle[21] ». Cette étude montre de toute évidence un lien entre l’émergence de la civilisation il y a environ 10 000 ans et la destruction croissante de la diversité humaine sur Terre.
« Aujourd’hui, environ 6 000 langues sont parlées dans le monde (Wurm, 2001). Ce chiffre est bien inférieur aux 12 000 à 20 000 langues qui étaient parlées dans le monde avant la diffusion de l’agriculture (Pagel, 2009). Parmi les langues existantes, 3 000 ou plus sont classées comme étant en danger (Wurm, 2001). Les linguistes prédisent qu’au rythme actuel d’extinction des langues, 90 % d’entre elles auront disparu ou seront moribondes d’ici la fin du siècle (Krauss, 1992 ; Nettle, 1999 ; Nettle & Romaine, 2000[22]). »
Selon les deux femmes, l’extinction culturelle est encore assez peu étudiée :
« L’ampleur sans précédent des extinctions culturelles, qui dépasse largement le taux d’apparition de nouvelles cultures, est largement admise dans les sciences humaines évolutionnistes ; pourtant, peu d’études ont examiné ce phénomène à l’aide de données empiriques[23]. »
Il semblerait que les cultures des groupes humains évoluent sur le même schéma général que les espèces vivantes, preuve que cette séparation entre nature et culture – notion fondatrice de la modernité – a tout du non-sens :
« Comme les espèces biologiques, les groupes culturels sont soumis à la transmission héréditaire et à la variation par mutation et sélection – les conditions préalables aux changements évolutifs. La diversité ethnolinguistique évolue de manière similaire à la spéciation biologique (Collard, Shennan, & Tehrani, 2006). Les groupes descendants se séparent du groupe ancestral et, au fil du temps, développent de nouvelles coutumes et règles de manière indépendante tout en conservant certaines des pratiques héritées (Pagel & Mace, 2004[24]). »
Les chercheurs en biologie évolutive s’accordent tous sur un point : la diversité du vivant a tendance à s’accroître dans le temps, par exemple à partir d’une extinction de masse. En revanche, il y a divergence et débats sur le maintien ou non de cette tendance au fur et à mesure que défilent les millions d’années. Certains scientifiques pensent que la diversité augmente continuellement et de façon exponentielle, d’autres affirment au contraire que la biodiversité atteindrait un plafond à partir duquel le nombre d’espèces resterait stable. Et les travaux de l’écologue évolutionniste du CNRS Hélène Morlon complexifient encore davantage les choses :
« Nous avons trouvé des modèles dans lesquels la diversité ne semble pas limitée – il n’y a pas de nombre fixe d’espèces qui resterait stable – et où la diversité ne suit pas une croissance exponentielle. On observe une sorte de ralentissement dans la manière dont la diversité s’accumule[25]. »
La diversité augmenterait fortement jusqu’à un certain point où cette dynamique commencerait à ralentir. Mais la diversité totale continuerait d’augmenter au fur et à mesure des innovations évolutives des êtres vivants leur permettant de s’adapter à de nouvelles niches écologiques.
La diversité humaine suit une même dynamique et devrait en principe augmenter dans le temps. Or nous assistons au phénomène inverse :
« La colonisation européenne depuis le XVIe siècle a considérablement accéléré le rythme d’extinction des cultures autochtones (Bodley, 1990 ; Burger, 1987), à la fois directement par les guerres et indirectement par les changements sociaux et écologiques. Dans la plupart des cas, l’arrivée de colons étrangers a remodelé l’ensemble de l’écosystème en introduisant dans les colonies du bétail, des cultures, des bactéries et des virus non indigènes. Les archives historiques ont montré qu’au XIXe siècle, de nombreux producteurs de subsistance marginaux n’ont pas bénéficié du marché, mais ont été contraints par ce dernier à la détérioration progressive des conditions de production après avoir perdu leurs droits de propriété ; l’intégration au marché naissant à la fin de l’ère victorienne peut avoir contribué à la vulnérabilité sociale croissante aux changements climatiques et aux crises de subsistance à grande échelle dans de nombreuses régions du monde (voir par exemple les famines et les épidémies massives en Asie du Sud, au nord de la Chine, au nord-est du Brésil et en Afrique australe ; Davis, 2002). L’intégration forcée au marché a pu entraîner la rupture des réseaux de subsistance et des réseaux sociaux traditionnels, ainsi qu’aggraver les inégalités d’accès à la technologie et de participation à l’économie. Par exemple, des documents historiques ont montré que la domination britannique a émancipé les chefs politiques locaux de l’obligation d’investir dans les ressources communautaires ; au Gujarat, les nouvelles formes de propriété ont libéré les élites des castes villageoises des réciprocités traditionnelles et les ont encouragées à exploiter les moyens d’irrigation dans leur propre intérêt (Hardiman, 1998).
La plupart des populations autochtones qui vivent encore de manière traditionnelle sur leurs terres ancestrales parlent des langues en voie de disparition, quand leur langue maternelle n’est pas déjà éteinte. Outre les langues, les connaissances traditionnelles sur les moyens de subsistance, l’utilisation des terres et la gestion des ressources naturelles, ainsi que diverses croyances culturelles associées à la subsistance, sont également en train de disparaître (Loh & Harmon, 2014 ; Salali et al., 2020). La plupart des sociétés indigènes de petite échelle perdent les moyens ou la population minimum nécessaires à leur survie, car les sociétés plus complexes sur le plan politique (c’est-à-dire les États-nations) dominent les interdépendances sur le plan de la production et de la consommation dans l’économie mondiale. Parmi les groupes qui ont réussi à s’adapter à l’expansion du gouvernement centralisé et du marché, les changements sociopolitiques importants se sont accompagnés de l’extinction des pratiques culturelles associées aux stratégies d’adaptation traditionnelles (Johnson & Earle, 2000). Le développement des États-nations – accompagné de la prévalence de l’alphabétisation, de l’éducation et des moyens de communication, ainsi que de la standardisation du discours – met également les traits culturels des minorités sous pression et, dans de nombreux cas, a conduit à leur déclin et à leur extinction culturelle (Heggarty, 2007[26]). »
Le chercheur en sciences politiques Francis Dupuis-Déri raconte une dynamique similaire en Afrique de l’Ouest avec les femmes igbos qui ont vu leur pouvoir écrasé par les colons britanniques dans la première moitié du XXe siècle[27] ; une dynamique observée un peu partout sur le continent où les inégalités hommes-femmes propres à la société occidentale ont fini par être reproduites par les colons puis institutionnalisées lors du développement des États africains[28].
Cette uniformisation culturelle du monde engendrée par l’expansion de la civilisation industrielle, Fernand Braudel l’avait déjà remarqué lorsqu’il écrivait :
« Aujourd’hui, la diffusion des biens culturels s’est terriblement accélérée. Il n’y aura bientôt plus un seul point, au monde, que la civilisation industrielle issue d’Europe n’aura “contaminé[29]”. »
Cofondateurs de l’ONG Terralingua, l’anthropologue Luisa Maffi et le conservationniste David Harmon étudient depuis plus de 20 ans ce qu’ils ont appelé la « diversité bioculturelle[30] ».
« Depuis des millénaires, les humains font partie de la nature et ont évolué avec elle. Au fil du temps, les peuples se sont adaptés à leur environnement local tout en y puisant leur subsistance matérielle et spirituelle. Grâce à cette adaptation mutuelle, les communautés humaines ont développé des milliers de cultures et de langues différentes : des façons distinctes de voir, de connaître, de faire et de parler, façonnées par les interactions entre les humains et le monde naturel.
Voilà donc la “véritable” toile du vivant : la diversité interconnectée entre nature et culture – ou “diversité bioculturelle”, comme nous l’appelons à Terralingua.
La diversité bioculturelle est l’expression de l’abondant potentiel de la vie sur terre. Elle donne vitalité et résilience à cette planète – notre maison – et renforce les systèmes vivants qui nous maintiennent en vie. C’est un cadeau précieux que nous devons chérir et entretenir pour l’avenir de la vie sur Terre, y compris celui de l’humanité.
Et pourtant, nous dilapidons sans précaution ce don inestimable [doux euphémisme pour ce qu’il convient d’appeler un génocide culturel planétaire provoqué par la civilisation industrielle, NdT]. La vie en milieu urbain a créé une profonde déconnexion avec le monde naturel et la disparition du “lien bioculturel”. Les forces économiques, politiques et sociales mondiales érodent rapidement la santé des écosystèmes et des cultures de la planète, et réduisent au silence les nombreuses langues parlées dans le monde.
Le tissu même de la vie, cette symbiose entre nature et culture est en train de se défaire, laissant notre monde bioculturel de plus en plus fragile, créant des perspectives de plus en plus incertaines pour les humains et toutes les autres espèces.
Il s’agit d’une “crise d’extinction convergente” de la diversité de la vie sous toutes ses formes. Et cette diversité est irremplaçable. Nous sommes en train de scier bêtement la branche sur laquelle nous sommes assis[31]. »
Bien évidemment, Terralingua, comme la plupart des ONG soutenues par de grandes fondations philanthropiques, ne désigne pas explicitement le coupable et reste très évasive sur la véritable force à l’origine du désastre – la civilisation industrielle et son besoin incompressible d’exploiter toujours davantage de ressources humaines et d’extraire une masse croissante de ressources naturelles pour nourrir son expansion infinie, gage de sa survie.
Aujourd’hui, 80 % de la diversité biologique restante sur Terre se trouve sur des territoires utilisés et/ou habités par des peuples autochtones[32]. Une étude parue dans PNAS en 2012 faisait état de la co-occurrence entre diversité linguistique et diversité biologique :
« Une étude […] récente publiée par PNAS a confirmé que les régions ayant un niveau élevé de biodiversité contiennent également une grande partie de la diversité linguistique du monde. Parmi près de 7 000 langues sur Terre, plus de 4 800 sont parlées dans ces zones de grande diversité biologique. Cela signifie que près de 70 % des langues sont parlées sur environ 25 % de la surface de la Terre, soit les mêmes zones où se concentre la diversité biologique[33]. »
L’anthropologue Charles Stépanoff enfonçait le clou il y a quelques jours dans une interview publiée le 17 novembre 2021 par Libération :
« Les modes de consommation modernes ont entraîné une catastrophe pour la biodiversité et une déstabilisation du climat, mais en plus la modernité semble chercher à bloquer les issues de secours en interdisant les rapports au vivant pré-modernes. Chez nous, c’est l’interdiction des techniques paysannes de chasse à la glu et à la tenderie ; en Afrique et en Sibérie, c’est l’expulsion des peuples autochtones des réserves naturelles. Or au cours des trente dernières années, la faune terrestre s’est effondrée alors même que les aires protégées ont été multipliées par quatre : l’échec de ces politiques est évident. Les études récentes montrent que la biodiversité décline en même temps que la sociodiversité, c’est-à-dire la diversité des modes de vie, des langues, des façons d’habiter la terre. Nature et traditions culturelles ne doivent plus être opposées, elles subissent la même dévastation. Et c’est ça qui nous oblige à alerter : comprenons avant d’interdire. Il faut se demander si ces modes de vie qui nous paraissent inadaptés et archaïques n’étaient pas plus soutenables que nos modes de consommation actuels, puisqu’ils se sont maintenus pendant des millénaires jusqu’à nos jours sans mettre le système-terre en péril[34]. »
Pour aller encore plus loin dans ce sens, des études ont montré que l’expulsion des Indiens hors de la vallée de Yosemite, pour la création du célèbre parc devenu l’une des attractions touristiques principales de Californie, a conduit à une diminution de la diversité biologique dans la zone, notamment en raison de la suppression des incendies régulièrement utilisés pour façonner le paysage :
« Après un siècle de suppression des incendies dans la vallée du Yosemite, la biodiversité avait en fait diminué, les arbres étaient désormais 20 % plus petits et la forêt était plus vulnérable aux incendies catastrophiques qu’elle ne l’était avant que l’armée états-unienne, aidée de miliciens, n’expulse la population indigène.
Si l’on se base sur la rotation des sites historiques de brûlis dans la forêt, il ne fait aucun doute que les incendies ont été allumés intentionnellement plutôt qu’aléatoirement par la foudre ou des feux accidentels. Les groupes amérindiens avaient profondément modifié le paysage de la vallée du Yosemite d’une manière qui était mutuellement bénéfique, pour les autochtones eux-mêmes, et pour l’écosystème local dans son ensemble. Ils étaient de bons intendants de la forêt, non pas parce qu’ils n’avaient aucun impact sur l’environnement, mais parce que la forêt était leur maison et qu’ils en dépendaient pour tous les aspects de leur vie. À l’appui de ces résultats, deux autres études, l’une menée également à Yosemite et l’autre le long de la côte californienne, sont arrivées à des conclusions similaires : le retrait de la population indigène des forêts a entraîné une diminution du diamètre des arbres et de la biodiversité[35]. »
Autrice du livre Tending the Wild (2013), l’écologue de l’université de Californie M. Kat Anderson écrit :
« La diversité culturelle de la Californie est à l’image de sa diversité biologique : elle abritait les groupes culturels autochtones les plus diversifiés de tous les autres États ou pays de taille géographique comparable, depuis l’Arctique jusqu’à l’extrémité de l’Amérique du Sud. L’État était très peuplé et la plupart des anthropologues s’accordent à dire qu’au nord de la ville de Mexico, la Californie présentait les plus fortes densités de population de toutes les régions de taille égale en Amérique du Nord. La densité de population variait, allant de moins de 0,08 personne par mille carré [1 mille carré = 2,6 km²] dans les régions désertiques à plus de 1,49 par mille carré dans les endroits proches du canal de Santa Barbara.
Les estimations de la population totale en Californie [précoloniale] varient de 133 000 à 705 000 habitants, le chiffre le plus largement accepté s’élevant à 310 000. Certains démographes et archéologues pensent que les estimations les plus basses sont très conservatrices, les maladies de l’Ancien Monde ayant brutalement réduit les populations avant l’arrivée des colons dans de nombreux endroits[36]. »
Elle cite également des témoignages des premiers colons arrivés en Californie révélant l’incroyable richesse écologique de la région :
« Lors de sa découverte par les Espagnols, aucun autre pays au monde n’était aussi bien pourvu par la Nature que la Californie. La nourriture y abondait pour les hommes. La plupart des premiers visiteurs ont laissé des témoignages en ce sens : tous ont trouvé ses collines, ses vallées et ses plaines truffées de wapitis, de cerfs, de lièvres, de lapins, de cailles et d’autres gibiers consommables ; ses rivières et ses lacs grouillaient de saumons, de truites et d’autres poissons, leurs lits et leurs rives étaient couverts de moules, de palourdes et d’autres mollusques comestibles ; les rochers de son littoral marin étaient bondés de phoques et de loutres ; et ses forêts étaient remplies d’arbres et de plantes portant des glands, des noix, des graines et des baies[37]. »
– Titus Fey Cronise, The Natural Wealth of California (1868).
À la vue de tous ces éléments, comment peut-on encore nier le fait que civilisation et évolution sont deux forces antagonistes ? Les deux systèmes suivent des lois inconciliables rendant leur coexistence impossible, l’un ou l’autre finira par l’emporter. L’heure est venue de choisir votre camp.
Philippe Oberlé
https://www.partage-le.com/2018/11/18/endgame-vol-1-civilisation-par-derrick-jensen/ ↑
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