Sur la non-abolition de l’esclavage (par Nicolas Casaux)

Sur la non-abolition de l’esclavage (par Nicolas Casaux)

La Gua­de­loupe s’énerve, elle a toutes les rai­sons du monde. Nous aussi.

En 1848, dans ses colo­nies, et pour la seconde fois, la France abo­lit — sup­po­sé­ment, offi­ciel­le­ment, for­mel­le­ment — l’esclavage, que le glo­rieux père fon­da­teur du sys­tème sco­laire et de nombre des ins­ti­tu­tions gou­ver­ne­men­tales encore exis­tantes — Napo­léon Bona­parte (par­fois sur­nom­mé « le père de l’Europe » ou « le père des nations euro­péennes ») — avait res­tau­ré en 1802, après une pre­mière ten­ta­tive d’a­bo­li­tion en 1794.

Cette (seconde et der­nière) abo­li­tion sur­vient à ce moment-là en rai­son d’une conver­gence de fac­teurs, sociaux et éco­no­miques, par­mi les­quels « les déve­lop­pe­ments de la phi­lo­so­phie morale sur l’égalité du genre humain », « des condi­tions éco­no­miques qui ren­daient le sucre de canne plus cher que le sucre de bet­te­rave » et « les révoltes des escla­vi­sés », par exemple à Saint-Domingue (Myriam Cot­tias, « La seconde abo­li­tion de l’esclavage dans les colo­nies fran­çaises en 1848 », Huma­nisme n°319, 2018). Elle est donc orga­ni­sée à la fois parce que les colo­nia­listes n’ont plus vrai­ment le choix, et parce qu’elle peut s’avérer oppor­tune. Il s’agissait pour eux, en somme, et sui­vant le célèbre apho­risme de Giu­seppe Toma­si di Lam­pe­du­sa, de « tout chan­ger pour que rien ne change ».

C’est pour­quoi, rap­pelle l’historienne Nel­ly Schmidt dans son livre La France a‑t-elle abo­li l’esclavage ? (les cita­tions qui suivent, sauf indi­ca­tion, sont toutes tirées de cet ouvrage) :

« Les mots de l’émancipation furent […] ordre, tra­vail, famille, oubli du pas­sé, récon­ci­lia­tion sociale et recon­nais­sance à l’égard de la Répu­blique éman­ci­pa­trice. Les pro­cla­ma­tions des gou­ver­neurs, des com­mis­saires géné­raux de la Répu­blique, les ins­truc­tions qu’ils reçurent regor­geaient d’un voca­bu­laire tout aus­si coer­ci­tif, auto­ri­taire que paternaliste. »

Dans « la grande trans­for­ma­tion sociale qu’allaient vivre les colo­nies », une chose appe­lée « liber­té » allait devoir « rem­pla­cer le fouet » :

« de fait, les décrets annexes à celui de l’émancipation conso­li­dèrent dans leurs moindres détails les cadres très rigides d’une réor­ga­ni­sa­tion de la vie sociale sans escla­vage et de conso­li­da­tion du sys­tème colonial ».

Les ins­truc­tions des com­mis­saires géné­raux de la Répu­blique puis des gou­ver­neurs étaient claires :

« tra­vail, ordre public, étroite sur­veillance des cultures et des récoltes devaient être leurs prio­ri­tés. Les média­teurs au concours des­quels ils avaient fait appel, presse, cler­gé, ensei­gnants, devaient eux aus­si faire l’objet d’un enca­dre­ment strict et sans cesse renou­ve­lé. Une nou­velle régle­men­ta­tion du tra­vail ne tar­da pas à être mise en œuvre. La construc­tion des pre­mières “fabriques” sucrières à par­tir de 1844 en Gua­de­loupe et en Mar­ti­nique puis les recom­man­da­tions de la com­mis­sion d’abolition de l’esclavage de 1848 ouvrirent une phase nou­velle, celle des usines cen­trales. Le temps des usi­niers fut celui du “bon ouvrier” agricole […]. »

Nel­ly Schmidt résume ain­si « les moyens aux­quels les auto­ri­tés colo­niales recou­rurent de manière immé­diate, dès 1848, pour main­te­nir un contrôle de la popu­la­tion rela­ti­ve­ment efficace » :

« épu­ra­tion du per­son­nel admi­nis­tra­tif et poli­cier, ren­for­ce­ment des forces de l’ordre, inter­dic­tion des clubs et autres réunions poli­tiques, répres­sion du vaga­bon­dage. Une sur­veillance étroite des moyens de com­mu­ni­ca­tion fut orga­ni­sée par les ser­vices de douanes le long des côtes et par des offi­ciers char­gés de contrô­ler l’emploi et la cir­cu­la­tion des nou­veaux libres sur les routes et che­mins. Les direc­teurs d’organes de presse devaient venir prendre les ins­truc­tions des gou­ver­neurs lors de réunions heb­do­ma­daires. Les forces de l’ordre repré­sen­taient dans chaque colo­nie envi­ron 2 600 hommes. À cela s’ajoutaient les milices dont les gou­ver­neurs esti­mèrent qu’elles pou­vaient, en cas de mobi­li­sa­tion géné­rale, repré­sen­ter un appoint de 4 500 à 6 000 hommes sus­cep­tibles d’être en armes dans chaque colo­nie. Les mesures prises en vue de la répres­sion à l’égard de tous ceux qui cir­cu­le­raient sans être por­teurs d’un livret de tra­vail attes­tant d’un emploi puis d’un pas­se­port inté­rieur visé par le maire de leur com­mune étaient en fait consi­dé­rées comme le moyen de contrôle le plus sûr. Des enquê­teurs étaient en outre dési­gnés dans les bourgs pour la sur­veillance régu­lière, plu­sieurs fois par an, des cultures pra­ti­quées par les nou­veaux libres. Les super­fi­cies de ter­rain non plan­tées en canne à sucre devaient par exemple demeu­rer réduites et limi­tées à une pro­duc­tion fami­liale sous peine de paie­ment d’une taxe. Le com­mis­saire géné­ral Gatine, en Gua­de­loupe, avait bien résu­mé les prin­cipes d’action adop­tés : “répres­sion immé­diate, jus­tice prompte et som­maire, amen­de­ment des condam­nés par le tra­vail disciplinaire”. »

En Mar­ti­nique, Fran­çois-Auguste Per­ri­non (dépu­té abo­li­tion­niste fran­çais et pre­mier gou­ver­neur métis de la Mar­ti­nique suite à l’a­vè­ne­ment de la seconde répu­blique), pro­clame, le 4 juin 1848, à l’intention des « culti­va­teurs » (ou « nou­veaux libres ») :

« Une ère nou­velle vient de s’ouvrir pour vous, vous êtes deve­nus citoyens fran­çais. […] Ce beau titre vous impose aus­si des devoirs : le pre­mier et le plus sain de tous est le travail. »

Vous voi­là libres de tra­vailler pour vos anciens maîtres (ou de cre­ver de faim). Quelle chance.

Au même moment, en Gua­de­loupe, le com­mis­saire géné­ral Adolphe Gatine (choi­si par le célèbre « abo­li­tion­niste » Vic­tor Schœl­cher) explique aux « nou­veaux libres » :

« La liber­té que je vous ai appor­tée, au nom de la France répu­bli­caine, ne serait pour vous qu’un funeste pré­sent, si l’ordre et le tra­vail n’étaient plus assu­rés que jamais. La misère publique et l’anarchie feraient bien­tôt le mal­heur de tous. On mau­di­rait la liberté ! […] 

Hon­neur à ceux qui ont repris le tra­vail ! Repre­nez-le tous à la voix de votre com­mis­saire général.

C’est pour vous désor­mais que vous culti­vez la terre. Elle n’ap­par­tient pas à tous les hommes ; elle est la pro­prié­té de ceux qui l’ont acquise légi­ti­me­ment ; mais, fécon­dée par vos bras, elle sera pour vous une bonne mère ; vous aurez votre part de ses riches produits.

Cette part, il faut la régler par libre conven­tion entre vous et les pro­prié­taires, mais tou­jours avec jus­tice et modé­ra­tion ; n’ou­bliez pas cela.

Les cases appar­tiennent au pro­prié­taire, comme les jar­dins, parce qu’elles sont sur son ter­rain, et, en géné­ral, construites à ses frais. Dans le cas même où des maté­riaux auraient été four­nis pour vous ou par des tiers, le pro­prié­taire peut s’op­po­ser à l’en­lève ment de ces maté­riaux, s’il offre d’en payer la valeur ; en sorte que vous ne pou­vez jamais, sans son consen­te­ment, res­ter dans les cases ou les détruire.

Mais les pro­prié­taires, si vous tra­vaillez chez eux, au salaire, ou par asso­cia­tion, vous lais­se­ront la jouis­sance des cases et des jar­dins que vous culti­ve­rez le samedi. »

En Guyane, tou­jours dans le même temps (en 1848), l’ancien gou­ver­neur Aimé Pari­set met la popu­la­tion nou­vel­le­ment libé­rée en garde quant au « nou­vel ordre social » :

« La Répu­blique vous a appe­lés sans tran­si­tion de l’esclavage à la liber­té. […] Prou­vez que pour vous, comme pour vos frères d’Europe, vous sau­rez gar­der la noble devise de la France : la Liber­té, l’Égalité, la Fra­ter­ni­té, dans un tra­vail fruc­tueux et hono­rable, dans la paix publique, dans les liens de la famille, dans l’obéissance aux lois de la reli­gion et de la patrie. »

En contre­point, les colo­ni­sa­teurs menaient déjà depuis des années une lutte achar­née, impi­toyable, contre les esclaves fau­teurs de troubles. Beau­coup furent tués, et beau­coup d’autres dépor­tés pour ser­vir ailleurs, dans d’autres colo­nies, ou ven­dus à d’autres empires coloniaux.

Nel­ly Schmidt explique :

« “Dan­ger”, “péril”, “sédi­tion”, “ruine des colo­nies” furent éga­le­ment les leit­mo­tive des comptes ren­dus de pro­cès poli­tiques par­ti­cu­liè­re­ment nom­breux en Gua­de­loupe en 1849–1851. Les termes de “sub­sti­tu­tion” et de “sépa­ra­tisme” étaient alors syno­nymes d’agitation poli­tique et de risque de perte de la colo­nie par la France, donc d’indépendance. “Com­mu­nisme”, “anar­chie”, “par­tage des terres”, telle était la menace [que diverses fac­tions sédi­tieuses fai­saient] peser sur l’ordre colo­nial. Il fal­lait faire front contre le “socia­lisme colo­nial” et les “rouges”. »

Beau­coup

« furent empri­son­nées pour des pré­textes tels que port de dra­peaux rouges, chan­sons poli­tiques jugées sub­ver­sives, “cris sédi­tieux” et orga­ni­sa­tion de cha­ri­va­ris dans les rues. Plu­sieurs pro­cès furent orga­ni­sés, jugés en conseil de guerre. Les comptes ren­dus d’audience furent publiés sous le titre Causes célèbres des colo­nies et ven­dus à très bas prix en tant qu’éléments de pro­pa­gande poli­tique. Il fal­lait impres­sion­ner la popu­la­tion. Le 13 juillet 1850, Joseph Ize­ry dit Sixième, pêcheur âgé de vingt-sept ans, fut condam­né à mort pour avoir mis le feu à sa paillasse dans sa case sur lllet Chan­treau, au large de Pointe-à-Pitre. Il fut exé­cu­té le 17 août sui­vant sur la place de la Vic­toire, la tête tran­chée à la hache sur un écha­faud pla­cé à l’extrémité de la place, en pré­sence d’un “grand déploie­ment de forces” : gen­darmes, infan­te­rie et artille­rie de marine avaient été mobi­li­sés pour l’occasion. Après l’exécution, le cadavre fut pro­me­né dans la ville sur un cabrouet… »

Aus­si, après l’abolition (for­melle) de l’esclavage de 1848, et en vue de conti­nuer de béné­fi­cier d’une main d’œuvre par­ti­cu­liè­re­ment docile et bon mar­ché, les colons et pro­prié­taires impor­tèrent en Gua­de­loupe et en Mar­ti­nique (et en Guyane aus­si) des mil­liers d’Africains, plus d’un mil­lier de Chi­nois et des dizaines de mil­liers d’Indiens (d’Inde) — entre autres. La concur­rence entre ces « immi­grants » (qui connurent une mor­ta­li­té très éle­vée) et les « nou­veaux libres » tiraient vers le bas les salaires de misère que les pro­prié­taires leur proposaient.

Sans sur­prise, des enquêtes gou­ver­ne­men­tales menées en 1872 puis en 1877–1878 « indi­quèrent une pau­vre­té per­sis­tante » des « nou­veaux libres ».

En 1930, environ,

« le sys­tème de pro­duc­tion tel qu’il s’était construit sous l’esclavage, favo­ri­sant exclu­si­ve­ment les pro­duc­tions d’exportation, ban­nis­sant toute pro­duc­tion pour la consom­ma­tion locale, était encore en vigueur ».

Les békés « pos­sé­daient les neuf dixièmes des terres ».

Alors, la France a‑t-elle abo­li l’esclavage ? Non, évi­dem­ment pas. Sui­vant l’air du temps, elle lui a sim­ple­ment don­né une forme nou­velle, comme le remarque Tol­stoï dans L’Esclavage moderne (1900) :

« L’abolition du ser­vage et l’affranchissement des noirs mar­quèrent seule­ment la dis­pa­ri­tion d’une ancienne forme vieillie et inutile de l’esclavage, et l’avènement immé­diat d’une forme nou­velle plus solide, plus géné­rale et plus oppressive. »

Le sala­riat, l’exploitation capi­ta­liste, évi­dem­ment pré­sen­tée comme une for­mi­dable liber­té (de se vendre aux pos­sé­dants, anciens maîtres, sei­gneurs, etc., ou de cre­ver) par les­dits pos­sé­dants, par les pro­prié­taires et les gouvernants.

La véri­table abo­li­tion de l’esclavage exi­ge­rait qu’on remette toutes les cartes sur la table, qu’on décide tous ensemble, col­lec­ti­ve­ment, de la manière dont on sou­hai­te­rait vivre. Que toutes les ins­ti­tu­tions exis­tantes soient abro­gées, jusqu’au sys­tème de pri­va­ti­sa­tion, d’accaparement de la terre au pro­fit des êtres humains (et tout par­ti­cu­liè­re­ment d’une mino­ri­té d’êtres humains). Une entre­prise colos­sale, qui doit com­men­cer par ger­mer dans suf­fi­sam­ment d’esprits, puis se concré­ti­ser à des échelles humaines, loca­le­ment, s’incarner dans des col­lec­tifs véri­ta­ble­ment abolitionnistes.

Nico­las Casaux

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