La Guadeloupe s’énerve, elle a toutes les raisons du monde. Nous aussi.
En 1848, dans ses colonies, et pour la seconde fois, la France abolit — supposément, officiellement, formellement — l’esclavage, que le glorieux père fondateur du système scolaire et de nombre des institutions gouvernementales encore existantes — Napoléon Bonaparte (parfois surnommé « le père de l’Europe » ou « le père des nations européennes ») — avait restauré en 1802, après une première tentative d’abolition en 1794.
Cette (seconde et dernière) abolition survient à ce moment-là en raison d’une convergence de facteurs, sociaux et économiques, parmi lesquels « les développements de la philosophie morale sur l’égalité du genre humain », « des conditions économiques qui rendaient le sucre de canne plus cher que le sucre de betterave » et « les révoltes des esclavisés », par exemple à Saint-Domingue (Myriam Cottias, « La seconde abolition de l’esclavage dans les colonies françaises en 1848 », Humanisme n°319, 2018). Elle est donc organisée à la fois parce que les colonialistes n’ont plus vraiment le choix, et parce qu’elle peut s’avérer opportune. Il s’agissait pour eux, en somme, et suivant le célèbre aphorisme de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, de « tout changer pour que rien ne change ».
C’est pourquoi, rappelle l’historienne Nelly Schmidt dans son livre La France a‑t-elle aboli l’esclavage ? (les citations qui suivent, sauf indication, sont toutes tirées de cet ouvrage) :
« Les mots de l’émancipation furent […] ordre, travail, famille, oubli du passé, réconciliation sociale et reconnaissance à l’égard de la République émancipatrice. Les proclamations des gouverneurs, des commissaires généraux de la République, les instructions qu’ils reçurent regorgeaient d’un vocabulaire tout aussi coercitif, autoritaire que paternaliste. »
Dans « la grande transformation sociale qu’allaient vivre les colonies », une chose appelée « liberté » allait devoir « remplacer le fouet » :
« de fait, les décrets annexes à celui de l’émancipation consolidèrent dans leurs moindres détails les cadres très rigides d’une réorganisation de la vie sociale sans esclavage et de consolidation du système colonial ».
Les instructions des commissaires généraux de la République puis des gouverneurs étaient claires :
« travail, ordre public, étroite surveillance des cultures et des récoltes devaient être leurs priorités. Les médiateurs au concours desquels ils avaient fait appel, presse, clergé, enseignants, devaient eux aussi faire l’objet d’un encadrement strict et sans cesse renouvelé. Une nouvelle réglementation du travail ne tarda pas à être mise en œuvre. La construction des premières “fabriques” sucrières à partir de 1844 en Guadeloupe et en Martinique puis les recommandations de la commission d’abolition de l’esclavage de 1848 ouvrirent une phase nouvelle, celle des usines centrales. Le temps des usiniers fut celui du “bon ouvrier” agricole […]. »
Nelly Schmidt résume ainsi « les moyens auxquels les autorités coloniales recoururent de manière immédiate, dès 1848, pour maintenir un contrôle de la population relativement efficace » :
« épuration du personnel administratif et policier, renforcement des forces de l’ordre, interdiction des clubs et autres réunions politiques, répression du vagabondage. Une surveillance étroite des moyens de communication fut organisée par les services de douanes le long des côtes et par des officiers chargés de contrôler l’emploi et la circulation des nouveaux libres sur les routes et chemins. Les directeurs d’organes de presse devaient venir prendre les instructions des gouverneurs lors de réunions hebdomadaires. Les forces de l’ordre représentaient dans chaque colonie environ 2 600 hommes. À cela s’ajoutaient les milices dont les gouverneurs estimèrent qu’elles pouvaient, en cas de mobilisation générale, représenter un appoint de 4 500 à 6 000 hommes susceptibles d’être en armes dans chaque colonie. Les mesures prises en vue de la répression à l’égard de tous ceux qui circuleraient sans être porteurs d’un livret de travail attestant d’un emploi puis d’un passeport intérieur visé par le maire de leur commune étaient en fait considérées comme le moyen de contrôle le plus sûr. Des enquêteurs étaient en outre désignés dans les bourgs pour la surveillance régulière, plusieurs fois par an, des cultures pratiquées par les nouveaux libres. Les superficies de terrain non plantées en canne à sucre devaient par exemple demeurer réduites et limitées à une production familiale sous peine de paiement d’une taxe. Le commissaire général Gatine, en Guadeloupe, avait bien résumé les principes d’action adoptés : “répression immédiate, justice prompte et sommaire, amendement des condamnés par le travail disciplinaire”. »
En Martinique, François-Auguste Perrinon (député abolitionniste français et premier gouverneur métis de la Martinique suite à l’avènement de la seconde république), proclame, le 4 juin 1848, à l’intention des « cultivateurs » (ou « nouveaux libres ») :
« Une ère nouvelle vient de s’ouvrir pour vous, vous êtes devenus citoyens français. […] Ce beau titre vous impose aussi des devoirs : le premier et le plus sain de tous est le travail. »
Vous voilà libres de travailler pour vos anciens maîtres (ou de crever de faim). Quelle chance.
Au même moment, en Guadeloupe, le commissaire général Adolphe Gatine (choisi par le célèbre « abolitionniste » Victor Schœlcher) explique aux « nouveaux libres » :
« La liberté que je vous ai apportée, au nom de la France républicaine, ne serait pour vous qu’un funeste présent, si l’ordre et le travail n’étaient plus assurés que jamais. La misère publique et l’anarchie feraient bientôt le malheur de tous. On maudirait la liberté ! […]
Honneur à ceux qui ont repris le travail ! Reprenez-le tous à la voix de votre commissaire général.
C’est pour vous désormais que vous cultivez la terre. Elle n’appartient pas à tous les hommes ; elle est la propriété de ceux qui l’ont acquise légitimement ; mais, fécondée par vos bras, elle sera pour vous une bonne mère ; vous aurez votre part de ses riches produits.
Cette part, il faut la régler par libre convention entre vous et les propriétaires, mais toujours avec justice et modération ; n’oubliez pas cela.
Les cases appartiennent au propriétaire, comme les jardins, parce qu’elles sont sur son terrain, et, en général, construites à ses frais. Dans le cas même où des matériaux auraient été fournis pour vous ou par des tiers, le propriétaire peut s’opposer à l’enlève ment de ces matériaux, s’il offre d’en payer la valeur ; en sorte que vous ne pouvez jamais, sans son consentement, rester dans les cases ou les détruire.
Mais les propriétaires, si vous travaillez chez eux, au salaire, ou par association, vous laisseront la jouissance des cases et des jardins que vous cultiverez le samedi. »
En Guyane, toujours dans le même temps (en 1848), l’ancien gouverneur Aimé Pariset met la population nouvellement libérée en garde quant au « nouvel ordre social » :
« La République vous a appelés sans transition de l’esclavage à la liberté. […] Prouvez que pour vous, comme pour vos frères d’Europe, vous saurez garder la noble devise de la France : la Liberté, l’Égalité, la Fraternité, dans un travail fructueux et honorable, dans la paix publique, dans les liens de la famille, dans l’obéissance aux lois de la religion et de la patrie. »
En contrepoint, les colonisateurs menaient déjà depuis des années une lutte acharnée, impitoyable, contre les esclaves fauteurs de troubles. Beaucoup furent tués, et beaucoup d’autres déportés pour servir ailleurs, dans d’autres colonies, ou vendus à d’autres empires coloniaux.
Nelly Schmidt explique :
« “Danger”, “péril”, “sédition”, “ruine des colonies” furent également les leitmotive des comptes rendus de procès politiques particulièrement nombreux en Guadeloupe en 1849–1851. Les termes de “substitution” et de “séparatisme” étaient alors synonymes d’agitation politique et de risque de perte de la colonie par la France, donc d’indépendance. “Communisme”, “anarchie”, “partage des terres”, telle était la menace [que diverses factions séditieuses faisaient] peser sur l’ordre colonial. Il fallait faire front contre le “socialisme colonial” et les “rouges”. »
Beaucoup
« furent emprisonnées pour des prétextes tels que port de drapeaux rouges, chansons politiques jugées subversives, “cris séditieux” et organisation de charivaris dans les rues. Plusieurs procès furent organisés, jugés en conseil de guerre. Les comptes rendus d’audience furent publiés sous le titre Causes célèbres des colonies et vendus à très bas prix en tant qu’éléments de propagande politique. Il fallait impressionner la population. Le 13 juillet 1850, Joseph Izery dit Sixième, pêcheur âgé de vingt-sept ans, fut condamné à mort pour avoir mis le feu à sa paillasse dans sa case sur lllet Chantreau, au large de Pointe-à-Pitre. Il fut exécuté le 17 août suivant sur la place de la Victoire, la tête tranchée à la hache sur un échafaud placé à l’extrémité de la place, en présence d’un “grand déploiement de forces” : gendarmes, infanterie et artillerie de marine avaient été mobilisés pour l’occasion. Après l’exécution, le cadavre fut promené dans la ville sur un cabrouet… »
Aussi, après l’abolition (formelle) de l’esclavage de 1848, et en vue de continuer de bénéficier d’une main d’œuvre particulièrement docile et bon marché, les colons et propriétaires importèrent en Guadeloupe et en Martinique (et en Guyane aussi) des milliers d’Africains, plus d’un millier de Chinois et des dizaines de milliers d’Indiens (d’Inde) — entre autres. La concurrence entre ces « immigrants » (qui connurent une mortalité très élevée) et les « nouveaux libres » tiraient vers le bas les salaires de misère que les propriétaires leur proposaient.
Sans surprise, des enquêtes gouvernementales menées en 1872 puis en 1877–1878 « indiquèrent une pauvreté persistante » des « nouveaux libres ».
En 1930, environ,
« le système de production tel qu’il s’était construit sous l’esclavage, favorisant exclusivement les productions d’exportation, bannissant toute production pour la consommation locale, était encore en vigueur ».
Les békés « possédaient les neuf dixièmes des terres ».
Alors, la France a‑t-elle aboli l’esclavage ? Non, évidemment pas. Suivant l’air du temps, elle lui a simplement donné une forme nouvelle, comme le remarque Tolstoï dans L’Esclavage moderne (1900) :
« L’abolition du servage et l’affranchissement des noirs marquèrent seulement la disparition d’une ancienne forme vieillie et inutile de l’esclavage, et l’avènement immédiat d’une forme nouvelle plus solide, plus générale et plus oppressive. »
Le salariat, l’exploitation capitaliste, évidemment présentée comme une formidable liberté (de se vendre aux possédants, anciens maîtres, seigneurs, etc., ou de crever) par lesdits possédants, par les propriétaires et les gouvernants.
La véritable abolition de l’esclavage exigerait qu’on remette toutes les cartes sur la table, qu’on décide tous ensemble, collectivement, de la manière dont on souhaiterait vivre. Que toutes les institutions existantes soient abrogées, jusqu’au système de privatisation, d’accaparement de la terre au profit des êtres humains (et tout particulièrement d’une minorité d’êtres humains). Une entreprise colossale, qui doit commencer par germer dans suffisamment d’esprits, puis se concrétiser à des échelles humaines, localement, s’incarner dans des collectifs véritablement abolitionnistes.
Nicolas Casaux
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