D’après Léo Grasset, « youtubeur scientifique » dont la chaîne (« Dirty Biology ») compte plus d’1,2 million d’abonnés, la technologie renforcerait notre « relation avec la nature ». Dans une vidéo publiée en septembre 2021 — dans laquelle, comme à son habitude, il vante les mérites de la haute technologie — il affirme en effet que « les GPS et la 5G vont renforcer notre relation avec la Nature ». Bon. Quoi d’étonnant à ce qu’un « youtubeur scientifique » fasse preuve d’une idolâtrie somme toute banale de la technologie ? Rien.
Cela dit, comment, d’après lui, « les GPS et la 5G » vont-ils « renforcer notre relation avec la Nature » ? Simple : en nous procurant la possibilité de « suivre et s’attacher émotionnellement » à la nature via le numérique, de regarder des animaux en directs sur un écran d’ordinateur ou de smartphone, des reportages animaliers, bref, de regarder des trucs sur des animaux sur un écran. Voilà la formidable « relation avec la nature » célébrée par le « youtubeur scientifique » — qui nous affirme ainsi que non, contrairement à ce que prétendent quelques khmers verts technophobes réactionnaires, la technologie ne nous éloigne pas de la biosphère, pas du tout ! C’est même au contraire !
Il y a, dans cette idée, une stupidité ou une duperie remarquablement audacieuse, mais surtout une grotesque inversion de réalité. Ce qui, physiquement, littéralement, nous coupe du monde, de la nature — le numérique, la technologie — serait donc ce qui nous y relie. La médiation permanente entre nous et la nature serait relation, lien, connexion (la liberté, c’est l’esclavage, la séparation, c’est le lien). Rudement scientifique.
Léo le « youtubeur scientifique » (aussi « influenceur ») aurait pu s’intéresser aux nombreuses études scientifiques qui soulignent ce fait évident (nul besoin d’études scientifiques pour le saisir) que les êtres humains passent de moins en moins de temps au contact des éléments, de la nature, aussi bien quotidiennement qu’hebdomadairement ou annuellement. Une étude américaine nous apprend par exemple que plus de la moitié des États-uniens passent moins de 5h par semaine dans la nature [on peut, en outre, se demander de quel genre de nature il s’agit, évidemment] :
« L’étude, menée par la société de relations publiques et de marketing DJ Case and Associates, en collaboration avec les agences étatiques et fédérales de protection de la faune et des parcs, souligne ce que de nombreuses personnes savent intuitivement depuis des années : l’utilisation croissante des ordinateurs, des smartphones, des téléviseurs et d’autres technologies, associée à l’exode rural, éloigne de nombreux Américains du monde naturel. “Il est de plus en plus normal de passer peu de temps à l’extérieur”, peut-on lire dans le rapport.
[…] plus de la moitié des adultes déclarent passer cinq heures ou moins dans la nature chaque semaine, et être satisfaits de passer si peu de temps à l’extérieur. Les parents d’enfants âgés de 8 à 12 ans déclarent que leurs enfants passent trois fois plus d’heures devant l’ordinateur ou la télévision chaque semaine qu’à jouer dehors.
Selon l’étude, il est courant que les adultes plus âgés, ayant grandi à une époque où les ordinateurs et Internet n’existaient pas, se lamentent sur le fait que les enfants passent de moins en moins de temps dans la nature. “En particulier, les adultes les plus âgés s’inquiètent du fait que les jeunes générations sont trop dépendantes des médias électroniques, ignorent comment fonctionne le monde naturel et ne connaissent pas le simple plaisir d’être à l’extérieur.” »
Bref, les gens sont de moins en moins en contact, en lien, en relation, avec la nature. Mais non, Léo le youtubeur a décidé qu’il était bien plus scientifique de prétendre qu’étant donné que le numérique nous offre la possibilité d’observer la nature à travers lui, c’est donc qu’il nous en rapproche.
Il aurait également pu s’intéresser aux nombreuses études qui mettent en lumière ce fait évident (nul besoin d’études scientifiques pour le connaitre) que « le savoir naturel des enfants s’effondre », que « les jeunes générations sont de moins en moins informées sur la nature et connaissent de moins en moins de faits élémentaires la concernant ». Par exemple cette étude qui nous apprend que l’enfant américain moyen sait reconnaître 1000 logos d’entreprises mais moins de 10 plantes ou animaux de la région où il vit. Ou ce récent sondage britannique qui nous apprend que « 83 % des enfants âgés de 5 à 16 ans ne savent pas identifier un bourdon », que « 82 % d’entre eux ne savent pas reconnaître une feuille de chêne », et que « près de cinq sur dix ne savent pas reconnaître une campanule ». Ou cette autre étude britannique qui nous rapporte que « 60 % des jeunes préfèrent regarder la télévision ou jouer à l’ordinateur plutôt que de sortir jouer dehors ». Mais, là encore, non. Étudier la situation générale, la réalité, pour parvenir à une conclusion honnête ?! Quelle drôle d’idée ! Mieux vaut prétendre, en confondant le savoir accumulé dans des ordinateurs et le savoir réel des gens, que grâce aux nouvelles technologies, « on » comprend mieux « la vie des animaux ».
Pour sa défense, il pourrait y avoir un fond de vérité dans sa bêtise si le « on » dont il parle ne désignait pas un ensemble indéfini de personne mais un ensemble de ressources numériques et physiques : effectivement, avec le développement technoscientifique, des connaissances sont massivement produites et accumulées sur de nombreux sujets dans l’infrastructure numérique (et dans des livres). Cela ne signifie aucunement que les individus en général en savent davantage qu’avant (ce qui, en outre, constitue une question purement quantitative, et non qualitative) : c’est une prétention/confusion commune des technophiles que de prétendre qu’« on » en sait plus qu’avant pour la raison qu’il y a plus de connaissances disponibles qu’avant (les deux propositions ne sont pas équivalentes). Simplement, des connaissances s’accumulent, y compris sur la nature, qui peuvent être consultées — mais le sont rarement — par les gens en général.
C’est un autre trait commun des technophiles et autres cybernéticiens que de fétichiser la production abstraite d’informations. Plus d’information serait gage d’amélioration de la vie pour les êtres humains (il s’agit de la logique capitaliste de base : plus, c’est mieux ; de « l’idée qu’il n’existe aucune limite désirable à l’accroissement de la connaissance, des biens matériels, du contrôle de l’environnement ; que la productivité quantitative est une fin en soi, et que tous les moyens devraient être utilisés pour perpétuer l’expansion de la civilisation », ainsi que Lewis Mumford le remarque dans son livre Le Mythe de la machine). Dans la réalité, tel n’est évidemment pas le cas. La production de « plus d’information » ne signifie pas la production de plus de bonnes informations, d’informations importantes, intéressantes, utiles et disponibles pour tout un chacun. (Aussi, préalablement à l’internet, beaucoup de connaissances étaient stockées dans de nombreuses bibliothèques en accès libre, y compris dans des bibliothèques en forme de grands-parents, par exemple, que bien peu s’avisaient de consulter. Tas d’hypocrites.)
Lewis Mumford remarque d’ailleurs, toujours dans son livre Le Mythe de la machine :
« À partir du XVIe siècle, le capital accumulé sous forme de connaissances directes de la nature rivalisait facilement avec les investissements croissants de capitaux dans les navires, les mines, les moulins et les usines ; et qui saurait dire lequel rapporta le plus de profits ? »
L’acquisition de connaissances sur le monde naturel par les scientifiques au service de la civilisation a toujours servi à perfectionner la conquête, l’exploitation et la domination de la nature, ainsi que le note Mumford, « le milieu scientifique a, dès l’origine, principalement été encouragé et favorisé en raison des espoirs ou promesses d’applications pratiques qu’il recelait, par exemple dans les domaines de la guerre, de la manufacture, du transport ou encore de la communication. La croyance selon laquelle la science se serait uniquement développée à partir d’une quête de la connaissance n’est au mieux qu’une demi-vérité, et au pire une autocélébration ou une automystification de la part des savants. »
Mumford ajoutait également « peut douter du fait que la connaissance scientifique, malgré l’éducation scolaire, soit aujourd’hui aussi largement diffusée, et de manière suffisamment efficace, que l’était la riche connaissance empirique de l’époque préscientifique dans la métallurgie, la poterie, le brassage de la bière, la teinture, la sélection végétale, l’élevage d’animaux, l’agriculture et la médecine ».
Mais revenons-en à notre imbécile privilégié (« youtubeur scientifique »), qui exhibe fièrement, dans ses vidéos, ses voyages à l’international, ses séjours dans de lointains et exotiques endroits, par exemple dans des atolls de la « Polynésie française ». La technologie, nous dit-il, c’est génial, non seulement parce que cela « nous » permet d’en apprendre plus sur la nature, mais aussi (et en conséquence) parce qu’en équipant des animaux (qui n’avaient pourtant rien demandé) de balises, « on » peut très marginalement résoudre de micro-problèmes écologiques engendrés par le développement technologique — qui (par chance !) garantit une production incessante, renouvelable, de nouveaux problèmes — ce qui, en retour, garantit un développement technologique perpétuel en vue de tenter de les solutionner. & évidemment, en se rendant dans de tels paysages et en choisissant de parler de quelques aspects apparemment positifs de la technologie, il propose au cybernaute moyen un reportage bien plus séduisant, bien plus glorieux pour la technologie que s’il avait étudié la manière dont elle sert à contrôler et fliquer tous les êtres humains, à réprimer les manifestants, militants et autres grévistes, à harceler les pauvres, à donner des cancers aux uns et des diabètes aux autres (qu’elle se propose ensuite, dans sa grande bonté, de soigner), à détraquer les corps en général, à produire des armes toujours plus destructrices et dangereuses, y compris des armes biologiques, à assurer la domination des riches et des puissants sur les sans-dents, les non-propriétaires, les sans pouvoir, à exploiter, détruire ou polluer la nature de manières toujours plus nombreuses et nuisibles.
Une dernière chose : les GPS et la 5G. Si Léo le biologiste-youtubeur chante les louanges de ces instruments, précisément, c’est parce qu’ils se combinent pour donner naissance au projet technoscientifique appelé « internet des animaux » — qu’il trouve évidemment merveilleux — qui consiste à équipe des centaines de milliers, peut-être des millions, d’animaux et d’insectes de balises et autres capteurs en vue de pouvoir monitorer tous leurs faits et gestes en temps réel partout sur Terre. Il était temps que tous les animaux, au même titre que les humains, soient eux aussi surveillés en permanence par « l’œil omniscient » des satellites. Plus de contrôle, pour plus de domination, pour plus de contrôle, etc. Comme l’explique le New York Times : « les gens du monde entier pourront un jour se connecter avec une application pour smartphone à ce que l’on appelle l’internet des animaux afin de suivre leur oiseau, tortue ou poisson préféré pendant sa migration, un voyage surveillé par la station spatiale pratiquement en temps réel. » Formidable. « Plus ta vie aliénée grandit, plus tu accumules ton être aliéné. Tout ce que l’économie t’enlève de vie et d’humanité, elle te le remplace en images et en représentations ; tout ce que tu ne peux pas faire, tu peux en être le spectateur. » (Baudouin de Bodinat)
Un projet aussi éthiquement, socialement, humainement et écologiquement irréprochable ne pourra — bon sang, mais c’est bien sûr — qu’améliorer le sort des animaux, de la planète et des êtres humains.
En bref :
1. Non, la technologie (le développement technologique) ne nous rapproche pas de la nature, ne nous amène pas à en savoir davantage sur la nature, c’est (manifestement) le contraire.
2. Oui, dans le fatras colossal d’informations qu’il entasse frénétiquement, le système technologique en produit aussi qui sont intéressantes, utiles, que l’on pourrait juger bonnes selon différents critères. Seulement :
a. ces informations n’ont rien d’essentielles pour mener une bonne vie, constituer des sociétés démocratiques, épanouissantes. Les êtres humains savaient comment mener des vies heureuses avant l’invention d’internet (depuis, c’est plus difficile à dire).
b. les coûts sociaux et écologiques de cette production d’une quantité minime (au regard du reste) de connaissances intéressantes mais non-essentielles par le système technologique sont tels (destruction inexorable du monde, incarcération des populations humaines dans un Meilleur des mondes toujours plus dystopique, inégalitaire, inique) qu’il devrait nous apparaître évident que l’on devrait s’en passer (du système technologique dans son ensemble et donc des connaissances qu’il produit ou aurait pu produire).
3. La technologie ne sauve pas la planète, les animaux, les plantes, etc. Ni ne les sauvera à l’avenir. Elle les détruit, et continuera de les détruire. Comme elle continuera de détruire les relations humaines, d’embrigader les êtres humains dans un techno-monde toujours plus autoritaire, oppressant, mutilant.
4. Quel énorme couillon.
Nicolas Casaux
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