Attention : Gaza, laboratoire à plusieurs niveaux, pourrait servir de modèle

Attention : Gaza, laboratoire à plusieurs niveaux, pourrait servir de modèle

par Ivar Ekeland & Sara Roy.

La nouvelle politique d’exclusion : Gaza en prologue.

Une nouvelle sorte de politique est en train d’émerger dans les démocraties occidentales, peut-être le mieux caractérisée par la fragmentation. Le débat politique est de plus en plus numérique, visuel et incohérent – sans structure ni limites – et par conséquent transitoire et éphémère.

L’historien Martin Conway fait valoir que le contrat politique de longue date entre le citoyen – qui a voté, obéi aux lois, payé ses impôts, etc – et l’État – qui a fourni en échange une série de biens et services sociaux – est en recul et, avec lui, ce que cela signifie d’être représenté politiquement, ce que cela signifie d’être un citoyen.

Parce que l’État fournit moins, le citoyen sent ses obligations diminuer envers lui. La crise de légitimité qui en résulte a donné naissance à une sorte de processus de décision individualisé chez les citoyens qui veulent « le contrôle sur leur environnement local et sur la société de leur pays, mais aussi le contrôle sur la décision de ce qu’ils veulent pour eux-mêmes, plutôt que ce que d’autres – un gouvernement par exemple – pourraient juger bon pour eux »

Cela soulève une question intéressante : comment contrôlez-vous une population qui ne veut pas être contrôlée ? Qu’advient-il de la politique quand les normes démocratiques et les aspirations idéologiques disparaissent ? La réponse est que, si les règles et les normes reculent, les exceptions deviennent les nouvelles règles et déterminent les nouvelles normes. Gaza est un laboratoire où elles sont testées.

Depuis Aristote, on avait conçu la politique comme une conversation entre des personnes qui arrivent à partager un territoire commun et qui tentent de déterminer la meilleure façon de vivre ensemble. Aujourd’hui ce socle commun s’érode ; le fait que des gens partagent un territoire n’est plus considéré comme une base suffisamment solide pour partager l’avenir. Cette observation a été puissamment faite par Hannah Arendt.

Dans « Les Perplexités des Droits de l’Homme », elle fait valoir que la privation fondamentale des droits de l’homme s’exprime d’abord, et de la manière la plus puissante, dans « la privation d’un endroit dans le monde qui rende les opinions significatives et les actions efficaces. Quelque chose de bien plus fondamental que la liberté et la justice, que sont des droits des citoyens, est en jeu quand appartenir à la communauté dans laquelle on est né n’est plus une évidence et ne plus y appartenir n’est plus une affaire de choix… Cette extrémité et rien d’autre », écrit-elle, « est la situation des gens privés des droits de l’homme. Ils sont privés, non pas du droit à la liberté, mais du droit à agir ; non pas du droit de penser ce qu’ils veulent, mais du droit à une opinion ».

Dans cette situation, dit H. Arendt, les gens sont « obligés de vivre hors du monde commun… sans profession, sans citoyenneté, sans opinion, sans un document officiel par lequel s’identifier et se définir ». Elle a été éperonnée par la détresse des réfugiés européens de la 2ème Guerre mondiale, mais maintenant, il y a Gaza.

Élaborer une stratégie d’exception : Gaza

Pourquoi Gaza ? Une zone qui ne fait que 360km², largement dépourvue de ressources telles que la terre, l’eau et l’électricité, dont l’économie est ruinée et dysfonctionnelle (sans base industrielle à proprement parler) et avec plus de deux millions d’habitants – dont plus de la moitié sont des enfants et la plupart des réfugiés – avec des taux élevés de chômage et de pauvreté, massivement dépendants de l’aide humanitaire, presque entièrement emprisonnés par une clôture militarisée et soumis à une surveillance aérienne permanente.

Cependant, la petite taille de Gaza, sa misère et sa constante vulnérabilité contredisent sa signification profonde, qui a toujours été incomprise et négligée – excepté par Israël. Pourquoi Israël a-t-il choisi de faire de Gaza une exception et comment y est-il arrivé ?

Depuis le début de l’occupation, Israël n’a pas su quoi faire de Gaza. Historiquement, centre du nationalisme palestinien et de sa résistance à l’occupation, Gaza, malgré des périodes de calme, a gardé son esprit provocant et a refusé la domination israélienne.

Pour Israël, le tournant dans sa façon de traiter Gaza est né pendant la 1ère Intifada, qui a changé la façon dont Israël voyait les Palestiniens (et la façon dont les Palestiniens se voyaient eux-mêmes). C’est alors, particulièrement dans les premières années du soulèvement, que certaines dynamiques inédites ont émergé.

Tout d’abord, les Palestiniens ont démontré qu’ils pouvaient s’organiser et agir de manière collective, maintenant la discipline et la cohésion au niveau local et au-delà. Ils ont exprimé des exigences claires, insistant sur une solution politique qui impliquerait un compromis d’un genre qu’Israël avait toujours refusé.

Par ailleurs, les Palestiniens ont réussi avec succès à déplacer le point de référence politique du débat historique sur Israël à un État à eux coexistant avec Israël. Et pour une période, même brève, les Palestiniens ont agi en tant que groupe national, obligeant Israël à s’engager diplomatiquement et sur des termes qui n’étaient pas que les siens. Les Palestiniens ont montré qu’ils pouvaient formuler leur propre histoire, une histoire dont l’État d’Israël n’était pas affranchi.

C’est ainsi que l’Intifada a confronté Israël à une nouvelle réalité où les Palestiniens recherchaient un engagement sur des termes d’une plus grande égalité et par des moyens qui contredisaient les conceptions et les impératifs politiques très anciens d’Israël. Cependant, cet engagement n’a pas eu lieu. Au contraire, Israël a réalisé qu’il ne devait jamais s’adapter aux Palestiniens ou à leurs exigences nationalistes, mais qu’il devait rejeter les deux en rétrécissant leur vision et en diminuant leur capacité – en attaquant ce qui rend les Palestiniens présents et irréductibles.

Un haut responsable de l’organisation israélienne de défense des droits de l’homme, GISHA, a distillé la démarche d’Israël envers Gaza : « Dans le reste du monde, nous essayons de faire accéder les gens au standard humanitaire. Gaza est le seul endroit où nous essayons de les en faire descendre – les maintenir à des indicateurs les plus bas possible ».

Ainsi, l’aide humanitaire sert non seulement à faire face aux besoins en rapide expansion d’une population de plus en plus appauvrie (avant tout à cause du blocus militaire intensifié d’Israël sur Gaza, maintenant dans sa 15ème année), mais elle sert aussi à faire durer le conflit et la souffrance.

Israël crée et maintient un problème humanitaire pour y inclure un problème politique. Au mieux, la justice politique est remplacée par la compassion, comme l’a écrit Eyal Weizma, au pire, par la ruine. Ainsi, l’humanitarisme lui-même devient une forme de violence contre le peuple qu’il est censé aider.

Dans sa plus récente agression sur Gaza en mai 2021, Israël a complètement ou partiellement détruit – comme dans chaque agression précédente – certaines des infrastructures de Gaza, dont des maisons, des écoles, des établissements de santé, des entreprises, des usines, des routes et des bureaux du gouvernement. A également été détruit l’un des plus grands entrepôts de pesticides et d’engrais de Gaza – précisément 259 tonnes de pesticides et 1758 tonnes d’engrais (qui s’ajoutent aux 9312 tonnes de semences).

Cependant, l’objectif de cette destruction ciblée dépasse largement tout autre secteur – notoirement, l’agriculture. La libération délibérée de produits chimiques cancérigènes de cette façon dans l’environnement (qui s’ajoutent aux toxines introduites par les bombes et autres munitions lâchées sur Gaza) garantit leur infiltration dans le sol et la nappe phréatique et, par extension, dans une production alimentaire qui est non seulement réduite mais de plus en plus toxique. Ceci explique non seulement la létalité mais, avec le temps, les malformations et, peut-être, l’infertilité.

Gaza a été retirée de la sphère de la politique. L’aide est le seul choix qui reste. Gaza est une expérience où la politique sert à exclure et la technologie à contrôler. Dans ces espaces obscènes, de nouvelles armes et de nouveaux moyens de surveillance sont continuellement testés, au grand bénéfice de l’industrie israélienne. Mais les drones utilisés pour la surveillance et le meurtre ou le logiciel espion indétectable – dont le dernier exemple est Pegasus – sont loin d’être les exportations les plus terrifiantes d’Israël : ils sont bien pâles à côté du système de décision automatisé qu’ils contiennent.

Des décisions autrefois prises par des humains sont maintenant remises à des algorithmes, et des dilemmes moraux angoissants ont été transformés en grossières formules mathématiques. Combien faudrait-il tuer de membres d’un groupe pour rendre ce groupe inefficace ? La réponse est 25%. Combien de passants est-il acceptable de tuer quand on cible un individu « de grande valeur » ? Pendant la guerre d’Irak, le seuil était 29% et tout chiffre inférieur à 29% était acceptable ; à 30% ou plus, il fallait l’accord de D. Rumsfeld ou de G.W. Bush.

Ainsi, les dilemmes moraux sont convertis en grotesques systèmes comptables, définis comme « humanitaires ». Fondamentalement, cette nouvelle éthique s’adresse à une normalité qui est immorale et inhumaine, qui vise à invalider et à supprimer tout lieu de rencontre avec l’autre, où l’on ne peut susciter de la sympathie ni forger des liens – où tragédie et poésie n’existent pas.

La politique et l’éthique sont donc réduites à l’économie: tout a un prix, y compris les actes de résistance. Si le prix est assez haut, les gens – en l’occurrence les Palestiniens – trouveront irrationnel de se livrer à de tels actes. S’ils persistent, le prix était trop bas et il faut l’augmenter jusqu’à ce que le juste niveau de peur et de souffrance soit atteint. La morale devient un problème d’optimisation : il faut garder les Gazaouis dans le calme à un coût minimum en vies et en destructions. Trouver le juste équilibre entre en tuer trop (ce qui provoquera l’indignation morale de certains) et pas assez (ce qui n’inspirerait pas le bon degré de terreur) présente d’intéressant problèmes de mathématiques, très semblables à ceux soulevés dans la théorie économique.

Gaza, bien sûr, est un cas extrême, mais des situations similaires se développent à travers le monde, d’autres endroits d’absence d’attention et de forme. Aux États-Unis, par exemple, rendre à l’Amérique sa grandeur continue de marcher la main dans la main avec le fait de renvoyer les gens venus de « pays de merde » là où ils resteront invisibles.

De la même façon, des millions de gens sont retenus dans des camps de réfugiés en Turquie, en Libye, ou en Europe même, avec très peu de perspective pour vivre ou gagner sa vie. Des familles sont maintenues des années dans des camps, coincées entre l’espoir d’un improbable asile en Europe et la peur d’être renvoyées. Ils sont de plus en plus perçus comme une nuisance qu’il faut enfermer et isoler plutôt que les accueillir et les intégrer. Ils sont les versions européennes de Gaza – sans les bombardements.

Le gouvernement français, qui a longtemps insisté sur l’intégration des réfugiés et leur transformation en citoyens français, est maintenant engagé dans une campagne contre sa population musulmane, pointée du doigt pour « séparatisme » tandis que le Parlement a voté des lois « pour combattre l’islamisme radical ».

Les problèmes sociaux, qui découlent de la pauvreté et de la discrimination, sont ainsi décrits en termes d’appartenance à une religion ou à une nation et traités comme du terrorisme. Et malheur aux sociologues, aux économistes ou aux historiens qui tentent de recadrer le problème selon leur propre expertise : la ministre française de l’Éducation supérieure a demandé une enquête sur les « islamo-gauchistes » dans l’université, en accord avec l’ancien premier ministre M. Valls, connu pour avoir déclaré que « chercher à comprendre, c’est déjà chercher à excuser ».

Pour un nombre croissant d’êtres humains, la nouvelle politique consiste simplement à faire disparaître l’autre de la vue. Dans cette politique, les exclus peuvent ne pas être tués mais n’ont droit à rien – pas de terre, pas de revenus, pas de protection, et certainement ni lieu ni foyer – excepté un peu de nourriture et d’eau, ce que G. Agamben appelle « la vie nue ».

Et pour chaque être humain mis à part et nié, il y en a un autre pour qui cette séparation et ce déni sont essentiels. Les politiques d’exclusion et d’identité sont les deux faces d’une même pièce. Vous êtes un juif israélien si vous n’êtes pas un Palestinien ; vous êtes un républicain français si vous n’êtes pas un musulman pratiquant. Vous êtes un Américain si vous n’êtes pas un immigrant guatémaltèque à la recherche de la citoyenneté américaine.

Des mini-Gazas se développent à travers le monde. De Gaza à Lesbos, de Lesbos à l’Afghanistan et au-delà, des sites d’exception poussent où les gens sont exclus du discours politique légitime, non reconnus mais gardés en vie, ne réclamant ni communauté ni nationalité – déclarés inadaptés, sans passé et invisibles dans l’histoire, et consignés à l’abstraction. Ils existent confinés et hors du monde, sans attache, ni projet, ni fonction, là où le but principal de la politique est de contrôler les populations indésirables, sans autre perspective qu’un contrôle accru.

C’est une politique définie pour trouver des solutions ou même imaginer ce à quoi elles pourraient ressembler – une approche considérée comme supportable, permettant à l’injustice de s’installer. Il n’est alors pas surprenant que le monde développé ne pense plus en termes de destin mutuel, ce qui ne présage rien de bon pour les défis mondiaux qu’affronte l’humanité tels que le changement climatique et les pandémies encore à venir.

Une action collective sera nécessaire pour prévenir les pires issues qui nous attendent, mais dans un monde où la politique mondiale est de plus en plus définie par un nationalisme d’exclusion et l’absence de vision et de compassion, une action de ce genre semble de plus en plus improbable.

Un jour, les Gazaouis nous vaincront.

source : http://mcpalestine.canalblog.com

envoyé par D. Vanhove
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À propos de l'auteur Réseau International

Site de réflexion et de ré-information.Aujourd’hui nous assistons, à travers le monde, à une émancipation des masses vis à vis de l’information produite par les médias dits “mainstream”, et surtout vis à vis de la communication officielle, l’une et l’autre se confondant le plus souvent. Bien sûr, c’est Internet qui a permis cette émancipation. Mais pas seulement. S’il n’y avait pas eu un certain 11 Septembre, s’il n’y avait pas eu toutes ces guerres qui ont découlé de cet évènement, les choses auraient pu être bien différentes. Quelques jours après le 11 Septembre 2001, Marc-Edouard Nabe avait écrit un livre intitulé : “Une lueur d’espoir”. J’avais aimé ce titre. Il s’agissait bien d’une lueur, comme l’aube d’un jour nouveau. La lumière, progressivement, inexorablement se répandait sur la terre. Peu à peu, l’humanité sort des ténèbres. Nous n’en sommes encore qu’au début, mais cette dynamique semble irréversible. Le monde ne remerciera jamais assez Monsieur Thierry Meyssan pour avoir été à l’origine de la prise de conscience mondiale de la manipulation de l’information sur cet évènement que fut le 11 Septembre. Bien sûr, si ce n’était lui, quelqu’un d’autre l’aurait fait tôt ou tard. Mais l’Histoire est ainsi faite : la rencontre d’un homme et d’un évènement.Cette aube qui point, c’est la naissance de la vérité, en lutte contre le mensonge. Lumière contre ténèbres. J’ai espoir que la vérité triomphera car il n’existe d’ombre que par absence de lumière. L’échange d’informations à travers les blogs et forums permettra d’y parvenir. C’est la raison d’être de ce blog. Je souhaitais apporter ma modeste contribution à cette grande aventure, à travers mes réflexions, mon vécu et les divers échanges personnels que j’ai eu ici ou là. Il se veut sans prétentions, et n’a comme orientation que la recherche de la vérité, si elle existe.Chercher la vérité c’est, bien sûr, lutter contre le mensonge où qu’il se niche, mais c’est surtout une recherche éperdue de Justice.

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