Dans un rapport daté du 3 juin 2021 (« Sur les crises sanitaires et outils numériques : répondre avec efficacité pour retrouver nos libertés ») trois sénateurs expliquent à leurs pairs en quoi l’identification et le traçage numériques généralisés représentent notre unique chance de salut face à l’épidémie de COVID-19 — et à plus forte raison face aux catastrophes futures qu’on nous promet. Pour leur manière de présenter les faits, et la morgue avec laquelle les auteurs déploient leurs analyses et prospectives, ce rapport mérite d’être partagé, et l’idéologie qu’il véhicule doit être mise à nu.
Le bon dos de la santé
« La santé c’est incontestable. Lorsque vous avez des oppositions à certaines technologies et que vous faites témoigner […] des associations de malades, tout le monde adhère. » Ainsi parla Geneviève Fioraso le 27 juin 2012 sur le plateau de France Inter[1]. Saluons son honnêteté, qui nous livre en peu de mots l’un des meilleurs filons de l’avant-garde industrielle en matière de stratégie marketing : se donner en spectacle en se parant des meilleures intentions. Et pour ce genre de tuyaux, on peut sans doute faire confiance à Geneviève : sa carrière, slalom élégant entre politique et industrie des technologies dites « convergentes » (ou « NBIC » : Nano- et Biotechnologies, sciences de l’Information et sciences Cognitives), fait d’elle un parfait modèle pour toute la technocratie hexagonale. La santé donc : les nanotechnologies pour la santé, le codage génétique pour la santé, les implants cérébraux couplés à leurs prothèses robotiques, pour la santé… et la gestion algorithmique des vies humaines ? Pour la santé bien sûr ! Et tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Cependant, depuis l’apparition du coronavirus — après un an et demi d’orchestration politico-médiatique de la peur généralisée –, la conjoncture a changé. La santé est passée au-delà de l’incontestable : la voilà sacralisée. Mise sur son piédestal médiatique, elle devient l’objet de toutes les discussions… et pourtant ses conditions mêmes deviennent de plus en plus inaccessibles ; ce que nous tendons de plus en plus à défendre en son nom n’en est qu’une acceptation techniciste, hygiéniste : la vie hermétique sous perfusion numérique. Or, si cela est devenu particulièrement manifeste au cours de ces séquences redondantes que furent les confinements, respect des « périmètres de déplacements » et autres couvre-feux, on nous propose déjà de ne plus considérer cette fastidieuse période que comme un mauvais souvenir. Car c’est une nouvelle liberté qu’on nous promet aujourd’hui — conditionnelle toutefois, puisque pour y goûter il faut, nous dit-on, exhiber à tout va la preuve de notre acceptabilité sociale, validée par l’institution « sanitaire » compétente. C’est dans ce contexte qu’est publié le rapport du Sénat, auquel nous allons maintenant nous intéresser.
Gérer la catastrophe, encore et toujours
« On le voit : les perspectives ouvertes par le recours aux technologies numériques sont immenses, et la crise du COVID-19 n’a donné qu’un avant-goût des multiples cas d’usages possibles, à court, moyen ou long terme. Alors que la pandémie de COVID-19 n’est pas terminée, et qu’il est probable que celle-ci ne soit ni la dernière, ni la plus forte, il serait irresponsable de ne pas se saisir de telles possibilités[2]. »
Cet extrait est une bonne introduction au rapport du 3 juin — il en expose l’essence : un plaidoyer pour le contrôle technologique de pointe sous fond d’un catastrophisme assumé sereinement, le tout mâtiné de rhétorique stigmatisante (désigner l’irresponsabilité, et en creux ses prétendus partisans). Si ce rapport s’illustre par ses nombreuses punchlines, ses « répliques coup-de-poing » dignes de Hollywood (le pathos en moins, car c’est une froide rationalité de mécanisme qui s’exprime là), il est surtout intéressant en ce qu’il expose sans fard les suites du projet technocratique que l’ordre dominant entend imposer, avec le consentement du populo si possible.
Le texte débute par un bilan comparatif de différentes gestions nationales de la « crise sanitaire » ; c’est sans surprise du côté asiatique que les rapporteurs du Sénat élisent leurs champions. Il s’attarde ensuite volontiers sur certains dispositifs développés par les « géants du numérique », ou encore par l’initiative citoyenne — numérique, cela va de soi. Voilà ce qui nous est raconté en substance : nous avons maintenant tout le recul pour effectuer un bilan objectif de l’année et demie passée ; il est indéniable que les pays qui se sont le mieux tirés de la situation sont ceux qui ont procédé à une gestion numérique des plus intrusives — le numérique, apprend-on est « un puissant antivirus » ; nous, les Français, avons comme d’habitude été des gros bêtas en innovation, car notre pays est peuplé de vils conservateurs hyper-sensibles (« Une sensibilité coûteuse et mal placée », p. 100) pétris de tabous archaïques[3] ; or, « si une “dictature” sauve des vies pendant qu’une “démocratie” pleure ses morts, la bonne attitude n’est pas de se réfugier dans des positions de principe, mais de s’interroger sur les moyens concrets, à la fois techniques et juridiques, de concilier efficacité et respect de nos valeurs. » (p. 102) ; aussi proposons-nous, au Sénat, de développer une « boîte à outils » — le Crisis Data Hub — permettant de recueillir et de croiser des données sur tout un chacun, de la façon la plus intrusive si besoin (« Le présent rapport propose donc non pas de collecter une multitude de données sensibles à l’utilité hypothétique, mais tout simplement de nous mettre en capacité de le faire, pour ainsi dire en appuyant sur un bouton, si jamais les circonstances devaient l’exiger », p. 129). En appuyant sur un bouton : tout simplement.
Guerre des puissances et course à la Puissance
Si l’on avait du temps à perdre, on pourrait s’attarder sur de nombreux extraits qui dénotent d’une morgue en soi alarmante, car de plus en plus manifeste chez les porte-parole de l’ordre capitalo-industriel. Ils le claironnent de plus en plus haut, de plus en plus fort : il n’y a pas d’alternative à la fuite en avant technologique. Et à lire ce rapport on finit par se demander combien pèse l’ultimatum sanitaire (« sauver des vies ») face à cet impératif technicien. Si les sénateurs prennent un ton volontiers moralisateur quand ils parlent de santé, l’enjeu technologique semble au-delà de la morale : on serait à peine étonnés que pour l’expliquer ils invoquent destin. « Il n’est ni souhaitable, ni même possible [d’entraver le « progrès technique »] — et ce n’est certainement pas en laissant les régimes les moins démocratiques prendre une avance décisive en ce domaine, ou en abandonnant aux GAFA le soin de lutter contre les épidémies […] que nous pourrons défendre nos valeurs » (p. 101). En d’autres termes : la technologisation du monde est impérative car la croissance économique qui la sous-tend est une course à la puissance, une compétition (pour ne pas dire une guerre) dans laquelle sont engagées d’autres puissances.
Vis-à-vis des GAFAM, on remarque d’ailleurs une certaine ambiguïté de la part des sénateurs ; ce mélange d’admiration, de jalousie et de crainte, qui n’est pas sans rappeler la disposition émotionnelle du serviteur à l’égard de son maître. L’entreprise France admire ces « géants » pour leur réactivité et l’ingéniosité avec laquelle ils ont exploité leur capital-données — leurs prouesses en temps de COVID étant par ailleurs jugées « très en deçà des possibilités réelles et à venir » (p. 50). L’entreprise France les jalouse, aussi, car aux yeux du populo ils suscitent malgré leur pouvoir beaucoup moins de méfiance qu’elle. Enfin les sénateurs semblent avoir peur de ces géants quand dans leur cosmogonie ils les dépeignent comme de redoutables adversaires, au même titre que certains autres États. Et pourtant il ne semble pas envisageable pour le Sénat de cesser de collaborer avec ces rivaux, puisque « une approche partenariale est […] possible, et même prometteuse compte tenu de la réactivité de ces entreprises, de leur sens de l’innovation et de leurs moyens considérables » (p. 135)
Cette ambiguïté est-elle signe de faiblesse ? L’État national se sentirait-il décliner face au système, dont l’auto-gouvernance algorithmique tend à s’autonomiser progressivement du pouvoir proprement politique, englué quant à lui dans ses lenteurs humaines et administratives ? États d’ici ou d’ailleurs, GAFAM, transhumanistes, alternuméristes, « intelligence » artificielle… qui sortira la tête haute de cette guerre pour l’appropriation du monde-machine ? Nous qui croyons encore à l’Histoire, les prédictions ne font pas partie de nos compétences. Ce qui nous semble évident, en revanche, est ceci : tous ces rivaux, et d’autres encore, cherchent avec zèle à faire partie intégrante de l’équation. Les prospectives présentées par le Sénat s’inscrivent dans ce mouvement, tout comme la mutation économique permise par la séquence COVID[4], ou encore l’instauration des pass et passeports numériques, qu’en bons perroquets on appelle « sanitaires ».
Si, du point de vue du développement technologique, la santé avait déjà bon dos, elle en est devenue avec la crise du COVID le premier prétexte, dans un extraordinaire déploiement de propagande. L’objet de cet article n’étant pas de discuter d’une approche de la santé qui tende à nous autonomiser de la fuite en avant technologique, nous nous contenterons d’évoquer ce que le concept de « santé » a de creux quand il est brandi par la propagande technologiste. Le développement technologique, dont le principe moteur est un désir d’émancipation du naturel[5], produit son lot de nuisances, auxquelles il répond par une surenchère de technologie, à laquelle le naturel répond à son tour ; et ainsi de suite… telle est sa dialectique. Le retour du naturel refoulé peut prendre diverses formes ; les virus en font partie, parmi d’autres catastrophes d’ordres divers. Le développement croissant et totalisant de la grande machinerie tend à devenir totalitaire, puisqu’il est toujours plus difficile d’envisager la vie humaine en dehors de ce monde clos qui s’impose à nous. Et dans ce monde la « santé » est une condition où le corps et l’esprit humains baignent dans l’insécurité permanente : radioactivité, pesticides et autres agents chimiques, nano-particules, ondes électromagnétiques à tout-va… brouhaha, omniprésence d’images et de lumières, excès d’information, sursocialisation numérique sous fond d’isolement etc. Ce monde devient de plus en plus détestable, et le nombre de ses détracteurs est (peut-être) amené à croître ; le Sénat, quant à lui, assume crûment la funeste dialectique : « Plus la menace sera grande, plus les sociétés seront prêtes à accepter des technologies intrusives, et des restrictions plus fortes à leurs libertés individuelles — et c’est logique » (p. 59).
Une conjoncture socio-politique pour le moins délicate
Mais loin de ces enjeux qui peuvent sembler gigantesques, écrasants, il en est un autre, plus proche, qui lui aussi est miné par la rhétorique sanitaire. Car à l’heure où ces lignes sont écrites, un nouveau front semble se dessiner, où la distillation médiatique de la peur évoquée plus haut pourrait bien finir par porter ses fruits ; sous fond de polémiques cimentées par les haut-parleurs de la domination, un conformisme émerge qu’on n’osait soupçonner. En témoignent ces clients assis en terrasse, qui assurément n’ont « rien à se reprocher » : ils s’indignent que la personne qui les sert ne contrôle pas leur pass. En témoigne cet employé des transports scolaires, qui explique recevoir des appels de parents d’élèves inquiets pour la rentrée : se pourrait-il que leur enfant soit placé à côté d’un enfant non-vacciné dans le bus ? Ou encore ce bibliothécaire qui s’interpose à l’entrée de son lieu de travail, auquel des opposants au pass numérique tentent d’accéder dans leur manifestation ; il se justifie : « Je fais mon travail et c’est tout ».
Dans cette guerre contre le virus, les déserteurs sont maintenant identifiés, littéralement. Et l’anti-complotisme étatico-médiatique déployé massivement depuis plus d’un an repose lui-même sur l’un des grands ressorts du complotisme : la désignation d’un ennemi — en l’occurrence le coronavirus[6]. Les opposants à la soi-disant guerre qu’on lui mène ne sont pas en reste, puisqu’eux aussi sont sans cesse stigmatisés, et à grands coups d’amalgame. Combien de temps l’opinion publique devra-t-elle encore être manipulée de la sorte pour assimiler ces déserteurs à des ennemis du « bien commun » ? La lutte contre les progrès fulgurants du monde-machine se doit de désamorcer cette dangereuse rhétorique et de prendre à rebours la lourde et clivante propagande qui la manie.
Lieu commun du progressisme technologiste : le mythe de la neutralité
Si le rapport du Sénat nous présente un bon condensé d’idéologie dominante, il a notamment le mérite de nous en servir l’un des mythes fondateurs, dans une forme des plus épurée. « En lui-même, le progrès technique est neutre, porteur du pire comme du meilleur. Il n’est ni souhaitable, ni même possible de l’entraver » (p.101). Habituellement, une deuxième assertion accompagne ce premier énoncé, selon laquelle il y aurait les « bons » et les « mauvais » usages des techniques, et il incomberait aux sociétés humaines de promouvoir les premiers et de condamner les seconds. Mais descendons du ciel des Idées et prenons un cas concret.
L’innovation technique nommée « couteau » permit aussi bien de découper des pommes que de poignarder des voisins, et ces deux usages — parmi d’autres — cohabitent depuis lors. Chaque technique n’est pas « neutre » en soi mais ambivalente (Jacques Ellul). Bien plus, chaque technique participe d’un rapport au monde qui se manifeste dans l’ensemble des réalités inextricables de la propension humaine à la technique : réalités anthropologiques, psychologiques, sociales, politiques, spirituelles… mais aussi écologiques. Or — pour se rapprocher du cas qui nous intéresse ici — le monde qui permet la médiatisation de toute relation sociale par des prothèses numériques, et qui est produit par cette technologisation en retour ; ce monde-là dans son ensemble n’a rien de « neutre », il est au contraire éminemment orienté en ce qu’il implique de pillages, d’usurpations, de violences armées, de dominations politiques, de contraintes en tous genres, de dépossessions, d’aliénation psychique, de cloisonnements dans la société, de renoncements à l’autonomie humaines, etc. C’est bien face à ces réalités occultées qu’on se borne à pérorer sur les « bons » et les « mauvais » usages des technologies numériques.
Lucas Magnat
- Dans l’émission La Tête au Carré (citée dans Olivier Rey, L’Idolâtrie de la vie, Tracts Gallimard, juin 2020, p. 24). ↑
- Sénat, session ordinaire de 2020–2021, Rapport d’information « Sur les crises sanitaires et outils numériques : répondre avec efficacité pour retrouver nos libertés », 3 juin 2021, p. 51. Par souci de simplicité, les pages des prochains extraits cités seront indiquées dans le corps de l’article. ↑
- Ironie de l’histoire, les positions de la CNIL (Commission Nationale Informatique et Libertés) au cours de la séquence COVID sont décriées tout au long du rapport. Cette même commission qui depuis 1978 s’emploie à « justifier et […] faciliter l’exploitation numérique de nos vies » (voir Groupe Oblomoff, Un Futur sans Avenir, éditions L’Échappée, 2009.) ↑
- On lira à ce propos l’éclairante enquête de Pièces et Main d’Œuvre, « Mutation : ce que signifie ‘‘accélérer’’ » disponible sur piecesetmaindoeuvre.com ↑
- Le naturel, au sens étymologique, désigne ce qui naît — ce qui vient monde —, à l’opposé de ce qu’on y fabrique selon un plan préconçu. ↑
- À côté d’un certain nombre de commentaires de l’actualité motivés par une lecture superficielle du roman de George Orwell Mille Neuf Cent Quatre-Vingt-Quatre, on aura pu en apprécier d’autres, criants d’acuité. Parmi eux le texte salutaire de Pierre Bourlier, L’illusion au pouvoir, qui règle son compte à la polémique complotisme-anticomplotisme montée en épingle par le Ministère de la Vérité. Disponible dans la revue L’Inventaire n°11, éditions La Lenteur, automne 2021. ↑
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