Le « Grand Reset » en miniature : la « défaite par les données » en Afghanistan

Le « Grand Reset » en miniature : la « défaite par les données » en Afghanistan

Il y a peu de mystère sur la raison pour laquelle les talibans ont pris Kaboul si rapidement.


Par Alastair Crooke – Le 30 août 2021 – Source Strategic Culture

La construction de la nation afghane a commencé en 2001. Les interventions occidentales dans l’ancien bloc de l’Est dans les années 1980 et au début des années 1990 avaient été spectaculairement efficaces pour détruire l’ancien ordre social et institutionnel, mais tout aussi remarquables dans leur incapacité à remplacer les sociétés implosées par de nouvelles institutions. La menace des « États défaillants » est devenue le nouveau mantra, et l’Afghanistan – dans le sillage de la destruction causée par le 11 septembre 2001 – a donc nécessité une intervention extérieure. Les États faibles et défaillants étaient le terreau du terrorisme et de sa menace pour l’« ordre mondial », disait-on. C’est en Afghanistan qu’une nouvelle vision libérale du monde devait être mise en place.

À un autre niveau, la guerre en Afghanistan est devenue  un creuset d’un autre type. En termes très concrets, l’Afghanistan s’est transformé en un terrain expérimental pour chaque innovation en matière de gestion de projet technocratique – chaque innovation étant annoncée comme précurseur de notre avenir au sens large. Les fonds ont afflué : des bâtiments ont été construits, et une armée de technocrates mondialisés est arrivée pour superviser le processus. Le big data, l’IA et l’utilisation d’ensembles toujours plus vastes de mesures techniques et statistiques devaient renverser les vieilles idées « indigestes ». La sociologie militaire, sous la forme d’équipes en charge du terrain humain et d’autres créations innovantes, a été libérée pour mettre de l’ordre dans le chaos. Ici, toute la force du monde des ONG, les esprits les plus brillants de ce gouvernement international en devenir, ont reçu un terrain de jeu avec des ressources presque infinies à leur disposition.

Ce devait être une vitrine du managérialisme technique. On supposait qu’une manière technique et scientifique de comprendre la guerre et la construction d’une nation serait capable de mobiliser la raison et le progrès pour accomplir ce que tous les autres ne pouvaient pas faire, et ainsi créer une société post-moderne, à partir d’une société tribale complexe, avec sa propre histoire.

Le « nouveau » est arrivé, pour ainsi dire, dans une succession de cartons d’ONG estampillés « pop-up modernity ». L’homme d’État britannique du 18e siècle, Edmund Burke, avait déjà lancé un avertissement dans ses Réflexions sur la révolution française, alors qu’il voyait les Jacobins démolir leur ancien ordre : « que c’est avec une infinie prudence » que quiconque devrait démolir ou remplacer des structures qui ont bien servi la société au fil des âges. Mais cette technocratie managériale n’avait que peu de temps à consacrer aux vieilles idées « indigestes ».

Ce que la chute du régime institué par l’Occident la semaine dernière a clairement révélé, c’est que la classe managériale d’aujourd’hui, rongée par la notion de technocratie comme seul moyen d’instaurer un régime fonctionnel, a donné naissance à quelque chose de complètement pourri – « une défaite basée sur les données« , comme l’a décrit un vétéran afghan américain – si pourri qu’il s’est effondré en quelques jours. Il écrit à propos des bévues prolongées du « système » en Afghanistan :

Un Navy SEAL à la retraite qui a servi à la Maison Blanche sous Bush et Obama s’est dit que, « collectivement, le système est incapable de prendre du recul pour remettre en question les hypothèses de base. » Ce « système » ne peut être compris simplement comme un organe militaire ou de politique étrangère, mais comme un euphémisme qui désigne les habitudes et les institutions d’une classe dirigeante américaine qui a fait preuve d’une capacité collective presque illimitée à éluder les coûts de l’échec.

Cette classe en général, et les responsables de la guerre en Afghanistan en particulier, ont cru aux solutions informationnelles et de gestion des problèmes existentiels. Ils ont privilégié les données et les indices statistiques pour éviter de choisir des objectifs prudents et d’organiser les stratégies appropriées pour les atteindre. Ils croyaient en leur propre destin providentiel, et en celui de personnes comme eux, de gouverner, indépendamment de leurs échecs.

Tout ce qui n’était pas corrompu avant l’arrivée de l’Amérique l’est devenu dans le maelström des 2 000 milliards de dollars d’argent américain injectés dans le projet. Les soldats américains, les fabricants d’armes, les technocrates mondialisés, les experts en gouvernance, les travailleurs humanitaires, les soldats de la paix, les théoriciens de la contre-insurrection et les avocats ont tous fait fortune.

Le problème est que l’Afghanistan, en tant que vision libérale progressiste, était un canular dès le départ : l’Afghanistan a été envahi, et occupé, en raison de sa géographie. Il s’agissait de la plate-forme idéale pour perturber l’Asie centrale, et donc déstabiliser la Russie et la Chine.

Personne n’était vraiment engagé parce qu’il n’y avait plus vraiment d’Afghanistan dans lequel s’engager. Tous ceux qui pouvaient voler les Américains l’ont fait. Le régime de Ghani s’est effondré en quelques jours parce qu’il n’avait jamais vraiment existé : un village Potemkine, dont le rôle était de perpétuer une fiction, ou plutôt le mythe de la grande vision de l’Amérique en tant que façonneuse et gardienne de « notre » avenir mondial.

La véritable gravité du « moment » psychologique actuel pour l’Amérique et l’Europe ne réside pas seulement dans le fait que la construction de la nation, en tant que projet destiné à défendre les valeurs libérales, s’est révélée n’avoir « rien donné », mais la débâcle de l’Afghanistan a souligné les limites du managérialisme technique d’une manière qu’il est impossible de manquer.

La gravité du « moment » psychologique actuel de l’Amérique – l’implosion de Kaboul – a été bien exprimée lorsque Robert Kagan a soutenu que le projet des « valeurs mondiales » (aussi ténue que soit sa base dans la réalité) est néanmoins devenu essentiel pour préserver la « démocratie » chez nous : car, suggère-t-il, une Amérique qui se retire de l’hégémonie mondiale ne posséderait plus la solidarité de groupe au niveau national pour préserver l’Amérique en tant qu’ »idée », chez elle.

Ce que Kagan dit ici est important – cela pourrait constituer le véritable coût de la débâcle en Afghanistan. Chaque classe d’élite avance diverses revendications concernant sa propre légitimité sans laquelle un ordre politique stable est impossible. Les mythes de légitimation peuvent prendre de nombreuses formes et évoluer au fil du temps, mais lorsqu’ils s’épuisent ou perdent leur crédibilité – lorsque les gens ne croient plus au récit ou aux affirmations qui sous-tendent cette « idée » politique – la partie est terminée.

L’intellectuel suédois Malcolm Kyeyune écrit que nous sommes peut-être « témoins de la fin catastrophique de ce pouvoir métaphysique de légitimité qui a protégé la classe dirigeante managériale pendant des décennies » :

Toute personne ayant une connaissance, même sommaire, de l’histoire sait à quel point une telle perte de légitimité représente une boîte de Pandore. Les signes se sont visiblement multipliés depuis de nombreuses années. Lorsque Michael Gove a déclaré : « Je pense que les gens de ce pays en ont assez des experts » lors d’un débat sur les mérites du Brexit, il a probablement tracé les contours de quelque chose de bien plus grand que ce que l’on savait vraiment à l’époque. À l’époque, la phase aiguë de la délégitimation de la classe managériale ne faisait que commencer. Aujourd’hui, avec l’Afghanistan, il est impossible de la rater.

Il y a donc peu de mystère quant à la raison pour laquelle les talibans ont pris Kaboul si rapidement. Non seulement le projet per se manquait de légitimité pour les Afghans, mais cette aura d’expertise revendiquée, d’inévitabilité technologique qui a protégé l’élite de la classe managériale, a été mise à nu par son dysfonctionnement pur et simple, si visible, pendant que l’Occident fuyait frénétiquement Kaboul. Et c’est précisément la façon dont cela s’est terminé qui a vraiment levé le voile, et montré au monde la pourriture qui couvait en dessous.

Lorsque la revendication de légitimité est épuisée, et que les gens ne croient plus aux concepts ou aux revendications qui sous-tendent un système particulier qui a la prétention de gouverner, « l’extinction de cette élite particulière », écrit Kyeyune, « devient une conclusion inévitable ».

Alastair Crooke

Note du Saker Francophone

Cette prise de conscience, d'un effondrement métahistorique, anime les cercles dirigeants russe, chinois et probablement iraniens. Comme l'a dit Dmitry Orlov, ce qui doit éclairer les dirigeants de ces pays, c'est d'aider à la démolition contrôlée de l'Empire Américain ou anglo-saxon ou anglo-sioniste selon les auteurs. Comme pour le 9/11 et les tours, que cet Empire tombe sur lui-même sans trop de dégâts collatéraux.

Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone
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