Plutôt que de revenir sur la terreur contre-révolutionnaire que les États-Unis ont infligée à l’Afghanistan et au reste du monde depuis la Seconde Guerre mondiale, la presse libérale est occupée à se lamenter sur le déclin progressif de l’empire.
Le récent aveu de la défaite américaine en Afghanistan a mobilisé la presse occidentale libérale, qui a exigé du président Joe Biden et des décideurs politiques américains une plus grande détermination impériale, et a augmenté la couverture médiatique islamophobe occidentale.
Ces considérations font abstraction de l’histoire contre-révolutionnaire des États-Unis et des guerres qu’ils ont lancées à travers le monde depuis la Seconde Guerre mondiale pour affirmer leur contrôle impérial, au prix de millions de vies.
Dans les années 1970, 14 révolutions anticoloniales et anti-dictatoriales en Afrique, en Asie et en Amérique latine ont renversé des régimes occidentaux et pro-occidentaux pour atteindre une certaine démocratie sociale et économique qui avait été supprimée avec l’aide prépondérante des puissances coloniales américaines et européennes. Cela a conduit à des guerres majeures que les États-Unis et leurs alliés ont déclenchées contre les nouveaux gouvernements révolutionnaires.
En Éthiopie, les putschistes révolutionnaires ont renversé l’empereur Hailé Sélassié en 1974 et ont rompu les liens militaires entre l’Éthiopie et les États-Unis en 1977. Les États-Unis et certains de leurs partenaires des régimes arabes ont soutenu l’invasion de l’Éthiopie par la Somalie la même année, dans l’espoir de rétablir le contrôle américain.
C’est pour aider à sécuriser le nouveau gouvernement révolutionnaire en Éthiopie que les Soviétiques ont envoyé des armes et que des troupes cubaines ont été déployées. Pendant ce temps, la Somalie fut transformée en base militaire américaine et se retrouve plongée dans des guerres interminables dont elle ne s’est jamais remise.
La révolution frappe également l’Europe du Sud au moment où les Portugais renversent le régime fasciste de Salazar, soutenu par l’Occident, ce qui entraîne le triomphe des luttes de libération en cours dans les colonies africaines du Portugal. Les révolutionnaires ont libéré l’Angola, le Mozambique, la Guinée-Bissau, le Cap-Vert et Sao Tomé.
La chute du régime portugais et la libération de ses colonies de peuplement africaines, en particulier le Mozambique et l’Angola, affaibliront également la colonie anglaise voisine de la Rhodésie, où régnait la suprématie blanche, ce qui conduira au triomphe des guérillas révolutionnaires en 1980 et à la création du Zimbabwe.
La propagande américaine
Comme ces révolutions ont également donné une impulsion à la lutte de libération contre la suprématie blanche en Namibie, occupée et colonisée par l’Afrique du Sud de l’apartheid, les États-Unis, l’Afrique du Sud et le président du Zaïre soutenu par l’Occident, Mobutu Sese Seko, ont lancé des interventions militaires en Angola pour détruire sa révolution et sa lutte de libération et sauvegarder la suprématie blanche en Namibie et en Afrique du Sud.
Cela a conduit à l’arrivée de troupes cubaines pour défendre la révolution angolaise, tandis que les Soviétiques et la République démocratique allemande ont assuré la formation des combattants anticolonialistes qui résistaient à l’apartheid sud-africain soutenu par les États-Unis.
Peu après, les Sud-Africains, avec l’aide des États-Unis, soutiendront la contre-révolution au Mozambique pour détruire également cette révolution.
En Indochine, malgré l’ampleur génocidaire de leur machine à tuer, les États-Unis ont été incapables de vaincre les luttes révolutionnaires, qui ont finalement gagné au Vietnam, au Cambodge et au Laos en 1975.
En 1979, une révolution massive en Iran a renversé un important dictateur soutenu par les États-Unis, tandis qu’un coup d’État dans l’Afghanistan voisin a porté au pouvoir un nouveau gouvernement communiste en avril 1978.
En dépit de la propagande américaine, les Soviétiques n’ont joué aucun rôle dans ces deux révolutions, et les États-Unis n’ont fourni aucune preuve de leur implication. Les États-Unis se sont empressés de parrainer une contre-révolution en Iran et en Afghanistan et ont fait appel à la sous-traitance du Pakistan voisin pour l’aider dans ce dernier cas. En Amérique centrale et dans les Caraïbes, une lutte de libération a permis de vaincre le dictateur soutenu par les États-Unis au Nicaragua en juillet 1979 et le New Jewel Movement a pris le pouvoir à la Grenade lors d’un soulèvement armé.
Ces événements ont conduit à l’intensification de la répression, parrainée par les États-Unis, contre les luttes révolutionnaires au Salvador et au Guatemala voisins, au parrainage de la contre-révolution et de l’invasion du Nicaragua, et à l’invasion directe de la Grenade par les États-Unis en 1983 pour renverser le nouveau gouvernement.
Une croisade contre les Soviétiques
Alors que les États-Unis déclenchent leurs invasions militaires et sous-traitent à leurs alliés pour faire de même, un pays particulier devient le centre de leurs efforts, à savoir l’Afghanistan, d’autant plus qu’il est limitrophe de l’URSS. Alors que les États-Unis ont des États satellites à la frontière sud de l’URSS, dont la Turquie, membre de l’OTAN, et l’Iran, ils sont incapables de modifier la neutralité de l’Inde.
La Chine était devenue un ennemi des Soviétiques des années auparavant. Il ne restait plus que l’Afghanistan, qui est resté neutre pendant la guerre froide. Mais lorsque des communistes afghans idéalistes ont organisé un coup d’État et se sont précipités dans des réformes irréfléchies et hâtives dans un pays souffrant d’une pauvreté, d’un analphabétisme et d’une oppression massifs, les États-Unis se sont empressés d’accueillir les Afghans mécontents qui s’opposaient aux réformes et ont fait appel à leurs partenaires locaux pour renverser le régime.
Cela a conduit le gouvernement afghan à inviter les forces militaires soviétiques en décembre 1979 pour sauvegarder le régime révolutionnaire.
L’histoire de l’implication américaine en Afghanistan fait également partie de l’histoire particulière des efforts impériaux américains pour dominer les pays arabes et à majorité musulmane. L’histoire commence avec l’administration Truman qui s’est d’abord intéressée à « l’Islam » et s’est mise en quête d’un leader musulman qui serait le fer de lance d’une croisade contre les Soviétiques.
L’Islam : Une barrière naturelle
Le Conseil de stratégie psychologique de Truman adopte un programme en février 1953, peu après l’entrée en fonction d’Eisenhower. Ce programme affirmait que » contrairement aux idées reçues en Occident […] l’Islam n’était pas une barrière naturelle au communisme. De nombreux réformateurs qui ont pris le pouvoir dans ces pays ont fait passer l’économie avant la religion ; cela a affaibli le rôle de la foi et rendu la région vulnérable au communisme. »
Edward P Lilly, stratège en chef de la guerre psychologique pour Eisenhower, a rédigé un mémorandum intitulé : « Le facteur religieux » en 1953. Il appelle les États-Unis à utiliser la religion de manière plus explicite dans leur lutte contre l’Union soviétique et reconnaît que l’utilisation de l’Islam comme moyen d’atteindre les dizaines de millions de musulmans soviétiques serait à l’avantage des États-Unis.
Le mémorandum est parvenu au Conseil national de sécurité en 1954. Dans le même esprit, le département d’État accueille en septembre 1953 une importante délégation d’ »érudits musulmans distingués » pour un colloque sur la « culture islamique » organisé à l’université de Princeton, et invite les délégués à la Maison-Blanche.
En 1954, la CIA dépêche des espions agitateurs à la Mecque pendant le pèlerinage musulman pour fomenter des sentiments antisoviétiques parmi les pèlerins soviétiques. Les agents de la CIA étaient des collaborateurs musulmans soviétiques avec les nazis qui avaient auparavant travaillé avec le régime nazi pour mobiliser les musulmans soviétiques contre leur gouvernement pendant la Seconde Guerre mondiale.
Les États-Unis ont hérité et utilisé toute une équipe d’espions nazis et leurs agents de liaison qui travaillaient pour le ministère du Reich pour les territoires orientaux occupés (Ostministerium). En effet, l’un des mêmes agents collaborateurs nazis envoyés à la Mecque par la CIA sera envoyé l’année suivante en Indonésie, à la conférence de Bandung, pour faire de la propagande contre l’Union soviétique et les mauvais traitements qu’elle aurait infligés aux musulmans soviétiques, dans le but de saper la position de l’Union soviétique parmi les nations non alignées.
Une autre mission importante consistait à soutenir les organisations religieuses musulmanes indonésiennes de droite contre le parti communiste indonésien. Les islamistes indonésiens de droite sont dirigés par un ancien ministre du gouvernement qui finance leurs opérations de sabotage anticommunistes à partir d’un compte bancaire suisse. Le contact du ministre à l’étranger était le même agent de la CIA que celui envoyé à Bandung.
La doctrine Eisenhower
En janvier 1957, le président Eisenhower annonce la doctrine Eisenhower et déclare que les États-Unis viendront en aide à tout pays du Moyen-Orient menacé par le communisme. Lors de réunions privées avec Frank Wisner, de la CIA, et les chefs d’état-major interarmées, Eisenhower insiste sur le fait que les Arabes doivent s’inspirer de leur religion pour combattre le communisme et que « nous devons faire tout ce qui est possible pour souligner l’aspect « guerre sainte » ».
Eisenhower tenait à soutenir les Saoudiens en tant que contrepoids au président égyptien de l’époque, Gamal Abdel Nasser. Le plan d’Eisenhower était que le roi saoudien « puisse être érigé, éventuellement, en chef spirituel. Une fois cela accompli, nous pourrions commencer à insister sur son droit à devenir un leader politique. »
À cette fin, le prince héritier saoudien Faisal organise une conférence islamique internationale à La Mecque en 1962 pour combattre la popularité du nationalisme arabe, du socialisme et du « sécularisme », et lance la Ligue musulmane mondiale. La conférence a déclaré : « Ceux qui renient l’islam et déforment son appel sous couvert de nationalisme sont en fait les ennemis les plus acharnés des Arabes, dont les gloires sont mêlées à celles de l’islam. »
En réponse à la tentative de Faisal de remplacer l’unité arabe par l’unité islamique, Nasser accuse la nouvelle alliance islamique d’être une « conspiration américano-britannique visant à diviser le monde arabe et à saper les espoirs arabes d’unité ».
La participation de groupes musulmans indonésiens de droite au massacre de près d’un million de communistes et de prétendus communistes en Indonésie en 1965, après un coup d’État parrainé et financé par les États-Unis, a été célébrée par un éditorial du Chicago Tribune : « Nous devons dire qu’il est rafraîchissant de lire que de jeunes musulmans brûlent le siège du parti communiste, pour changer, et crient « Vive l’Amérique ». »
Une fois que le contre-révolutionnaire Suharto a consolidé son pouvoir à Jakarta, il a mis un frein aux groupes islamistes, bien que certains des plus extrêmes d’entre eux aient été maintenus comme force anticommuniste. Ils se joindront à l’effort antisoviétique en Afghanistan dans les années 1970 et 1980.
À la fin des années 1970, les États-Unis, en partenariat avec les Saoudiens ainsi qu’avec le président égyptien Anouar Sadate et son successeur Hosni Moubarak, recrutaient, finançaient et entraînaient déjà des islamistes de l’Afghanistan au Pakistan, dans le monde arabe, en Europe et aux États-Unis, afin de les préparer à la bataille finale contre les Soviétiques.
Alors que l’implication des États-Unis et de la CIA en Afghanistan remonte aux années 1960, la presse occidentale a commencé à partir de 1978 à parler en termes très sympathiques des « insurgés musulmans farouchement anticommunistes » en Afghanistan et dans les camps d’entraînement au Pakistan qui avaient besoin de plus d’armes.
Des alliés sous-traitants
C’est cette politique américaine, encouragée par ses alliés sous-traitants, l’Arabie saoudite et le Pakistan, qui a conduit à la création des talibans, d’Al-Qaïda et du groupe État islamique, à partir des rangs des islamistes de droite créés et entraînés par les États-Unis qui ont aidé les moudjahidin afghans à prendre le contrôle de l’Afghanistan en 1992.
Les talibans et Al-Qaïda ont combattu les États-Unis lorsque ceux-ci se sont retournés contre eux après la chute des Soviétiques, bien que les combattants d’Al-Qaïda et de l’État islamique aient été recrutés à nouveau pour les guerres en cours en Irak, en Syrie, au Yémen et en Libye, parrainées par les États-Unis.
Plutôt que de revenir sur la terreur contre-révolutionnaire que les États-Unis ont fait régner en Afghanistan et dans le reste du monde depuis la Seconde Guerre mondiale, la presse libérale occidentale est trop occupée à se lamenter sur le déclin progressif de l’empire américain et à attaquer Biden pour son manque de leadership impérialiste.
Joseph Massad
Joseph Massad est professeur de politique arabe moderne et d’histoire intellectuelle à l’université Columbia de New York. Il est l’auteur de nombreux livres et articles universitaires et journalistiques. Il a notamment publié Colonial Effects : The Making of National Identity in Jordan, Desiring Arabs, The Persistence of the Palestinian Question : Essays on Zionism and the Palestinians, et plus récemment Islam in Liberalism. Ses livres et articles ont été traduits dans une douzaine de langues.
Traduction « et soudain je pense aux Ouïghours » par Viktor Dedaj avec probablement toutes les fautes et coquilles habituelles
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir