Limite au complotisme & non-neutralité de la technologie
Dans un essai publié à l’automne 1872, intitulé « De l’autorité », Friedrich Engels, l’alter ego de Marx, étrille les « anti-autoritaires » (les anarchistes) qui s’imaginent pouvoir organiser la production de « l’industrie moderne » sans aucun recours à quelque autorité :
« Prenons comme exemple une filature de coton. Pour que le coton se transforme en fil, il doit subir au moins six opérations successives et différentes qui, la plupart du temps, s’effectuent dans des locaux différents. En outre, il faut un ingénieur pour tenir les machines en marche et les surveiller, des mécaniciens, chargés des réparations courantes, et un grand nombre d’ouvriers pour le transport des produits d’un atelier à l’autre, etc. Tous ces travailleurs hommes, femmes et enfants sont obligés de commencer et de finir leur travail à des heures déterminées par l’autorité de la vapeur qui n’a cure de l’autonomie des individus.
Il est donc indispensable, dès le principe, que les ouvriers s’entendent sur les heures de travail et, celles-ci étant fixées, s’y conforment tous sans exception. Ensuite, à tout moment et partout, se posent des questions de détail sur les procédés de fabrication, la répartition du matériel, etc., qu’il faut résoudre sur l’heure sous peine de voir s’arrêter aussitôt toute la production. Qu’elles soient réglées par un délégué qui est à la tête de chaque secteur d’activité ou par une décision de la majorité, si c’est possible, il n’en demeure pas moins que la volonté de chacun devra s’y soumettre. Autrement dit, les questions seront résolues par voie autoritaire. »
Il mentionne également un autre exemple, « celui du chemin de fer. Ici, la coopération d’un grand nombre d’individus est absolument indispensable, coopération qui doit avoir lieu à des heures précises pour qu’il n’y ait pas d’accidents. Ici encore, la première condition de toute l’entreprise est une volonté supérieure qui commande toute question subordonnée, et cela est vrai dans l’hypothèse où elle est représentée par un délégué aussi bien que dans celle où un comité est élu pour exécuter les décisions de la majorité des intéressés. En effet, dans un cas comme dans l’autre, on a affaire à une autorité bien tranchée. Bien plus, qu’adviendrait-il du premier train si l’on abolissait l’autorité des employés de chemin de fer sur messieurs les voyageurs ? »
Ainsi : « Le machinisme automatisé d’une grande fabrique est beaucoup plus tyrannique que ne l’ont été les petits capitalistes qui emploient les ouvriers. Du moins en ce qui concerne les heures de travail, on peut écrire sur la porte de ces fabriques : Lasciate ogni autonomia, voi ch’entrate ! (“Renoncez à toute autonomie, vous qui entrez !“) Si l’homme, avec la science et son génie inventif, s’est soumis les forces de la nature, celles-ci se sont vengées en le soumettant à son tour, lui qui les exploite, à un véritable despotisme, absolument indépendant de tout état social. Vouloir abolir l’autorité dans la grande industrie, c’est vouloir supprimer l’industrie elle-même. C’est détruire la filature à vapeur pour en revenir à la quenouille. »
Autrement dit, Engels souligne que la complexité technique s’accompagne d’impératifs organisationnels. Indépendamment des volontés individuelles, chaque technologie, chaque dispositif technique, possède ses implications propres sur les plans écologiques et sociaux.
Dans la veine d’Engels, Orwell notait que :
« L’anarchisme suppose, selon toute vraisemblance, un faible niveau de vie. Il n’implique pas nécessairement la famine et l’inconfort, mais il est incompatible avec l’existence vouée à l’air conditionné, aux chromes et à l’accumulation de gadgets que l’on considère aujourd’hui comme désirable et civilisée. La suite d’opérations qu’implique, par exemple, la fabrication d’un avion est si complexe qu’elle suppose nécessairement une société planifiée et centralisée, avec tout l’appareil répressif qui l’accompagne. À moins d’un soudain changement dans la nature humaine, on ne voit pas ce qui permettrait de concilier la liberté et l’efficacité. »
Prenons d’autres exemples. La réalisation d’un panier en osier, au même titre que celle d’une centrale nucléaire (ou d’une centrale solaire photovoltaïque, ou d’un smartphone, ou d’un téléviseur), possède des implications matérielles (et donc écologiques) et sociales. Dans le cas du premier, ces implications matérielles relèvent de la collecte de l’osier. Tandis que dans le cas de la seconde, elles relèvent, entre autres, de l’obtention (extractions minières, etc.) des innombrables matières premières nécessaires à la construction d’une centrale, et en amont, nécessaires à la construction des outils nécessaires à l’obtention de ces matières premières, et ainsi de suite – les technologies modernes sont toujours imbriquées dans un gigantesque système technologique composé de nombreuses technologies différentes, aux implications sociales et matérielles immenses.
À ce sujet, dans son livre Des ruines du développement, Wolfgang Sachs prend un mixeur pour exemple :
« Examinons par exemple un mixeur électrique. Il extrait les jus de fruits en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Quelle merveille ! …à première vue. Il suffit de jeter un coup d’œil sur la prise et le fil pour s’apercevoir qu’on est en face du terminal domestique d’un système national et, en fait, mondial. L’électricité arrive par un réseau de lignes alimenté par les centrales qui dépendent à leur tour de barrages, de plates-formes off-shore ou de derricks installés dans de lointains déserts. L’ensemble de la chaîne ne garantit un approvisionnement adéquat et rapide que si chacun des maillons est encadré par des bataillons d’ingénieurs, de gestionnaires et d’experts financiers, eux-mêmes reliés aux administrations et à des secteurs entiers de l’industrie (quand ce n’est pas à l’armée). Le mixeur électrique, comme l’automobile, l’ordinateur ou le téléviseur, dépend entièrement de l’existence de vastes systèmes d’organisation et de production soudés les uns aux autres. En mettant le mixeur en marche, on n’utilise pas simplement un outil, on se branche sur tout un réseau de systèmes interdépendants. Le passage de techniques simples à l’équipement moderne implique la réorganisation de la société tout entière. »
Mais revenons-en au panier en osier et à la centrale nucléaire. Les implications sociales du panier en osier sont minimes. Il repose sur la transmission d’un savoir-faire très simple pouvant être compris et appliqué par n’importe quelle personne. Les implications sociales de la centrale nucléaire sont innombrables et très étendues. La construction d’une centrale nucléaire repose en effet sur une organisation sociale en mesure de générer une grande spécialisation du travail, de produire des ingénieurs hautement qualifiés, des ouvriers, des dirigeants de toutes sortes (c’est-à-dire sur une organisation dotée d’un système scolaire sophistiquée), d’acheminer des matériaux entre des points distants du globe, etc. (et ce, en URSS comme aux États-Unis).
Ceux qui affirment — souvent sans avoir sérieusement réfléchi au sujet — que les technologies sont « neutres » pour la raison qu’on peut utiliser un couteau pour couper du beurre ou trancher la gorge de son voisin se trompent lourdement. Oui, on peut utiliser un couteau pour couper du beurre ou trancher la gorge de son voisin. Mais non, cela ne veut certainement pas dire que cette technologie serait « neutre », cela témoigne uniquement d’une certaine polyvalence dans l’utilisation des outils technologiques. Et s’ils se trompent lourdement, c’est qu’ils occultent ou ignorent totalement les conditions d’obtention, de réalisation, de production dudit couteau. Ils occultent ou ignorent totalement la manière dont la technologie qu’ils prennent en exemple est fabriquée. Ils partent du principe que la technologie est déjà là — un peu comme si les technologies tombaient du ciel ou poussaient naturellement dans les arbres, ou comme s’il ne s’agissait que de simples outils flottant dans l’espace-temps, n’impliquant rien, issu de rien, n’attendant que d’être bien ou mal utilisé.
Ce n’est — évidemment — pas le cas. Aucune technologie n’est « neutre ». Toute technologie possède des exigences sociales et matérielles. Le cas des objets comme le couteau est spécial dans la mesure où il en existe des versions très simples, correspondant à des basses technologies, des technologies douces, dont les implications sociales et matérielles sont minimes, et des versions complexes, issues de la sphère des hautes technologies, dont les implications sociales et matérielles sont innumérables. Un couteau ne possède pas les mêmes implications sociales et matérielles selon qu’il s’agit d’un couteau (préhistorique) en silex ou en obsidienne ou d’un couteau acheté chez Ikea en acier inoxydable (comprenant du chrome, du molybdène et du vanadium) avec manche en polypropylène : les procédés de fabrication, les matériaux nécessaires, les savoir-faire impliqués ne sont pas du tout les mêmes.
Le rapport avec le complotisme ? Une des caractéristiques du complotisme consiste à blâmer diverses figures, divers individus pour l’essentiel des maux qui accablent les êtres humains de la civilisation industrielle contemporaine. Comme si tous nos problèmes étaient le fait de mauvaises intentions de mauvaises personnes. La plupart des complotistes — mais ce trait ne leur est pas exclusif, il caractérise aussi l’essentiel des gens de gauche — s’imaginent que sans ces mauvaises personnes et leurs mauvaises intentions, nous pourrions vivre dans une civilisation technologique juste et bonne, égalitaire et soutenable. Il s’agirait simplement d’élire de bons gouvernants ou de réformer la société de diverses manières (comme si les choses en elles-mêmes n’avaient aucune exigence, aucune implication).
Seulement, comme on devrait le constater, les choses — y compris les technologies — ont aussi des exigences, des implications, indépendamment des volontés d’êtres humains spécifiques. Certaines technologies (certains types de technologies) sont, par nécessité, liées à l’autoritarisme. C’est notamment le cas, de manière assez évidente, de toutes les « hautes technologies », de toutes les technologies modernes en général. On constate, historiquement, que plus la civilisation se mondialisait (plus se mettait en place un système économique mondialisé), plus les technologies qu’elle produisait devenaient puissantes, plus son fonctionnement tendait à se rigidifier, à devenir autoritaire — ce processus perdure encore (plus les technologies deviennent puissantes, dangereuses, comme le nucléaire, ou l’intelligence artificielle, plus l’autoritarisme devient nécessaire afin de prévenir toute catastrophe, autrement dit, plus la société devient technocratique).
Prenons encore un autre exemple : la taille des sociétés humaines. Dans son Projet de constitution pour la Corse, rédigé en 1765, Jean-Jacques Rousseau remarquait :
« Un gouvernement purement démocratique convient à une petite ville plutôt qu’à une nation. On ne saurait assembler tout le peuple d’un pays comme celui d’une cité et quand l’autorité suprême est confiée à des députés le gouvernement change et devient aristocratique. »
Dans son livre Le Mythe de la machine (1967), Lewis Mumford notait pareillement :
« La démocratie, au sens où j’emploie ici le terme, est nécessairement plus active au sein de communautés et de groupes réduits, dont les membres se rencontrent face-à-face, interagissent librement en tant qu’égaux, et sont connus les uns des autres en tant que personnes : à tous égards, il s’agit du contraire exact des formes anonymes, dépersonnalisées, en majeure partie invisibles de l’association de masse, de la communication de masse, de l’organisation de masse. Mais aussitôt que de grands nombres sont impliqués, la démocratie doit ou succomber au contrôle extérieur et à la direction centralisée, ou s’embarquer dans la tâche difficile de déléguer l’autorité à une organisation coopérative. »
La taille d’une société humaine possède, très logiquement, des implications sur — autrement dit, détermine, du moins en partie — la manière dont ses membres peuvent s’organiser politiquement. Indépendamment des volontés humaines. On peut bien souhaiter de tout son cœur faire société de manière réellement démocratique (c’est-à-dire au moyen de la démocratie directe) à 70 millions de personnes, en pratique, c’est compliqué.
Encore une fois, les choses ont des exigences.
Autre exemple, lié au précédent. La concentration humaine. Depuis son avènement, la civilisation est synonyme d’émergence de maladies infectieuses, d’épidémies et de pandémies (peste d’Athènes, peste antonine, etc.)[1], en raison de certaines de ses caractéristiques : une forte concentration d’animaux dits d’élevage ou domestiques, dans laquelle des pathogènes peuvent muter et se reproduire, à proximité d’une forte concentration d’êtres humains (leur regroupement dans des villes), également domestiqués, qui peuvent ainsi être contaminés par les pathogènes de leurs animaux domestiques ou d’élevage, puis s’infecter mutuellement, d’autant plus vite et d’autant plus amplement que la civilisation en question possède des moyens de transport rapides et planétaires. À tout cela s’ajoute une propension intrinsèque de la civilisation à dégrader les écosystèmes existants, à perturber des équilibres, ce qui accroit les risques d’émergence de nouvelles épidémies[2].
Pour pallier ces problèmes, la civilisation industrielle a mis au point divers remèdes, dont la vaccination. De la même manière que sans médication (antibiotiques et autres), les porcs élevés de manière industrielle ne survivraient probablement pas, sans vaccins ou sans quelque palliatif, l’existence urbaine, la vie civilisée (la vie d’être humain élevé de manière industrielle), serait difficile, les épidémies et les pandémies encore plus nombreuses et dévastatrices
Là encore, les choses ont leurs exigences. On pourrait multiplier les exemples. Cela signifie, entre autres, que la vie en ville, avec l’eau courante et l’électricité, les hautes technologies en général, possède de nombreuses implications sociales et matérielles, parmi lesquelles, selon toute probabilité, un système social hiérarchique, autoritaire et inégalitaire. Certes, les exigences des choses ne sont pas extrêmement précises, offrent une latitude relative (le pass sanitaire, en France, n’était sans doute pas une nécessité absolue, en revanche, tous les États du monde sont constitués de manière relativement similaire, partout on retrouve des forces de police, un président, etc.). Et effectivement, certains individus cherchent à accaparer toujours plus de pouvoir et de richesses. Mais si nous vivons aujourd’hui dans des sociétés autoritaires, ce n’est pas — pas seulement — la faute de ces individus avides de contrôle, de pouvoir et de richesse. Le caractère autoritaire et inégalitaire de la civilisation industrielle ne résulte pas[3] — pas seulement — des intentions et des agissements de quelques ultra-riches comme Klaus Schwab ou Bill Gates. Il découle des exigences des choses qui la constituent — systèmes techniques, technologies spécifiques, géographies spécifiques, système économique, etc.
(« Pas seulement », parce que les riches et les puissants, les gouvernants, complotent parfois (l’histoire regorge d’exemples de complots désormais officiellement admis) en vue de faire accepter aux populations de nouveaux systèmes techniques, lesquels s’accompagnent de certaines exigences. Une fois ces systèmes acceptés et adoptés par les populations, ces dernières n’ont plus d’autre choix, si elles souhaitent les conserver, que de se plier à leurs exigences.)
C’est-à-dire que si l’on souhaite se débarrasser de l’autoritarisme, des inégalités, fonder de véritables démocraties, il nous faut renoncer à toutes ces choses dont les exigences nous en empêchent — renoncer, notamment, aux technologies modernes.
Nicolas Casaux
- https://www.partage-le.com/2020/01/25/de-lavenement-de-la-civilisation-au-coronavirus-de-wuhan-trajectoire-dun-desastre-logique/ ↑
- https://envol-vert.org/actu/2020/04/les-forets-nous-protegent-aussi-de-lapparition-de-nouveaux-virus/ ↑
- En revanche, initialement, si nous en sommes venus à vivre dans des sociétés autoritaires, dans la civilisation industrielle, c’est en grande partie à cause des intentions de quelques groupes d’individus, qui ont graduellement (et au moyen de la force, de la violence) imposé aux populations cette nouvelle organisation sociotechnique. ↑
Source: Lire l'article complet de Le Partage