Dans un excellent texte écrit en 1954, intitulé « Le monde comme fantôme et comme matrice », publié dans son livre L’Obsolescence de l’homme : Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, paru en 1956, Günther Anders dissèque merveilleusement bien les tenants et aboutissants des médias de masse dans la civilisation industrielle. Ce passage, tout particulièrement, évoque parfaitement le phénomène Netflix.
Avant que l’on ait installé ce robinet de culture qu’est la radio dans tous leurs foyers, les Schmid et les Müller, les Smith et les Miller se précipitaient au cinéma pour y consommer collectivement, c’est-à-dire en tant que masse, les marchandises stéréotypées produites en masse à leur intention. On serait tenté de voir dans cette situation une certaine unité de style, d’y voir la convergence de la production de masse et de la consommation de masse : ce serait faux. Rien ne contredit plus violemment les desseins de la production de masse qu’une situation de consommation dans laquelle de nombreux, voire d’innombrables consommateurs, jouissent simultanément d’un seul et même exemplaire (ou bien d’une seule et même reproduction) d’une marchandise. Il est indifférent aux intérêts de ceux qui produisent en masse de savoir si cette consommation commune constitue un « véritable vécu social » ou bien une simple somme de vécus individuels. Ce qui les intéresse, ce n’est pas la masse agglomérée en tant que telle, mais la masse fractionnée en un nombre maximal d’acheteurs ; ce n’est pas qu’ils puissent tous consommer la même chose, mais que chacun achète la même chose pour satisfaire un même besoin (à la production duquel il faut également pourvoir). Cet idéal est déjà atteint ou n’est pas loin de l’être dans de nombreuses industries. Il me semble douteux qu’il puisse jamais être atteint de façon optimale par l’industrie cinématographique parce que celle-ci, perpétuant la tradition théâtrale, sert encore ses marchandises comme un spectacle destiné à de nombreuses personnes en même temps — ce qui constitue indubitablement un archaïsme. Il n’est pas étonnant que les industries de la radio et de la télévision aient pu entrer en concurrence avec le film malgré la gigantesque expansion que celui-ci avait connue : ces deux industries avaient précisément l’avantage de pouvoir écouler comme marchandise, en plus de la marchandise à consommer elle-même, les instruments qu’exige sa consommation, et cela — à la différence du film — chez presque tout le monde. Il n’est pas étonnant non plus que presque tout le monde ait marché : ils n’avaient plus à aller consommer la marchandise au cinéma, c’était la marchandise qui venait à eux, livrée à domicile par les postes de radio et de télévision. Bientôt les Schmid et les Smith, les Müller et les Miller consacrèrent les nombreuses soirées qu’ils passaient auparavant ensemble au cinéma à « recevoir » chez eux les jeux radiophoniques ou bien le monde. La situation qui au cinéma allait de soi — à savoir la consommation, par une masse, de marchandises de masse — avait été supprimée sans que cela entraîne, bien sûr, la moindre baisse de la production de masse : au contraire, la production de masse destinée à l’homme de masse et celle de l’homme de masse lui-même avaient plutôt accéléré leur cadence quotidienne. On servit aux oreilles de millions d’auditeurs la même nourriture sonore : chacun fut traité en homme de masse, en « article indéfini », par cette nourriture produite en masse ; elle confirma chacun dans sa qualité ou dans son absence de qualité. Mais du même coup, et à cause précisément de la production en masse de postes de radio et de télévision, la consommation collective était devenue superflue. Voilà pourquoi les Schmid et les Smith consommaient désormais les produits de masse en famille, ou même seuls ; d’autant plus abondamment d’ailleurs qu’ils étaient plus isolés. Le type de l’ermite de masse était né. Maintenant, ils sont assis à des millions d’exemplaires, séparés mais pourtant identiques, enfermés dans leurs cages tels des ermites — non pas pour fuir le monde, mais plutôt pour ne jamais, jamais manquer la moindre bribe du monde en effigie.
Chacun sait que l’industrie a renoncé, le plus souvent pour des raisons stratégiques, au principe de la centralisation, encore incontesté il y a une génération, pour adopter celui de la « dissémination » de la production. On sait moins en revanche qu’aujourd’hui ce principe de la dissémination vaut aussi désormais pour la production des hommes de masse. Je dis bien pour leur « production » — bien que nous n’ayons parlé jusqu’ici que de la dissémination de la consommation. Mais ce qui justifie ce passage de la consommation à la production, c’est qu’elles coïncident l’une avec l’autre de la façon la plus singulière ; c’est que (dans un sens non matérialiste) l’homme « est ce qu’il mange », et que par conséquent l’on produit les hommes de masse en leur faisant consommer des marchandises de masse — ce qui signifie en même temps que le consommateur de marchandises de masse collabore, en consommant, à la production des hommes de masse (ou à sa propre transformation en homme de masse). Ici consommation et production coïncident donc. Si la consommation se « dissémine », il en va de même pour la production des hommes de masse. Et cela partout où la consommation a lieu : devant chaque poste de radio, devant chaque récepteur de télévision. Tout le monde est d’une certaine manière occupé et employé comme travailleur à domicile. Un travailleur à domicile d’un genre pourtant très particulier. Car c’est en consommant la marchandise de masse — c’est-à-dire grâce à ses loisirs — qu’il accomplit sa tâche, qui consiste à se transformer lui-même en homme de masse. Alors que le travailleur à domicile classique fabriquait des produits pour s’assurer un minimum de biens de consommation et de loisirs, celui d’aujourd’hui consomme au cours de ses loisirs un maximum de produits pour, ce faisant, collaborer à la production des hommes de masse. Le processus tourne même résolument au paradoxe puisque le travailleur à domicile, au lieu d’être rémunéré pour sa collaboration, doit au contraire lui-même la payer, c’est-à-dire payer les moyens de production dont l’usage fait de lui un homme de masse (l’appareil et, le cas échéant, dans de nombreux pays, les émissions elles-mêmes). Il paie donc pour se vendre. Sa propre servitude, celle-là même qu’il contribue à produire, il doit l’acquérir en l’achetant puisqu’elle est, elle aussi, devenue une marchandise.
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