Tout a commencé par une exclamation soudaine, le 26 février 2000, du chimiste Paul Josef Crutzen (1913–2021) à Cuernavaca au Mexique. Crutzen, météorologue et chimiste, Néerlandais avait reçu le prix Nobel en 1995 pour ses découvertes au sujet de la disparition de la couche d’ozone. Il avait démontré que si les industriels continuaient à émettre des gaz chlorofluorocarbones, c’est toute la vie sur Terre qui serait menacée, d’où la signature du Protocole de Montréal en 1987 pour mettre fin à cette pollution de la haute atmosphère. À Cuernavaca il s’était soudain écrié devant une cinquantaine de ses collègues réunis dans le cadre du Programme International Géosphère-Biosphère (I.G.B.P.) : « Arrêtez de parler d’Holocène ! Nous ne sommes plus dans l’Holocène ! » Après quelques minutes de silence il continue, et c’est alors qu’il a l’intuition d’un nouveau mot : « Nous sommes maintenant dans l’Anthropocène. »
Peu après, l’incident est relaté pages 17–18 du bulletin n°41 de mai 2000 (Newsletter Global Change IGBP) dans l’article signé Paul Crutzen et son collègue biologiste Eugène F. Stoermer : “The Anthropocene” (le mot est entre guillemets). L’idée, apparue presque par étourderie, est ensuite développée début janvier 2002 dans la célèbre revue Nature n°415, page 23, dans un texte intitulé “Geology of Mankind : the Anthropocene” (« Géologie de l’espèce humaine : l’anthropocène ») — paru en français dans le n°34 (2007) de la revue Écologie et politique.
Mais quelques mois plus tard, en août 2002 dans la revue Science, deux astronomes belges, André Berger et Marie-France Loutre, démontrent que parmi les 17 oscillations en 2,58 millions d’années faisant alterner époques glaciaires et interglaciaires, l’actuel interglaciaire commencé il y a 11 700 ans, nommé « époque Holocène » est parti pour être de la catégorie des longs interglaciaires, comme l’autre long interglaciaire d’il y a 400 000 ans, nommé le MIS 11 (Marine Isotopic Stage). Nous nous trouvons donc, actuellement, du seul fait de l’application des règles établies par Milankovitch, dans un interglaciaire de 50 000 ans. Aussi, l’appellation « Holocène », faisant suite au Pléistocène, est partie pour être valable pendant 50 000 ans.
Pléistocène et Holocène sont les deux époques de la période géologique nommée « Quaternaire », commencée il y a 2,58 millions d’années. La période Quaternaire, précédée des deux périodes nommées Néogène et Paléogène, s’inscrit dans la dernière et actuelle ère nommée Cénozoïque, jadis nommée « ère Tertiaire ». Avant cette ère Tertiaire, était l’ère « Secondaire », terminée brutalement par cette météorite qui percuta la Terre il y a 66 millions d’années, précipitant la disparition des dinosaures — à l’exception de ceux qui deviendront les oiseaux.
Paléogène et Néogène sont des périodes divisées en époques dont tous les noms sont en « …cène » : Paléocène, Éocène, Oligocène, Miocène, Pliocène. Puis on change de période géologique, tout en gardant les noms d’époque en « cène ». Après le Pliocène, le Pléistocène, avec ses 17 moments avec ou sans glaciation, et après la fin de la dernière glaciation, il y a 11700 ans, l’actuelle époque Holocène, une longue pause interglaciaire de 50 000 ans comme l’ont récemment démontré Berger et Loutre.
La série des 7 noms d’époques géologiques se terminant en « cène » est à l’origine d’un tropisme, d’une attirance pour l’invention de néologismes en « cène » qui tous prétendent avantageusement remplacer le mot inventé par Crutzen lors de son exclamation soudaine, instinctive, irréfléchie, de février 2000 : « Anthropocène ». Parmi ces néologismes, citons : Thermocène, Anglocène, Capitalocène, Thanatocène, Phagocène, Industrialocène, Occidentalocène, Mégalocène, Technocène, Statocène… mais, bizarrement, pas de Communistocène, curieux oubli alors que la gestion communiste de l’industrialisme est tout aussi férocement productiviste que la gestion capitaliste, et donc tout aussi dangereuse pour les équilibres de la biosphère !
Ces néologismes en « cène » désignent des « époques », cependant que les créateurs de ces mots évoquent des « ères » ou des « périodes », mélangeant les règles de nomination des temps géologiques. Tout cela en pure perte, puisque dès 2002 les astronomes avaient démontré que l’interglaciaire nommé Holocène durerait 50 000 ans, et qu’il était donc absurde de créer un autre terme en « cène » pendant notre époque actuelle de 50 000 ans.
Les géologues subdivisent les époques en « âges » ou « étages géologiques ». À la suite du 35ème Congrès géologique international (2016), il a été décidé de nommer comme suit les trois étages de l’Holocène :
1. le Greenlandien, qui s’étend de 9700 à 6236 av. J.-C.
2. le Northgrippien, qui s’étend de 6236 à 2250 av. J.-C.
3. le Méghalayen, qui a débuté en 4250 avant l’an 2000, c’est-à-dire en 2250 avant notre ère, et continue actuellement.
Ce dernier étage a été marqué par une soudaine sécheresse attestée dans plusieurs endroits du monde et notamment suite à l’étude de stalactites au fond de la grotte de Mawmluh, dans l’État du nord-est de l’Inde nommé « Meghālaya » — d’où le nom de cet « étage géologique ».
Si le mot « Anthropocène », en tant qu’époque géologique né d’un exclamation d’un chimiste en 2000, puis mort peu après, en août 2002, suite aux astronomes observant la variation de l’excentricité de l’ellipse de l’orbite terrestre autour du Soleil, l’obliquité de l’axe des pôles ainsi que la précession des équinoxes et concluant que nous resterons dans l’Holocène pendant 50 000 ans (applications des cycles de Milankovitch), si ce mot n’a plus de sens depuis presque vingt années, il reste toutefois d’actualité de créer, éventuellement, un nom pour désigner un quatrième « étage », afin de subdiviser la très longue époque Holocène dont nous sommes les contemporains.
Pour ce faire, inutile de retomber dans le piège d’un nom basé sur le mot grec « anthropos » : ce serait à nouveau commettre l’erreur du chimiste Crutzen, tellement ignorant en sciences humaines qu’il croyait que tous les hommes étaient des urbains modernes, tous liés à ce monde industriel destructeur de la biosphère et émetteurs de multiples polluants, dont les gaz à effet de serre.
Non !
Impossible de mettre dans le même sac les modernes, les occidentalisés, les adeptes orientaux ou occidentaux de « l’encravatement du monde », avec les Pygmées, les Touareg, les Papous, les Toungouses, les Inuits ou les Indiens d’Amazonie : ces peuples non embrigadés dans le mode de vie diffusé par les États modernes obsédés par une course à la puissance et esclaves d’un appétit inextinguible d’accumulation de richesse, ces peuples aux près de 7 000 langues vivent selon des philosophies, des visions du monde, des ontologies que l’ethnologue des Jivaros Achuar Philippe Descola nomme animisme, totémisme et analogisme. Bref, des philosophies biocentriques contraires à l’anthropocentrisme des « modernes ». 90% des langues parlées du monde véhiculent des philosophies biocentriques ! Le médiéviste Lynn White Jr. avait montré, dès sa conférence du 26 décembre 1966 intitulé « Les racines historiques de notre crise écologique », à quel point le texte biblique de la Genèse était à l’origine d’un comportement hostile envers la nature. Ce n’est pas donc pas la faute de « l’homme », comme le pensait Crutzen, seulement de certains hommes, ces hommes épris de folie des grandeurs, de fait à l’origine des premières cités-État ou des premiers empires, de la Chine au Moyen-Orient.
La solution, pour retrouver un mode de vie qui maintiendra l’habitabilité de notre biosphère, viendra des Peuples Premiers, ces Peuples Autochtones qui tournent de plus en plus le dos aux notions de « progrès », de « croissance » et de « développement », par exemple les Saa de l’île de Bunlap au Vanuatu ; ou viendra de ces peuples qui ont réussi, jusqu’à aujourd’hui, à éviter toute colonisation, soit en se cachant, comme cette centaine d’ethnies à l’ouest de l’Amazonie, au pied des Andes, soit en combattant comme cette tribu de l’île de North Sentinele, au sud de l’archipel des Andamans, ou ces « sauvages insurgés » du sud de Sumatra se revendiquant d’un « Front de Libération de la Terre » et proclamant : « Nous sommes sauvages et nous sommes ennemis de la civilisation. Pas seulement de l’État et du capital (selon les vieux termes de l’anarchisme): nous sommes contre toute civilisation. À nos camarades de l’International Conspiracy for Revenge : Feu à la misère et à l’esclavage ! Jusqu’à l’effondrement de la civilisation, jusqu’à la liberté totale, jusqu’à la vie sauvage ! » (cité page 153 du livre de Marco Camenisch, Résignation est complicité, éditions entremonde 2013). Mais ces peuples qui parlent 6909 langues sont très menacés : 2574 langues risquent de disparaître, actuellement au rythme de 25 langues par an. Or, s’il est désormais commun de dénoncer l’extermination de la biodiversité, qui proteste contre la disparition de l’ethnodiversité ? 228 langues ont totalement disparu très récemment !
Le mot « anthropocène » a du succès parce qu’il sonne bien. On espérait s’en servir d’alarme dans l’espoir de réveiller les « modernes », endormis dans la société de consommation, perfidement dorlotés par l’industrie publicitaire et les balivernes de la Start-up Nation. Il nous faut donc trouver un mot tout aussi choquant, en vue de stimuler une prise de conscience.
Pour nommer le quatrième étage de l’Holocène, qui succèderait aux 4250 années de l’actuel Méghalayen, je propose l’Exterminacien, afin d’insister sur la Sixième Extinction de masse des Espèces — du jamais vu depuis la Cinquième Extinction il y a 66 millions d’années, et la Quatrième il y a 200 millions d’années, entre le Trias et le Jurassique !
Pour le climatologue James Hansen, en brûlant à peine le tiers des réserves prouvées de gaz, pétrole et charbon au rythme actuel, en moins d’un siècle, on augmenterait d’ici 2100 la température moyenne de la planète de plus 16 degrés, ce qui signifie plus 30 degrés aux deux pôles et plus 20 degrés sur les continents.
À la vitesse à laquelle ce phénomène se produira, aucun vertébré ne pourra survivre. À la fin, il ne restera plus que des micro-organismes unicellulaires. Retour à l’ère du Précambrien, il y a près de 550 millions d’années ! Quel désastre ! Toute l’évolution de la vie à recommencer ! Presque repartir à zéro ! Et tout cela parce que certains hommes ont cru qu’on « n’arrête pas le progrès », qu’il serait signe d’intelligence de toujours accélérer et de toujours innover ! Malgré les multiples alertes des sages de l’Antiquité, des philosophes taoïstes — qui critiquaient la civilisation, la technologie, et célébraient la juste mesure, la simplicité, le naturel —, malgré les Anciens Grecs dénonçant la folie des grandeurs, l’hubris, comme le danger suprême, les choses semblent avoir largement explosé aux alentours de 1705 avec l’apologie des vices, de la cupidité, de l’avarice dans la Fable des Abeilles de Bernard de Mandeville. Cette stupéfiante immoralité sera applaudie par Adam Smith en 1776 dans son Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations. Le moteur de l’Histoire, ce qui permet le progrès, c’est le vice, l’appât du gain, l’égoïsme, la méchanceté. Donc le contraire de la gentillesse, de la mansuétude, de la charité chrétienne faite de retenue et d’amour du prochain. Intelligence de flatter les bas instincts ?! Intelligence que de laisser les riches s’enrichir toujours plus ?! Et tant pis pour les terribles dégâts écologiques engendrés par le productivisme effréné !
De Pékin à Berlin en passant par Sydney et Washington, c’est contre le Puissancisme qu’il faut s’insurger, et cela va bien plus loin que la classique critique du seul capitalisme.
S’insurger au plus vite pour jeter à terre cet étage de l’Exterminacien en train de détruire tous les équilibres bio-géo-chimiques de notre fragile biosphère.
Heureusement que le terme « Anthropocène » est mort : en accusant de tous les maux « l’homme » (anthropos) il était lui-même une manifestation du problème qu’il prétendait dénoncer. Toutes les phrases où l’on peut lire : « l’homme ceci, l’homme cela », « l’homme, force géologique », relèvent de cette erreur de diagnostic et ne nous aident pas à trouver le bon remède.
Ce n’est qu’un certain mode de vie qui est en cause, celui qu’en 1855 Baudelaire pointera sous le nom d’« américanisation ». Il ne faut donc pas accuser « l’homme » en général. Cette accusation menant au terme « anthropocène » ne peut être proférée que par des racistes, qui méprisent les peuples peu ou pas convertis par les « races supérieures » lors de la colonisation et qui vivent toujours de façon compatible avec l’épanouissement de toutes les autres espèces vivantes grâce à un mode de vie simple, peu prédateur. Ce mépris relève d’un orgueil anthropocentrique : croire que « tous les hommes » vivent comme je vis, moi l’Occidental, ou moi le fils de « l’Empire du Milieu » dont le destin, selon Xi Jinping, est de reprendre la première place au royaume des Puissances du monde.
Tant que persistera ce racisme, nous serons incapables de trouver le remède : nous mettre humblement à l’école des « sauvages » et admettre que la « civilisation » (Mirabeau, 1756) fut une erreur.
Thierry Sallantin
Juillet 2020
sources
André Berger and Marie-France Loutre : An exceptionally long interglacial ahead ? Science 2002 vol. 297
Marie-Antoinette Mélières, Chloé Maréchal : Climats, passé, présent, futur. ed. Belin 2015 (évoque l’Holocène de 50 000 ans de Berger et Loutre)
Clive Hamilton : Les apprentis sorciers du climat, Seuil 2013= parmi les adeptes de la géo-ingéniérie dénoncés : Paul Crutzen !
Boris Komarov : Le rouge et le vert : la destruction de la nature en URSS . Le Seuil 1981
Bertrand Binoche : Les équivoques de la civilisation. ed. Champ-Vallon 2005
Lucien Febvre : Civilisation : le mot et l’idée. 1930, accès avec internet depuis 2006
James Hansen : Climate sensitivity, sea level and atmospheric carbon dioxide, article 35 pages 2013 accès libre sur internet. Cité par Servigne et Stevens 2015 page 75 in « Comment tout peut s’effondrer »
Nicholas Evans : Ces mots qui meurent. La Découverte 2012 (p. 321=les Saa)
Alexander Federau : Pour une philosophie de l’Anthropocène. PUF 2017 = contient un historique de la notion d’anthropocène depuis 1780 (Buffon) et évoque la réflexion de Jacques Grinevald à ce sujet p. 191
Philippe Descola : Par-delà nature et culture. Gallimard 2005
Philippe Descola : La composition des mondes. 2014 et poche Flammarion 2017
Michel Magny : Aux racines de l’Anthropocène. Le Bord de l’eau 2019
Michel Magny : L’Anthropocène. Que-sais-je 2020
Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz : L’évènement anthropocène. Seuil 2013
Jean-Baptiste Fressoz, Fabien Locher : Les révoltes du ciel. Seuil 2020
Dictionnaire critique de l’anthropocène. CNRS 2020
Atlas de l’anthropocène. Presses de Sciencespo, 2019
Rémi Beau, Catherine Larrère : Penser l’Anthropocène. PressesSciencesPo 2018, avec p. 141–155 l’article anti anthropocène de l’ethnologue des aborigènes Barbara Glowczewski.
N. Wallenhorst : L’Anthropocène décodé pour les humains. le Pommier 2019
D.Bourg : Crise écologique, crise des valeurs. Labor et Fides 2010, avec pages 13 à 67 sur Lynn White Jr commenté par Jacques Grinevald
Lynn White Jr : Les racines historiques de notre crise écologique. PUF 2019
Sur les Amérindiens des Andes qui remettent en cause le « développement » :
Arturo Escobar : Sentir-penser avec la terre. Seuil 2018
Tristan Lefort-Martine : Des droits pour la nature ? L’Harmattan 2018
Miriam Lang, Dunia Mokrani : Au-delà du développement. Amsterdam 2014
Nicolas Pinet : Être comme eux ? Parangon 2013 : textes de Majid Rahnema, Ivan Illich, Gustavo Esteva…
Alberto Acosta : Le Buen Vivir. Utopia 2014
Arturo Escobar : L’invention du développement. in Pinet 2013 pages 5–16
Dimitri de Boissieu : Bolivie : l’illusion écologiste. Ecosociété 2019
Nicolas Pinet : Le piège de l’abondance. L’écologie populaire face au pillage de la nature en Amérique du Sud. (avec textes A. Acosta, E. Gudynas…) ed. de L’Atelier 2019
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