Le texte suivant est tiré du livre de Marc Perelman intitulé 2024 – Les Jeux olympiques n’ont pas eu lieu, paru en 2021 aux éditions du Détour.
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Le capitalisme du IIIe millénaire soumet le vivant à la concurrence généralisée d’une économie politique mondialisée, nationale et transnationale. L’exploitation pérenne, sinon éternelle, du milieu naturel (terre, air et mer) est le fait d’un capitalisme exterministe qui s’est établi sur la base de la compétition étendue et profonde que se livrent des entreprises qui naissent et meurent, selon un cycle de rotation plus ou moins rapide et permanent, et dans le cadre d’un État-nation toujours dominant. Intégrée à l’ensemble des institutions que les hommes se sont donné, et jusque dans l’école, la compétition assigne les individus de leur naissance à leur mort à une société dont la matrice politique est la lutte de tous contre tous, dans l’ensemble des lieux où surgit et se maintient la vie. Cette compétition incessante est à la fois le vecteur politique, le moteur social et l’énergie idéologique d’une économie unique et unifiée malgré une grande diversité politique (démocratie, monarchie, dictature, autocratie…).
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Le sport naît à la fin du XIXe siècle et se déploie en tant que projet politique et idéologique dans un cadre économicopolitique capitaliste structuré par la forme compétitive de l’organisation globale des rapports sociaux. Le sport produit et reproduit à son image les grandes catégories sociopolitiques que sont le corps, le temps et l’espace dans les formes réifiées – l’athlète, le chronomètre et le stade – d’un nouvel ordre spectaculaire (les écrans à perte de vue) du « troisième âge du capitalisme » (Ernest Mandel). L’essence de la compétition sportive s’apprécie selon plusieurs modalités qui s’articulent entre elles : elle est une lutte contre soi (son propre corps) et contre les autres (les concurrents, les adversaires…), dans une recherche permanente du « dépassement de soi » ; enfin, elle est une lutte contre la nature (un obstacle). Au cœur de la compétition sportive se crée une logique jamais assouvie de battre des records, une logique maligne qui engendre ce que Hegel appelle le « mauvais infini ».
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Le sport s’est, au fur et à mesure du temps historique, assimilé à une sorte de « seconde nature » de l’humanité, parvenant à naturaliser la compétition, la rendant atemporelle. Dans sa totalité, la société se produit et se reproduit par le biais d’une telle compétition universelle naturalisée dont le sport est à la fois l’un des principaux ressorts et son dessein sinon son destin. Le sport hic et nunc est celui de la seule compétition qui se déploie dans un espace circonscrit, simulant la nature (stades, piscines…) dans un temps découpé et sans cesse mesuré. Ce faisant, il s’oppose au jeu, à l’activité physique ou encore à l’exercice musculaire, qui ne procèdent que de la gratuité, de la spontanéité, de la liberté de mouvement et sans cadre préétabli. Le rapport du corps à la nature (ce « corps non organique de l’homme », Karl Marx) est libre lorsque celle-ci n’est pas bridée par un quelconque cadre ou appareil coercitif.
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En quelques dizaines d’années, le sport est devenu l’un des vecteurs les plus actifs et performants du développement économique du monde ; en l’occurrence, le capitalisme financier, avec son marché de marques (les logos), de sportifs (les transferts), d’équipements désormais numérisés (les stades), ses paris, étayé par une idéologie puissante et efficace (la santé, la jeunesse, l’éducation, la culture…). Le sport a conquis la totalité de la planète. Il a envahi la Terre (le ciel et la mer, compris) par la multiplication d’événements récurrents, assujettissant tous les hommes à un rythme permanent de compétitions qui se déploient du local au global, et vice versa. Tous les États (y compris ceux qui ne sont pas membres de l’Onu, à l’instar du Saint-Siège et de la Palestine) sont unis entre eux par le sport et cherchent à se différencier et à se concurrencer par le sport. À l’époque du glacis soviétique, la RDA avait construit son système politique et social sous le régime d’un mode de production étaticosportif. Chaque individu, dès sa naissance, était un sportif en puissance. Aujourd’hui, les sujets des États-nations se métamorphosent en virtuels adhérents relais de puissantes organisations supranationales (CIO, Fifa…), dont l’unique moteur est la compétition dans le cadre d’un spectacle sportif permanent (Jeux olympiques, Coupe du monde…). Sont ainsi convoquées, à l’échelle planétaire et dans le cadre non figé des États (il y a plus de nations dans la « famille olympique » qu’à l’Onu), toutes les compétitions de toutes les disciplines à toutes les échelles territoriales possibles et peut-être même au-delà — des prophètes envisagent des compétitions sur la Lune ! Les dirigeants de ces multinationales du sport et tous ceux qui en dépendent (entraîneurs, médecins, sportifs, avocats…) constituent une nouvelle classe sportive mondiale transnationale. À un sport mondialisé s’associe une classe monde sportive. Ce monde n’est pas une autre société qui serait l’utopie enfin réalisée d’un monde meilleur. Il constitue un projet de société, le souhait d’une dystopie qui, en développant le tourisme et les technologies de l’informatique et du numérique, façonne un nouvel ordre unifié du monde lui-même unifiant tourisme et nouvelles technologies. Le marché économique ouvert par la compétition sportive est infini qui, s’appuyant sur les États-nations, cherche à dépasser leurs frontières étroites. La compétition sportive et sa traîne idéologique ne cessent de se perpétuer « dans les siècles des siècles »…
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L’« e‑sport » est compatible avec la Charte olympique. Il pourrait résoudre les problèmes actuels liés au déficit des villes candidates aux JO, pour leur substituer des « e‑villes » pour des « e‑jeux ». Tout l’écosystème économique du secteur du sport est bouleversé par la révolution, ou plus exactement la contre-révolution numérique. Plateformes et réseaux inondent d’informations et d’images le monde entier qui lui sont retournées via le follower, soit un client à qui les Gafa (Google, Amazon, Facebook, Apple) proposent une « expérience émotionnelle » forte du sport dans le stade, afin de le fidéliser et recueillir le maximum de données (big data).
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Le temps et l’espace, tels que l’économie politique les structure et les déploie, s’organisent par et pour le déploiement du monde du sport. Le sport est l’institution qui a réussi la fusion entre l’espace et le temps de la modernité. L’espace physique est sans cesse reconfiguré par l’impact du sport et de ses équipements logiques. Celui-ci pulvérise la nature (il métamorphose les paysages) par l’implantation d’artefacts et la bétonisation intensive. Puis il s’infiltre dans tous les lieux possibles, enfin il surgit et se stabilise dans un lieu autonome à travers l’émergence, la cristallisation et la multiplication de la forme stade. Le temps de la vie qui s’écoule est non seulement soumis au sport, mais il prend aussi la forme du sport : l’humanité est évaluée sur ses capacités à franchir avec régularité des obstacles temporels et spatiaux. Si le sport est l’objet de calculs et de mesures permanents, il s’exerce sur les individus sous la forme d’une succession incessante de compétitions scandées par l’espoir entretenu de la chute ininterrompue des records : « Il faut, de toute nécessité, se mesurer avec quelqu’un ou avec quelque chose ; si vous n’avez pas de rival sur vos talons, ayez du moins, pour vous inciter, un record devant vos yeux. » (Pierre de Coubertin) L’espace comme le temps du monde sont dominés par la compétition sportive qui s’intègre désormais à tous les écrans de réception mis à la disposition de masses adhérentes et presque adhésives. Le sport est le mouvement permanent sur lequel roule la société en tant qu’ultime projet d’une société sans projet.
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Mieux que le reflet le plus visible du système d’organisation capitaliste avec ses événements mondiaux, régionaux et locaux (Jeux olympiques, Coupes du monde, d’Europe, des nations…), le sport est devenu en quelques années son projet le plus abouti en termes d’accumulation d’équipements (stade, piscine, salle polyvalente…), d’augmentation continue de ses adhérents (licenciés), et surtout dans sa capacité à capter au même moment l’attention de milliards d’individus dans des spectacles télévisuels abolissant le temps du cycle de la nature. Le sport de compétition, en particulier le football, ne connaît pour seule saison que celle de son marché ; il est l’unique saison d’un nouveau temps. Au temps cyclique des saisons, au rythme du jour et de la nuit, s’est substitué le temps artificiel du sport. On se souviendra de ce Bureau des modifications météorologiques censé assurer des journées sans pluie sur Pékin, durant les JO de 2008 : des canons antiaériens utilisaient des cartouches chimiques pour balayer les nuages…
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L’essor du tourisme, première industrie du monde, est l’autre et dernier grand phénomène social de masse en prise avec les compétitions sportives. Les événements sportifs mondiaux drainent et fixent des millions de touristes, consommateurs de produits nuisibles (Coca-Cola), de dispositifs de captation (de la vision et de l’argent) liés aux nouvelles technologies de l’informatique de masse (Alibaba) et de la territorialisation financière (Airbnb). Les vagues de touristes déferlant dans les villes ligotées aux événements sportifs sont compactes et denses ; elles se multiplient et se succèdent à un rythme soutenu. L’afflux de touristes occupés à consommer du sport et ses produits dérivés ressort d’une nouvelle phase d’expansion marchande de la sphère de l’économie sportive. Les stades sont vite transformés en des lieux d’aimantation et de concentration du tourisme de masse. Ils sont « un nouvel actif, constate Larry Brown, un des sept élus qui dirigent le comté de Las Vegas, sur [le] marché du divertissement. Les casinos ne suffisent plus : les gens ne veulent plus venir à Las Vegas juste pour s’asseoir derrière une table de jeux, il faut leur offrir tout un portefeuille d’activités. » Lieu d’accueil de néotouristes, les stades participent de l’abstraction généralisée des lieux en tant que lieux d’abstraction d’un temps comprimé par le spectacle sportif, imprégné de performances et de records. « Ennemi de l’aventure, de l’imprévu, du désordre », le touriste trouve dans la compétition sportive le « calcul, la prévision, le management, la croissance » (Rodolphe Christin). Tout comme le sport, le tourisme n’a jamais fait progresser la paix dans le monde et pas davantage entre les peuples. En revanche, le tourisme sportif perturbe la vie des habitants qui le supportent de moins en moins, et les oblige à fuir leurs propres villes. Il aggrave la pollution par les déplacements en avion. La véritable « immigration sauvage » ou le « grand remplacement » se repère dans le néo-nomadisme du tourisme sportif et la pénétration au cœur de tous les logements du sport quotidien, quand le stade importe davantage que les lieux associés au temps de la découverte suscitée par le voyage et quand le logement devient un stade miniature.
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Le sport de compétition ne correspond déjà plus à un événement placé sous les seuls projecteurs des multiples médias (presse, radio, télévision, Internet). La médiatisation du sport se fait par le sport ; le sport est comme un média, le plus puissant média du monde, un ultramédia confirmant la thèse de Marshall McLuhan — à savoir que « le vrai message, c’est le médium lui-même ». Les manifestations sportives déversent sans interruption des flots de résultats, de statistiques et d’anecdotes qui saturent l’espace comme le temps. « Le sport ne s’arrête jamais » afin qu’on « oublie la politique », comme l’énonce la chaîne de télévision qatari BeIN sport. Le sport engendre un système d’information unique : l’important n’est pas ce que la presse, la radio ou la télévision disent du sport ; le message du sport, c’est le sport. L’idéologie sportive se diffuse par son propre canal, sans rencontrer la moindre résistance. Le sport, qui se trouve consacré par le spectacle du stade élevé au stade du spectacle, s’est hissé au niveau du plus grand système médiatique jamais inventé. Il a franchi le seuil d’un dispositif visualo-acoustique majeur pour atteindre un appareil complexe qui a pris la forme de l’espace public. La passion pour le sport se transforme en passion de l’image du sport, en « iconomanie » (Günther Anders) sportive. Et cette couverture sportivomédiatique est universelle, sécrétant un lien continu et invisible entre la technologie audiovisuelle planétaire et de masse et les grands événements sportifs auxquels elle est appareillée. Surgit et se déploie un système audiovisuel sportif planétaire qui plonge ses racines dans les États-nations pour apparaître et se développer en tant que superstructure mondiale unifiée.
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La compétition sportive n’est pas qu’une succession régulière d’épreuves ou de matchs dont le record ou la victoire est le but ultime. Elle est un spectacle au sens qu’elle instaure un rapport nouveau entre le corps et la vision. La compétition engage une forme de vision : elle fabrique une vision structurée comme une feuille de calcul ; elle initie la fonction calculante liée au temps et à l’espace, divisés en segments infinis et abstraits. À la froideur du sport de compétition sous l’emprise du calcul permanent s’associe le corps transformé en une équation d’un mouvement en proie au temps et à l’espace dénaturalisés, standardisés, chosifiés. Le stade en constitue la cristallisation visuelle.
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Le stade est bien plus qu’un moyen et davantage qu’un instrument dédié au sport. Il est l’édifice d’une intense élaboration technologique qui en fait la matrice exemplaire d’une concentration audiovisuelle unique, d’un tropisme spectaculaire inégalé. Le sport de compétition et sa logique interne de confrontation, en vue du record ou de la victoire, orientent toute l’organisation des stades jusqu’à leur technologie liée à l’informatisation du lieu et de ses abords.
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Le stade est le lieu technologique de l’excès d’un spectacle qui ne se rassasie plus de la seule vision du sport, mais de son accès sans cesse augmenté et de sa vision sans cesse améliorée. Le stade n’est plus le lieu du seul spectacle sportif, il est le spectacle d’un lieu, mettant en œuvre sportifs et spectateurs dans le cadre d’une compétition généralisée. La technologie audiovisuelle du stade, ce technostade, est omniprésente et remet en cause tout jugement sur ce que l’on voit ; elle s’affirme comme la négation de tout jugement, et même de toute possibilité de jugement. Dans ce lieu interdit au regard interrogateur, investigateur et scrutateur, mais ouvert à une technologie de la vision orientée et captée par un dispositif d’écrans d’échelles variées et par la mise en œuvre d’applications infinies, se met en place une nouvelle vision du monde : une vision totale ou une hypervision sur un monde fermé, clos sur lui-même. La fusion entre voir et être vu, la fausse intimité (le stade comme maison, le spectateur comme téléspectateur, l’écran comme miroir) engendrée par une visibilité prégnante et obsédante, ainsi que la démesure (hybris) du stade transforment les spectateurs en vecteurs actifs de leur propre aliénation. Le stade surgit tel le creuset ou le microcosme, à la fois hypermoderne et archaïque d’un « totalitarisme technocratique » (Günther Anders) généralisé, centrifuge (tous les regards dans la même direction) et centripète (l’irradiation de la compétition). Le stade représente l’apothéose du projet technologique dans un monde sans projet. La technologie du stade associée aux techniques corporelles sportives se sont substituées à la jouissance directe de la nature, gratuite, et du corps, libre de toute entrave. Le stade est une nouvelle machine visuelle intégrée à un dispositif de réseaux fiables, de capteurs, de serveurs et de systèmes informatiques traitant les flux de données, de Smartphones, de géolocalisations et de protocoles multiples de « réalité augmentée », le smart stadium. Le stade se métamorphose en un écran aux bords sans limite. À cela s’ajoute l’abolition de la langue ; ne plus se parler, en finir avec la conversation et le dialogue, tchatcher par écran interposé via les réseaux.
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Dopage, violence, racisme… sont constitutifs du sport et ne sont pas des dérapages, des excès, des déviations, ses marges, ni les preuves visibles ou tangibles qui feraient la démonstration évidente du caractère néfaste du sport. Le dopage pas plus que la violence ou le racisme ne gangrènent le sport, ni ne le pervertissent. Ils l’organisent, l’ordonnent, l’harmonisent avec l’ensemble d’une société qui les a définitivement adoptés. Dans cette logique, loin d’être méprisés, les sportifs convaincus de dopage sont de nouvelles vedettes, au statut particulier. Ceux qui meurent si jeunes, victimes du dopage, sont désormais des héros ; mieux encore, les martyrs d’une cause juste : le sport. Comme mourir à la guerre exonérait de tout jugement sur la guerre elle-même, mourir en sportif glorifie à tout jamais celui qui se sacrifie sans remettre en cause le sport. Le dopage, la violence ou encore le racisme (antisémitisme inclus) sont consubstantiels au sport. Ils ne l’altèrent pas ; ils n’en sont pas des excroissances monstrueuses ; ils sont la vérité du sport.
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Le sport destiné et adapté aux handicapés fait du handicap l’objet d’une nouvelle compétition et un atout. Le handisport est le développement banalisé, accepté et même revendiqué du sport de compétition. Il redouble la forme valide du sport de compétition. Loin de réunir valides et handicapés, la compétition les maintient dans leur différence tout en exacerbant une identité « déficiente » (malentendant, aveugle, défaillant intellectuel, etc.). Au cœur du sport, la vraie séparation entre les valides et les handicapés est maintenue et exacerbée par la fausse similitude de leurs compétitions respectives. La compétition entre les handicapés reproduit la compétition entre les valides, ajoutant une série de critères propres à la reconnaissance et à la permanence du handicap.
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Le sexe est partout dans le sport : chez les athlètes, aux abords des lieux de compétition dans de vastes bordels, au cœur du village olympique. Il est devenu un élément à part entière de la compétition sportive : une pratique en vue d’une meilleure performance. Le sport n’empêche pas la sexualité ; il la revendique, il l’exacerbe à la faveur d’un érotisme lacé à la performance. L’érotisme sportif est associé à la violence de l’effort, au défoulement des énergies, à une libido orientée par la brutalité des gestes, la bestialité des chocs et les commotions entre les corps. La sexualité est intégrée en tant que composante de la compétition sportive, jusqu’à être revendiquée comme séparation naturelle entre les sexes ou les orientations sexuelles (les Gay Games). L’athlète est l’objet sexuel par excellence, dont la visualisation intensive du corps est teintée d’érotisme : quasi-nudité exhibée, tension des membres, contacts rapprochés, parfois intimes, avec les autres corps… La compétition sportive elle-même se structure sur la base du refoulement de la sexualité libre vers une sexualité bridée, orientée et canalisée ; la pulsion sexuelle est verrouillée vers la compétition. La sexualité est ramenée au « stade prégénital » (Sigmund Freud). Quant à la compétition sportive, elle participe d’une « désexualisation du corps » (Herbert Marcuse). On assiste dans le sport de compétition non seulement à une « désexualisation de la sexualité » et à une « homosexualisation inconsciente » (Theodor W. Adorno) mais aussi et surtout à l’émergence d’une « homosexualisation du sexe » (Reimut Reiche). La sexualité s’oriente vers une homosexualité refoulée : car le sport de compétition favorise l’homosexualité sans la libérer. L’homosexualité est considérée comme une féminisation ou une masculinisation, et donc une faiblesse. Un érotisme narcissique et falsifié nimbe la compétition ; un érotisme phagocyté par la compétition. Au principe de plaisir associé au jeu spontané, libre et gratuit entre les individus délivrés de l’angoisse de la compétition, un jeu satisfaisant en lui-même, se substitue un érotisme né de la compétition sportive coloré par le travail, imprégné de souffrance et de masochisme.
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Aux Jeux olympiques, seuls 5 % des épreuves sont mixtes. Le sport ne réunit les deux sexes dans une même compétition que de manière marginale. Opposés au mélange des sexes, les organisateurs des événements sportifs (JO, coupes du monde, etc.) et leurs compétitions génèrent une essentialisation de la différence des sexes. Le sport de compétition organise et maintient la séparation des sexes en tant que sexes naturellement séparés. Selon le genre, on ne court pas dans le même couloir, on ne nage pas dans la même ligne d’eau. L’émancipation du sexe féminin serait pourtant de s’identifier au sexe masculin au moyen de la compétition. Présentée comme émancipatrice (le « deuxième sexe » rejoindrait enfin les performances du sexe masculin), la compétition sportive soutient au contraire l’immuabilité de la différence des sexes sur la base d’une inégalité des sexes supposée naturelle. La défaite du sexe féminin a été entérinée par la victoire de la compétition sportive féminine. La compétition est la justification permanente de la supériorité du monde des hommes sur celui des femmes. Et la féminisation du sport correspond à la fausse orientation politique de l’émancipation des femmes. Dans la compétition, les femmes sportives ont succombé à une pseudo-revendication de ralliement à la « virilité masculine ». À travers la compétition, elles ont cherché à combler une différence de nature anatomique : la force physique. Toutes les compétitions directes entre les hommes et les femmes se font au détriment de ces dernières : battues physiquement. La compétition sportive des femmes, sa médiatisation immodérée, substitue une fausse égalité des sexes à une vraie différence phylogénique.
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La critique du sport n’est pas plus excessive qu’outrancière voire radicale. Seul le sport est démesure (« La tendance du sport est vers l’excès », Coubertin) et radical, au sens qu’il saisit l’homme lui-même ; son corps qu’il transforme en un engin balistique ou en une machine à lancer des objets. L’étude sociologique du sport est née, il y a un siècle, grâce à Heinz Risse, auteur allemand de l’ouvrage intitulé Sociologie du sport publié en 1921. Il soutient dans ce livre discrètement critique que « le sport peut englober l’ensemble de la culture corporelle d’un peuple […] ; le sport, en tant qu’idéologie, doit être dérivé d’une structure sociale extérieure (par exemple, le système industriel) ». L’auteur pointe les éléments du « côté absolument rationnel qui est le propre de notre sport actuel : l’évaluation de la performance, l’entraînement régulier, la recherche du record […] ». Cette analyse sociologique du sport a été reprise et radicalisée au mitan du XXe siècle dans les revues Partisans (1961–1972), Le Chrono enrayé (1970–1998) et Quel corps ? (1975–1997). Elle s’est vite étendue à une critique de la société dans sa totalité. Le sport de compétition est analysé comme l’un des principaux rouages du mode de production capitaliste dont il reproduit la chaîne à travers la concaténation suivante : compétition — rendement — mesure — record. Dans son ouvrage intitulé Sociologie politique du sport (1977), l’universitaire Jean-Marie Brohm a développé la critique du sport en dévoilant l’homologie structurelle qui existe entre le système industriel capitaliste et l’organisation du sport de compétition. Il a également dévoilé l’aliénation collective et individuelle à laquelle le sport contribue : le devenir étranger aux autres et à soi-même, la perte d’esprit. Il a mis en lumière la fonction sociopolitique de la logique de la compétition sportive en tant que lieu d’incubation majeure du racisme, du nationalisme, de la violence et du dopage.
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La mise en retrait, sinon la retraite effective, pratique et théorique, de la critique du sport, le décrochement de sa praxis originelle, sont tout d’abord dus au poids écrasant et en apparence irrésistible du sport de compétition. Elle est la conséquence : — de la puissante massification sportive liée au développement du secteur « sport » (un marché, des équipements) dans le cadre de la globalisation/mondialisation des sociétés, elle-même redoublée par le spectacle télévisuel permanent et le tourisme de masse ; — de l’intégration du sport dans la vie quotidienne et surtout en tant que vie quotidienne ; — du tumulte contagieux des supporters dans le stade se métamorphosant en aficionados, puis en hooligans, qui se prolonge jusqu’aux téléspectateurs et à l’ensemble des individus en proie au chauvinisme et au nationalisme sportifs ; — de l’intégration réussie des anciens tabous, et, en particulier, celui du dopage perçu comme « inévitable » et désormais revendiqué comme nécessaire à la bonne qualité du spectacle du sport. L’exténuation sinon l’extinction de la critique du sport est de façon concomitante l’ultime résultat de l’effacement de la subjectivité du sujet politique pour une attitude positive ou contemplative à l’égard de la réalité sportive.
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La critique du sport qui se prétend aujourd’hui encore « radicale » se présente un peu pompeuse et toujours plus arrogante. Elle ressasse ce qu’elle avait su critiquer à une époque éclairée — une époque révolue. Elle persévère dans des analyses périmées et entretient sa rente critique grâce à une façon de stabulation intellectuelle ; elle rumine dans son enclos, loin du monde. À bout de souffle, épuisée, cette critique asséchée n’est plus le ferment de la contestation du sport, et encore moins le creuset d’une lutte toujours possible. Elle remâche son lamento antisportif et condamne avec opiniâtreté et véhémence le dopage et la violence, ou encore le racisme. Elle se complaît dans une attitude satisfaite d’elle-même, enchantée de son isolement, fascinée par son esseulement. Theodor W. Adorno soutenait qu’« aucune théorie, pas même la vraie, n’est à l’abri de la perversion qui la change en délire, dès qu’elle a perdu le rapport spontané avec l’objet ». Incapable de s’opposer au réel, la critique du sport est enlisée dans son délire qui sera son tombeau.
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La critique du sport doit à l’avenir, et pour son avenir, approfondir la question du dopage, de la violence et du racisme en tant que composantes du sport. Ces faits sociaux appartiennent au sport lui-même et ils sont le socle du sport spectacle en tant que ses éléments fondateurs. La critique du sport doit envisager que le sport est immédiatement le dopage, immédiatement la violence. Et que le sport, ce sont immédiatement le racisme, la xénophobie et aussi l’homophobie. Le sport est permis par le dopage, ainsi que par le racisme et par la violence. Il se consolide sans cesse par ses mauvais côtés, ses dérives, ses excès. Il « progresse » grâce à ce qui lui est a priori extérieur sinon étranger. Le sport n’est pas un phénomène de société parmi d’autres, plus ou moins détaché ou même très éloigné d’un contexte général ; il est le lien entre tous les phénomènes les plus détestables de la société, parmi lesquels la violence (« canalisée »), le racisme (exhibé et « combattu »), le dopage (la lutte contre –) et l’argent (« partout »).
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La critique du sport (comme toute critique) n’a pas de côté positif. Sa seule « positivité » tient à sa négativité permanente et déterminée du sport tel qu’il est, et ce jusqu’à nier sa propre négation déterminée (la critique) en disparaissant au bon moment pour réapparaître au moment opportun. Contrairement à ce que certains voudraient croire, il ne peut exister de projet de la critique du sport au sens d’une entreprise critique durable, planifiée dans le temps. L’idée même d’un projet de la critique du sport constitue un non-sens absolu. La critique du sport n’a pas de projet et elle n’est pas un projet puisque son seul objectif est la disparition de son objet : le sport.
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